Alexis Weinberg : « il y a quelque chose de la phrase durassienne qui m’a durablement impressionné » (Le Détour)

Alexis Weinberg vient de publier Le Détour aux éditions Gallimard, un premier roman qui vibre d’une voix véritablement nouvelle. On peut le lire comme le voyage initiatique d’un homme qui part à la recherche d’une réponse à donner à la lettre que sa compagne lui a adressée. Mais les détours sont nombreux et Diacritik est parti à leur découverte pour les évoquer avec leur auteur le temps d’un grand entretien.

Tu écris un récit d’allure blanchotienne : silences, glissements narratifs et temporels, écriture fragmentaire, maladie… Tu es spécialiste de Pingaud – tu viens de publier ta thèse de doctorat sur son œuvre – et cela se ressent aussi ; on devine également Proust derrière la première phrase qui détourne l’incipit de La Recherche et tu as une délicatesse infinie dans la transposition des sentiments comme lui. Pourtant ton style s’impose et ton esthétique me semble déjà bien nette.  J’aimerais d’abord savoir si tu veux te situer par rapport à ces auteurs et puis connaître quelle est la genèse de ce premier roman.

J’ai commencé à réfléchir au Détour il y a six ans, la rédaction s’est étalée sur deux ou trois années jusqu’en 2018, au milieu d’autres activités. C’est bien un roman dont je revendique la part de pure fiction, qui ne s’inspire pas moins d’une expérience professionnelle de quelques années comme chargé d’études, où j’ai conduit de nombreux entretiens dits semi-directifs à l’occasion desquels, comme le narrateur, je me suis rendu chez des inconnus ; nous nous entretenions alors de choses tantôt très futiles, tantôt plus graves, comme l’assurance obsèques qu’évoque le roman. L’étude de l’œuvre de Bernard Pingaud s’est inscrite dans un travail de thèse portant sur la question du temps de l’écriture, une question qui me tient à cœur, qu’on peut entendre de plusieurs manières : comme l’inscription de l’écriture dans le temps long de la vie, comme la temporalité plus resserrée de la scription, ou encore comme le temps narratif, poétique interne au texte ; l’œuvre de Pingaud témoigne de cette préoccupation temporelle. Plus précisément, je me suis intéressé à ce paradoxe tel qu’il figure au cœur du corpus des avant-gardes théoriques et littéraires des années 1960, qu’on peut énoncer ainsi : il y aurait une certaine « tache aveugle » de l’écriture qui serait la condition tout à la fois de possibilité et d’impossibilité du sens. Cette expression de « tache aveugle » est un vrai nœud intertextuel, à cette époque, entre Bataille, le structuralisme, la psychanalyse, le Nouveau roman, et j’en passe… On écrit vraiment sur la ligne de crête, il me semble, en lutte avec une opacité à soi, qui est pour autant nécessaire, dont on ne peut pas se passer. En tout cas, c’est mon expérience subjective de l’écriture… La question du temps, évidemment, nous mène à Proust. Je l’ai lu à vingt ans, puis je l’ai retrouvé, sans jeu de mots, notamment à travers Barthes et Blanchot, en particulier sur ce point : qu’est-ce qui qui fait qu’à un certain moment de bascule certes longuement mûri, à la faveur d’une « étonnante patience », la formule de La Recherche se donne à Proust ? Son incipit est extraordinaire à cet égard !

J’ai aussi l’impression que tu as cassé un récit de Duras pour y insérer tes fragments d’écriture afin de dialoguer avec elle : amour, passion, mort sont présents, mais ici également, de façon détournée. Quel est ton rapport à Duras ?

Je suis heureux de l’évocation de Duras. Je n’en suis pas spécialiste, mais sans doute sa lecture m’a-t-elle imprégné. J’avais lu adolescent, jeune homme, certaines de ses œuvres les plus connues, Un barrage contre le PacifiqueModerato CantabileLe Ravissement de Lol V. SteinL’Amant, Écrire, avant de revenir à elle lors de ma thèse. La réflexion sur la « tache aveugle de l’écriture » qui était la mienne ne pouvait pas, après ce que Lacan et d’autres en ont dit, faire l’économie d’une attention à cette opacité traumatique et jouissive au cœur de son écriture. Plus fondamentalement, avant même d’être capable d’objectiver des faits stylistiques ou des enjeux théoriques, il y a quelque chose de la phrase durassienne qui m’a durablement impressionné, un effet de fascination dont l’aspirant écrivain peut être avide de percer le secret… Il est rare qu’une écriture donne autant à sentir le désir pris dans le langage, se fasse autant chant. Duras m’a fait comprendre qu’il ne suffit pas d’aligner des mots pour écrire, il faut qu’un courant très spécial les traverse, parfois difficile à canaliser.

Qu’est-ce qui a déclenché la publication de ce texte et est-il le premier texte que tu as écrit ?

J’ai une pratique régulière de l’écriture de fiction depuis l’adolescence. De nombreuses nouvelles et plusieurs romans arrivés à des degrés divers d’avancement se sont accumulés dans mes tiroirs d’année en année. Cela a toujours été quelque chose d’important pour moi (trop même, peut-être). Mais, pour diverses raisons, il m’a fallu du temps ; peut-être celui de me défaire d’une sorte de figement sur quelque absolu fantasmé. C’est la part de « bluff » nécessaire dont parle admirablement Pierre Michon, mais qui n’a rien de cynique, qui n’entame en rien le sérieux de l’écriture. Certes, donc, avant d’être capable d’écrire quelque chose de publiable, il faut faire ses gammes, mieux comprendre ce que l’on veut faire, c’est plus ou moins long selon la maturité de chacun ; ce temps est aussi celui de l’acceptation que ce puisse être une activité socialement inscrite, reconnue comme telle. Ces deux aspects ne sont en fait pas séparés : consentir à rendre public son travail, c’est aussi vouloir s’en donner les moyens en sortant d’un rapport de soi à soi par ailleurs légitime et nécessaire, en trouvant la bonne distance à l’égard d’un matériau intime, en pensant à un dispositif qui pourra le prendre en charge. Avec l’âge avançant, j’ai éprouvé une sorte d’urgence : l’écart entre le temps passé à écrire, l’investissement affectif, et le caractère strictement privé de cette activité devenait préoccupant ! J’avais fait une brève tentative de publication d’un autre roman qui était arrivé en comité de lecture dans une grande maison, il y a dix ans, mais je n’étais pas tout à fait prêt, et je n’ai pas multiplié les envois du manuscrit, à l’époque. Ma lettre de présentation à l’éditeur comportait une méchante faute de grammaire, ce que j’ai interprété après coup comme la marque d’une profonde ambivalence à l’égard de la publication : désir et peur mêlés, comme c’est le cas quand un désir est fort mais encore insuffisamment assumé. Entretemps, j’ai publié un essai sur l’œuvre de Bernard Pingaud et plusieurs articles ; même si cela est très différent du roman, cela faisait déjà une expérience de publication. Bref, il était temps : quand on sent qu’on approche du « milieu du chemin de notre vie », il faut y aller !

La lectrice que je suis est transportée par ta phrase qui sans cesse accompagne un « détour » et me fait comprendre que le mot juste est au centre de ta préoccupation esthétique. Cependant, tu arrives à faire croiser deux histoires d’amour et de mort qui se détachent des récits rapportant les enquêtes du consultant en assurances obsèques. Comment as-tu construit ton récit ?

Précisons qu’il y a plusieurs strates : le narrateur se lève tôt pour sa journée de travail et trouve sur la table une lettre de sa compagne qui dort encore, lettre qui lui pose une grave question : sera-t-il capable d’y répondre ? Cette journée comporte trois entretiens professionnels (qui font comme autant d’étapes initiatiques, presque comme dans un conte) ; ça, c’est le récit principal. Et puis il y a plusieurs récits en flashback : principalement un récit d’adolescence, mais aussi celui d’une errance nocturne plus récente dans la ville. Pour nourrir ces différents plans, le roman a combiné un matériau divers : j’ai repris plusieurs nouvelles, certaines anciennes, que j’ai retravaillées et fondues dans ce projet tout à fait neuf pour sa plus large part. La vraie ligne directrice est l’adresse au personnage féminin, sous-tendue par la réponse que le narrateur doit apporter à la question que pose la lettre de la jeune femme ; c’est cette adresse qui tire vraiment le fil narratif. Il fallait bien entendu qu’il y ait des échos entre ces différents plans, à la manière d’un roman d’enquête, ce qui pose une question qui me passionne : c’est celle de la tension entre la « détermination rétrograde » de la narration (c’est depuis la fin qu’on construit une narration) et la part de découverte de l’écriture, d’affrontement à l’opacité à soi. Je dois en gros savoir où je vais, et, en même temps, chaque pas doit frayer un passage vers l’inconnu. Pour cela, il fallait que la voix narrative parle d’un même ton, soit reliée à une même impulsion suffisamment profonde et stable. Plus encore que la structure narrative, c’est le travail sur la voix qui m’importe ; je ne peux pas le séparer d’un certain travail sur moi, de la tentative d’ouverture d’un espace intérieur. Je crois vraiment dans la vertu subjective de l’acte de nomination, de l’effort poétique qui l’accompagne. C’est la possibilité même de l’émergence de cette voix qui est en question dans cette histoire, prise en tenailles entre une certaine urgence – le narrateur n’a qu’une journée pour trouver une réponse – et la nécessité de déplier la phrase avec assez de patience pour que quelque chose prenne, advienne. L’amour, la mort… oui, il y une sorte de jeu temporel entre le prosaïsme professionnel de « l’assurance obsèques », de la conjugalité quotidienne, et la dimension psycho-mythique de la naissance de l’adolescent aux grandes questions du désir et de la mort. D’où cette longue adresse à une femme qui évoque le souvenir de jeunesse, quasi mythique, d’une autre femme… Je me suis rendu compte que ce motif avait au moins trois précédents, dont deux très célèbres, Le Lys dans la vallée et Nadja, puis Vous (2015) de Bernard Pingaud.

Dans ce récit fait de douceur mélancolique, tu injectes des éclats de violence qui étonnent : le sang, la merde, des charognards. Peux-tu me dire comment tu es arrivé à ce « détour » ?

Dans ce type d’effet de rupture, il y a toujours un scrupule. Est-ce bien nécessaire d’étaler ici un peu de sang, là de la merde ? D’autant qu’à bien des égards, le narrateur est un garçon fort sage (mais ne faut-il pas se méfier des enfants trop sages ?), dans la retenue, et le roman se montre plutôt pudique, il me semble, pas ouvertement transgressif. Il y a une sorte de va-et-vient, de battement entre un mouvement de concentration sur des moments brefs, quasi épiphaniques, que ce soient des éclats de réel ou des instants d’ouverture à quelque chose d’inassignable, une sorte d’expérience du vide, et de grandes courbes qui dessinent les arcs d’une trajectoire plus ou moins longue, peut-être les passages de la spirale au-dessus des mêmes points, dans leur reprise à différentes étapes de la vie. La vieille question de l’épiphanie peut faire pivot entre prose et poésie ; j’ai essayé de parler de ça dans un récent article pour La NRF. Bref, il en va aussi de la gestion de la vitesse et du rythme narratifs. En y pensant, c’est un peu ce mouvement enfantin du fort/da souvent évoqué à la suite de Freud : l’objet est éloigné par le petit enfant, puis repris dans une scansion jubilatoire qui se répète, dans une tentative inlassable de maîtrise symbolique qui doit, dans chaque phrase, dans chaque séquence énonciative, traverser la possibilité de l’échec, de la faillite du langage.

Dans L’Attente et l’oubli Blanchot écrit « Fais en sorte que je puisse vous parler ». J’ai l’impression que dans ton récit on ne cesse de lire en arrière-plan : « Fais en sorte que je vous écrive ». Le consultant en assurances obsèques finira-t-il par écrire cette lettre à sa femme et… à ses/tes lecteurs ?

Oui, il y a de cela, qu’on entend dans la torsion de l’adresse entre les pronoms personnels, dans cette distance qui est la condition paradoxale de la plus grande proximité. Sans trop vouloir en révéler, il n’est pas impossible de lire ce Détour dans son ensemble comme cette réponse dont le narrateur se demande, tout au long du récit, s’il va parvenir à la faire, s’il va trouver les mots pour cela. Mutatis mutandis, de manière séminale pour la littérature française, c’est la même ambiguïté qu’on trouve dans La Recherche : le roman rend-il compte de sa propre possibilité dans la naissance de la vocation d’écrivain du narrateur, par un mouvement de repliement ou de mise en abyme, ou bien y a-t-il une rupture, le roman du narrateur est-il à venir, séparé de celui qu’on lit ? Tout roman qui met en scène un acte d’écriture en passe presque nécessairement par cette incertitude qu’il peut faire trembler avec plus ou moins de bonheur. Le détour, ce peut être cette réponse faite au personnage féminin, mais évidemment son autre face est tournée vers le lecteur. De sorte qu’on peut se demander si je ne joue pas à un jeu autofictionnel, en tirant parti de cette porosité que tend à accréditer la dédicace. Mais pour moi, c’est bien un roman : le narrateur est une instance que je voudrais tout à fait distincte du « moi » qui s’exprime ici ; il n’y a pas d’homonymie de l’auteur et du narrateur qui reste innommé. Mais je ne suis pas entièrement dupe des multiples effets de miroir qui interviennent ici.

Lors d’un entretien, François Bégaudeau avoue : « Plus j’avance en âge, et plus je me dis que l’adulte en soi est un peu un mythe ». Ton consultant en assurances pourrait-il nous dire la même chose ?

Sans doute, pour le personnage de ce roman, l’âge est une question difficile ! Plus généralement, le rapport de l’écriture aux âges de la vie est passionnant. Entre la négativité de ce roman d’apprentissage retors qu’est L’Éducation sentimentale et la souveraineté révolutionnaire de l’adolescence rimbaldienne, c’est tout l’espace de l’écriture moderne qui se déploie, non ? Je ne crois pas que l’ « adulte » soit un mythe, au sens d’une pure fiction qui ne tiendrait que par les usages langagiers qui sont faits du terme, même si chaque catégorie de ce type relève d’une construction historique et sociale. Il échoit à l’adulte en tant qu’adulte d’entrer dans une forme de sérieux : c’est bien, il me semble, le problème de mon personnage. Est-ce que ce sera le sérieux d’un certain semblant bourgeois ou plus généralement social, qui suppose en quelque sorte de se laisser hériter symboliquement, ou du moins d’adopter les coutumes du groupe social visé ? Est-ce que ce sera le sérieux pris en une autre acception : nietzschéenne, ou encore winnicottienne, qui l’une et l’autre, certes différemment, ne sont pas séparables du jeu, d’un certain sens de l’individuation dont dépend le sentiment d’exister ? C’est toute la question : à l’échelle d’une histoire personnelle, que peut-on faire de l’enfant qui a su certains choses sur son mode propre ; de l’adolescent qui a dû faire face à un moment de « grand danger » ?

Et une dernière question : de quel détour est-il question ? Et pouvons-nous nous attendre à d’autres détours ?

Tu proposais une belle phrase de Blanchot que tu reformulais subtilement, en voici une autre, assez connue : « Jamais une œuvre ne peut se donner pour objet la question qui la porte », aussi suis-je ignorant de ce qu’il en est de ce détour. Ce serait trop simple d’en faire l’assomption de l’écriture même ; car si l’on écrit pour écrire, voire pour savoir pourquoi (ou pour quoi) écrire, cette intransitivité est toujours en prise avec une altérité à la fois initiale, ne serait-ce que celle de la langue, et une autre destinale, qu’elle guette, qu’elle cherche, qu’elle attend ou espère… C’est donc le non-savoir qui est l’enjeu. Si je savais, je n’écrirais pas. J’écris pour savoir quelque chose que sans l’écriture j’ignorerais sans doute, mais aussi pour continuer à ignorer, pour aller plus avant dans l’ignorance. Bien entendu, je peux malgré tout en dire quelques mots ! Je crois qu’il en va d’une certaine « traversée du fantasme », ou plutôt – parce qu’au fond le fantasme n’est jamais traversé –, il en va du temps nécessaire pour que le fantasme se décante, se réduise à l’essentiel, et, d’un certain bovarysme adolescent qu’il était, en devienne quelque chose qui cherche à se traduire dans un « beau livre ». Pour ce qui est des prochains, quelques chantiers sont bien avancés, mais tout peut s’effondrer comme château de cartes au dernier moment, je reste prudent. La difficulté est la suivante : pour être animé par un élan vraiment personnel, pour en sentir la nécessité intérieure très fortement, on sait qu’on ne peut pas écrire tout et n’importe quoi – sinon à quoi bon ? Mais on n’a pas pour autant envie de se répéter tout à fait, car ce serait une autre forme de trahison : on n’est plus le même d’un livre à l’autre, ne serait-ce que parce qu’un livre épuise quelque chose en nous, nous en détache. C’est ce jeu de la répétition au double sens du terme, de la variation et de la reprise, que le second roman se doit de négocier. Même et autre – différence et répétition, titre célèbre – on est là-dedans, on n’en sort pas.

Alexis Weinberg, Le Détour, éditions Gallimard, mars 2021, 160 p., 17 €