Jeremie Brugidou : Ici, la Béringie

Jeremie Brugidou © Jean-Philippe Cazier

Le premier roman de Jeremie Brugidou est un roman d’aventure et une forme de dystopie, une réflexion anthropologique et politique autant qu’une œuvre qui tend vers la SF, un livre de rêves comme une enquête où la science et l’imaginaire vont ensemble. Le livre articule toutes ces dimensions pour dire et imaginer le monde – notre monde, ce qu’il est et ce qu’il pourrait être.

Le lieu central du roman est la Béringie, lieu réel, hypothétique, imaginaire. Ce lieu, correspondant à l’actuel détroit de Béring, n’était pas, il y a plusieurs milliers d’années, recouvert par les eaux : il correspondait à un possible passage et lieu de vie terrestres situé entre la Sibérie orientale et l’Alaska.

Si la Béringie est le lieu récurrent du roman, celui qui réunit les divers personnages, les diverses lignes fictionnelles et temporalités qui composent celui-ci, il est aussi ce qui en concentre les axes thématiques : objet pour la science autant que l’imaginaire, lieu d’une catastrophe (la montée des eaux, le réchauffement climatique) ancienne qui fait écho à la catastrophe écologique et humaine dans laquelle nous sommes pris, il est aussi une zone relationnelle entre deux continents, un pont entre plusieurs événements anthropologiques, scientifiques, historiques (et donc, entre la science, l’anthropologie, l’Histoire…)

Ces caractéristiques de la Béringie concentrent donc les thèmes généraux du roman : la science, l’imaginaire, l’écologie, une logique des relations – science, imaginaire et écologie qui sont dans le roman également pensées à partir de leurs relations effectives ou possibles, le thème central du livre étant précisément une logique des relations, de l’interrelation, de l’interdépendance, de la coexistence que l’auteur, à un premier niveau, oppose à une logique non pas de la différence mais de la séparation et de… l’opposition.

Ici, la Béringie s’articule, de manière paradoxale, autour d’une opposition générale entre deux types de rapport au monde : l’un, fondé sur le point de vue qui présuppose et favorise les divisions binaires et hermétiques, l’autre qui relève d’une logique du continuum, du lien, de la relation.

Cette opposition est variée selon des formes diverses à travers l’ensemble du livre. Celui-ci juxtapose trois moments historiques, trois époques : la première correspond à celle où la Béringie était une zone de passage et un lieu de vie et s’articule autour du personnage de Sélhézé ; la deuxième, plus proche d’aujourd’hui puisque se situant aux alentours de la guerre froide, expose le parcours et les pensées d’un scientifique et explorateur, Hushkins, pour lequel la Béringie est une idée fixe, obsessionnelle, qui mobilise sa raison, son imagination, sa mémoire, son corps, créant des relations intenses entre ces facultés et sa capacité à parcourir des terres autant matérielles qu’imaginaires ; la troisième époque, future, convoque le personnage de Jeanne, archéologue, happée elle aussi par une Béringie matérielle et imaginaire qui l’entraine dans des parcours où le monde bascule.

Cette division selon trois époques permet de construire des distinctions concernant le rapport au monde qui diffère selon les personnages : d’un côté, Sélhézé, de l’autre, Hushkins et Jeanne. Ces deux derniers personnages mobilisent des contenus mentaux inconnus de la première puisque ce sont des scientifiques qui, de plus, vivent à des époques où le rapport au monde est médiatisé par la rationalité scientifique et technique, par l’idée que le monde est un ensemble de matières exploitables en vue du profit et du plaisir : les vivants, les cultures, les singularités historiques deviennent un ensemble d’objets, des matières soumises à notre désir, à notre volonté, à nos intérêts économiques, psychiques, politiques. Le rapport à l’animal comme objet est impliqué par ce point de vue autant que la colonisation ou encore un certain type de manipulation du vivant.

Ces traits historiques ne se retrouvent pas nécessairement chez Hushkins ou Jeanne mais déterminent les contextes dans lesquels ils vivent et donc aussi, en un sens, leur façon de se rapporter au monde. Prédominent chez eux des schémas mentaux et intellectuels issus de la rationalité scientifique : la nature, le vivant, le monde sont à classer, analyser, dater, différencier, comprendre en fonction de relations causales, manipuler techniquement, ordonner selon des principes de la logique scientifique, etc. L’herbier – qui est une forme de livre – dont il est question dans le roman illustre ces principes.

D’un autre côté, le personnage de Sélhézé est caractérisé par un rapport au monde et des structures mentales radicalement différents : pour elle, le monde est perçu, compris, « agi » comme un continuum entre les règnes, entre les choses, entre les êtres. Loin des distinctions, ruptures franches, hiérarchies actuelles, le monde selon Sélhézé est défini par des séries de relations et par des relations générales qui en font moins un grand tout qu’une multiplicité relationnelle. Sa manière d’être, d’exister, d’agir, de penser et de se penser ne peut, dans ce cas, qu’être profondément singulière par rapport aux subjectivités, aux modes d’action et aux représentations mentales de Hushkins et Jeanne, et encore plus par rapport au technicisme et à l’extractivisme contemporains.

Jeremie Brugidou accentue cette grande opposition entre ces personnages et les mondes qu’ils impliquent par l’usage d’une langue plus lyrique, plus « poétique » dans les chapitres où il est question de Sélhézé, une langue qui se confond avec le rêve, avec des visions, avec des relations sémantiques singulières : « nos » frontières s’abolissent, « notre » monde bascule dans un univers matériel et mental inconnu avec lequel le livre nous met en rapport, comme l’irruption, dans le livre, d’un autre monde avec lequel nous entrons en relation…

De fait, c’est l’ensemble d’Ici, la Béringie qui travaille à défaire les grandes oppositions qui, à un certain niveau, structurent le livre. Pour Jeremie Brugidou, il ne s’agit pas d’en rester à ce niveau mais de le fissurer, de le trouer, d’y faire advenir ce qui le nie. Du début à la fin du roman, ce qui est inclus par la logique de l’opposition binaire et hiérarchisante, par la logique de la séparation, est régulièrement traversé par ce qui le questionne, le problématise, le ruine.

De manière générale, cette logique de l’opposition, de la négation des liens, est l’objet d’une perspective critique puisqu’elle entraine, dans le rapport au monde, aux vivants humains et non humains, aux choses et aux discours, des phénomènes de conflits violents, de destruction : destruction de la nature, de la planète, des populations, des cultures, des milliers ou milliards de manières d’être, de vivre et de penser qui peuplent notre monde et le constituent en tant que monde. Ainsi, le capitalisme, le colonialisme, l’extractivisme, l’objectification de l’animal, la marchandisation du monde, l’appropriation des êtres, etc., présupposent l’opposition et la hiérarchisation et en réalisent les conséquences mortelles (« Le rhinocéros n’avait même pas encore de corne, ce sont ses quatre pattes qui ont été prises. Taxidermisées, elles servent de poubelle ou de porte-parapluie »).

Parallèlement à ce point de vue critique général, Jeremie Brugidou met en place tout un ensemble de liens, de correspondances, d’échos entre les époques, entre les personnages, entre les actions, entre les règnes, entre les états mentaux et corporels, entre les dimensions du psychisme ou ceux du corps – liens et résonances, relations et correspondances qui brouillent les distinctions, les dichotomies et binarismes, mettant au contraire en avant des relations parfois ténues, parfois globales qui tissent un autre monde que celui que nous avions initialement perçu. Celui-ci devient multiple, rhizomatique, sédimentaire et stratifié : logique des relations, de la percolation, de l’emboîtement, du continuum, du feuilletage, de l’implication (plutôt Deleuze ou Serres que Descartes…).

De fait, la logique scientifique est profondément habitée par le désir de relations. Hushkins et Jeanne sont, à leur manière, des penseurs de la relation – qui est aussi leur obsession – et font en eux-mêmes, dans leur tête et dans leur corps, l’expérience de relations inédites. De même, des concepts scientifiques nouveaux sont évoqués qui incluent une redéfinition des choses, des êtres, des modes d’existence, des états, de nouvelles façons de les penser et de les comprendre à partir d’une logique relationnelle. Et c’est l’ensemble du roman qui évolue, jusqu’aux dernières pages, vers l’émergence de plus en plus manifeste, de plus en plus souveraine, d’un monde dont la logique est radicalement relationnelle : tout explose, implose, se fracture et se déchire lorsque s’impose le règne d’un univers fragmenté en mille relations révolutionnaires.

Dans Ici, la Béringie, Jeremie Brugidou imagine un carnet ayant appartenu à Hushkins, carnet récupéré longtemps après par Jeanne, et qui peut être compris à la fois comme une image de cet univers qui s’imposera à la fin du roman autant que comme le paradigme du livre, de ce que peut le livre. Ce carnet, montrant des écritures plurielles, plus ou moins lisibles, plus ou moins effacées, est constitué de mots autant que de choses ou d’êtres, des fleurs, du sel, des pages trouées par les tiges, des dessins ou images – carnet sédimentaire, habité par le temps et les règnes, par du sens et du non sens, caractérisé par sa possibilité et son impossibilité (il peut être lu autant qu’il ne peut pas l’être). Ce carnet serait ce que peut le livre, ce que l’écriture peut être, non pas uniquement sa possibilité mais sa puissance. Que peut l’écriture, que peut un livre ? Ici, dans le roman, une réponse est explorée : le livre peut être une multiplicité, un lieu pour des relations inédites et singulières qui disent et sont le monde selon la logique des relations.

Ici, la Béringie est traversé par le thème de l’écriture et du livre : carnets, herbiers, récits (y compris des paroles d’animaux), transcription de rêves, mythes, graphie, livres annotés, palimpsestes, cartes, relevés scientifiques, signes et traces qui permettent de « lire » la terre, le sol, les vivants, etc. (« L’archéologie des crêtes de plage révèle une esquisse vivante du mouvement des bancs de sable. Elles dessinent les mouvements de la mer comme de la terre et forment une archive à ciel ouvert (…) »)

Différents types d’écriture – y compris, donc, une écriture sans langage écrit : traces et signes dont le rapport à l’écriture serait peut-être à penser à partir de Derrida –, différents échos du livre et de l’écriture existent dans le roman et sont mis en rapport avec différentes façons de penser le monde, d’y vivre, d’y exister, d’y agir, façons que l’auteur, là encore, travaille à présenter de manière complexe à partir de la question de la relation.

Et sans doute que le carnet passant de main en main ou encore l’écriture développée dans les chapitres consacrés à Sélhézé sont-ils à lire comme des variations de cette puissance du livre et de l’écriture : non pas dire le monde comme un objet qui serait extérieur mais faire exister les relations multiples du monde, ouvrir le livre et l’écriture à cette multiplicité, aux réseaux et mouvements incessants qui sont le monde et dont le livre et l’écriture font désormais partie – livre et monde qui, en tant qu’ils sont des relations multiples et mobiles, rhizhomatiques, sont sans cesse à créer et à recréer.

Jeremie Brugidou, Ici, la Béringie, éditions de l’Ogre, 208 p., 19 € — Lire ici l’entretien de Jean-Philippe Cazier avec l’auteur.