« Le rire faisait partie de leurs vies. Il surgissait à des moments inattendus, même au milieu des situations les plus terribles, de façon imprévue, spontanée peut-être mais toujours comme un défi, un soulagement, un avertissement subtil mais bien réel qui faisait sursauter certains. (…) Tout ce monde grouillait dans tous les sens au marché du Cap. La plupart venaient de si loin, de contrées si lointaines et de paysages si différents qu’ils formaient comme une immense mosaïque enchâssé entre les mornes et la mer de cette île » (Désirée Congo, 22)
Evelyne Trouillot, écrivaine connue et reconnue de la littérature haïtienne, a fait paraître en 2020, son septième roman, Désirée Congo. Édité au Canada, il est disponible en France grâce à l’antenne de la maison d’édition CIDIHCA, depuis cette année. Evelyne Trouillot est aussi poète, nouvelliste, dramaturge, essayiste mais nous nous intéresserons à ses romans. Il nous semble que ceux-ci suivent deux grandes orientations temporelles : celle du présent, à Haïti même ou en lien avec le pays – ainsi de L’Œil-Totem (2003), l’audacieux La mémoire aux abois en 2010 ou Absences sans frontières en 2013 pour n’en citer que trois ; celle du passé avec, en 2003, Rosalie l’infâme (heureusement réédité aux éditions Le Temps des Cerises en 2019).
C’est bien avec cette orientation que renoue le roman actuel, Désirée Congo, pour notre plus grand bonheur. L’exergue du roman est une citation empruntée à Frantz Fanon : « La plongée dans le gouffre du passé est condition et source de liberté ». Elle dit bien le défi que se lance l’écrivaine : ne pas considérer le passé comme clos mais comme source – et parfois éclairage – des difficultés ou réussites du présent. En exergue aussi trois commentaires de la date de 1804, dues à son frère historien Michel-Rolph Trouillot, une date ô combien symbolique de l’aboutissement de la fiction et qui éclairent la narration dans Désirée Congo :
« 1804. La fin de l’épopée. Haïti accède à l’indépendance avec près d’un demi-million d’Africains qui se sont libérés par la force des armes.
1804. Les dirigeants racistes de l’Europe et des États-Unis voient avec crainte l’apparition subite et imprévue (malgré les signes) d’un État indépendant, bâti sur les ruines de la colonie la plus rentable que l’Europe ait connue jusque là.
1804. C’était une rupture en avance sur le temps, en avance même je dirais (blasphème !) sur l’Histoire telle que le monde la connaissait. Les conséquences sont aussi nobles que tumultueuses ».
Il est clair, avec de tels blasons, que la romancière veut réaliser, comme elle l’a fait avec son premier roman, l’intrication étroite de l’information historique et des inventions de la fiction mais « inventions » au plus près de ses lectures, proches de ce qu’Aragon nommait « le mentir-vrai », ce qu’elle-même appelle « entrer dans l’Histoire par la petite porte ». Si Rosalie l’infâme se situait autour de 1750 et faisait graviter autour de Lisette de nombreux personnages, cette fois, le mixte Histoire/Fiction est exploré plus amplement car la période choisie l’exigeait : le roman se passe à Saint-Domingue – qui ne s’appelle pas encore Haïti –, entre 1791 (et la cérémonie de Bois Caïman) et 1803 — la Bataille de Vertières entraînant 1804 et la proclamation de la République d’Haïti.
On le sait, la France ne céda pas sa « perle des Antilles » facilement et tout fut fait pour la conserver. En ces temps où l’on célèbre Napoléon, il n’est pas inutile de rappeler les effets de sa politique sur cette île. L’esclavage, aboli dans toutes les colonies par le décret du 4 février 1794, fut rétabli par la force en Guadeloupe et à Saint-Domingue – pour cette dernière, en deux expéditions mobilisant les deux tiers de la flotte française et plusieurs dizaines de milliers de militaires. Les esclaves résistants furent vaincus en Guadeloupe mais victorieux à Saint Domingue. Ainsi, Napoléon Bonaparte rétablit l’esclavage huit ans après qu’il a été aboli et ne put venir à bout de la résistance sur l’île. Cette victoire fut remportée au prix d’énormes sacrifices en êtres humains, la déportation de Toussaint Louverture en un acte de piraterie d’État et une épidémie de fièvre jaune. La bataille de Vertières, près du Cap Français au Nord d’Haïti, le 18 novembre 1803, opposa les troupes de Bonaparte, sous les ordres du général de Rochambeau, aux troupes du général Jean-Jacques Dessalines et de la 9e brigade commandée par François Capois dont le roman nous donne une représentation glorieuse. Ces rappels ne sont là que pour circonscrire le temps du récit raconté : le roman n’est pas un livre d’Histoire mais le récit de l’Histoire vécue par des groupes différents à Saint-Domingue avec le choix de personnages marquants.
Le roman se déploie en deux grandes parties d’égale longueur mais de rythmes très différents. La première partie, en nous familiarisant avec les principaux personnages, dresse une cartographie précise de la population hétérogène de la colonie, sous le signe de l’esclavage et de la couleur de peau, en douze chapitres fourmillant de données. La couverture du livre en reflète bien le contenu. Dans la seconde partie, les 32 chapitres sont plus courts et voient se succéder actions et perturbations, devenir des personnages et devenir de la colonie.
Chaque fois que cela s’impose, l’Histoire de ces quinze années de Saint-Domingue s’inscrit, judicieusement insérée dans la fiction. Les espaces sont aussi bien présents avec deux dominantes : l’espace de l’habitation, lieu de toutes les turpitudes et d’une certaine capacité à circonscrire des respirations d’humanité ; l’espace de l’Afrique perdue mais vivante au cœur de ceux qui en ont encore le souvenir et sont des « bossales » (nouveaux venus). En contrepoint, différents lieux de la ville du Cap et, tout au long du roman, les mornes et sur la fin, les champs de bataille.
Le roman commence par une apparition, celle d’une jeune femme papillon, arc-en-ciel, feu follet, que Zinga l’Africain observe avec émerveillement et qu’il ne pourra plus oublier : « Elle tournoyait sur elle-même puis elle se penchait, se baissait, se redressait lentement, puis se remettait à sautiller, ses doigts légèrement refermés comme si elle donnait la main à un ami invisible.
La souplesse des gestes, le côté ludique des mouvements le fascinèrent. Longtemps après, il demeura cloué sur place, incapable de détacher ses yeux de la silhouette qui s’effaçait dans la brume ». Cette présence initiale de deux personnages clefs, Zinga et Désirée, fait entrer le lecteur par la porte de la légèreté et du rêve avant de le plonger dans le cauchemar de la lourdeur de l’habitation quand Désirée pense à sa mère et à l’influence qu’elle a sur elle ; c’est alors aussi que Zinga revit son parcours depuis le rapt en Afrique, onze ans auparavant jusqu’à sa vie d’aujourd’hui, transformée par la rencontre avec Désirée. Il est important de noter que l’entrée du lecteur dans la vie tumultueuse de Saint-Domingue se fait par l’Afrique dont Zinga est un représentant éminent et Désirée, une trace obsédante.
Dans la succession des chapitres, le rythme narratif classique – avec une narration surplombant les événements et les personnages en les racontant au lecteur –, est dynamisé (et même dynamité) par des chapitres à la première personne et d’autres de dialogues inattendus, ce qui rompt l’homogénéité de la narration et éveille le lecteur au devenir des protagonistes essentiels, Désirée Congo et Marie Nago. Dans la première partie, sur douze chapitres, huit sont des chapitres de narration mettant en place tous les personnages dans le kaléidoscope haïtien grâce aux récits de leurs parcours avec une place dominante donnée aux esclaves. Deux chapitres seulement sont consacrés l’un à l’Habitation Beauvais, famille d’Affranchis avec le père blanc et la mère sénégalaise ; et l’autre à la famille Lespinasse, de Noirs libres. Les six autres s’intéressent à Zinga, Désirée, Aza la mère de Désirée, à Guillaume le griffe, à Bashira. Trois chapitres ont une énonciation à la première personne prise en charge, pour deux d’entre eux, par Désirée et, pour le troisième, par Marie Nago. Enfin un chapitre est une sorte de dialogue, sans précision de lieu et de date que je nomme volontiers, « dialogue des enfants d’Aza ». En effet, Aza a obtenu du maître d’être « la nourricière attitrée de l’habitation » : elle a gardé les enfants en bas âge, échappant ainsi à un travail plus difficile et s’occupant de sa fille et de plusieurs enfants dont en entend les voix dans ces ponctuations inopinées. Au nombre de cinq, ces « dialogues des enfants d’Aza » sont plus nombreux dans la seconde partie. Sur les 32 chapitres qui la compose, la moitié seulement sont des récits classiques à la 3e personne et onze sont énoncés à la première personne avec comme unique énonciatrice, Marie Nago, la voix de Désirée s’effaçant complètement.
Ces ruptures narratives empêchent à la fois à la monotonie de s’installer et à la délégation de parole de dominer : la narration omnisciente ne s’impose que sur la moitié des chapitres de l’ensemble du roman. La répartition est intéressante aussi à remarquer : sans entrer dans les détails, nous en prendrons deux exemples : tous les derniers chapitres de la seconde partie sont énoncés par Marie Nago, laissant la parole souveraine à une femme à la fois amoureuse et combattante, qui est dans la construction de l’avenir et dans une résilience par rapport au passé, et un « dialogue des enfants d’Aza » qui n’oppose cette fois que Désirée et Fatima. Toutefois la première partie qui s’achevait sur un dialogue des enfants d’Aza donnait une clef des récits passés et à venir en une joute entre Désirée et Fatima. La première raconte aux enfants l’histoire des couleurs : « Quand on regarde au-dedans de soi, on voit toutes les couleurs du monde. Allez ! Prenez ma main. Fermez les yeux. Je sens d’abord le bleu, il flotte sur nos têtes, il jette une petite pluie d’aiguilles tendres sur notre peau, il est doux et il passe sans s’arrêter. Puis, je sens venir le jaune, il est chaud, juteux, imprévisible et moqueur. Gilles, est-ce que tu le sens sur la pointe de tes oreilles et de ton nez ? Il te chatouille. Mais le vert est toujours présent lui, j’entends le bruissement des feuilles et l’odeur de la pluie, c’est lui… »
Mais quelqu’un l’interrompt et se moque de son récit : c’est Fatima qui, elle, raconte à sa façon : « Et pourquoi avez-vous peur de moi ? Parce que je dis la vérité. Les couleurs, je vais vous raconter les couleurs moi. Le bleu, c’est le bruit vif que fait la machette quand elle coupe la canne, elle est rapide, cruelle, on ne l’entend pas venir. Le jaune c’est la voix infidèle de ceux qui te donnent des coups dans le dos pour sauver leur peau, des noirs comme toi, Africains faits captifs comme toi, insurgés comme toi, des affranchis, des petits blancs, blanchettes blancs mannans comme Ti Griffe. C’est l’odeur de la trahison. […] Et le vert, c’est l’odeur de la peur. Celle de Gilles qui a peur de tout ».
Ainsi, entre Désirée et Fatima s’affrontent deux façons de dire et de vivre face à la violence indicible du système esclavagiste. C’est au mitan de ces deux extrêmes que se situe la parole de la narratrice entre Désirée qui danse « dans ses rêves » et Fatima qui refuse d’édulcorer le réel dont il faut dire les échardes à l’état brut.
Nous écrivions précédemment que la première partie déploie la cartographie humaine et sociale de Saint-Domingue. L’ordre des récits est évidemment important. Le premier parcours que les yeux du lecteur vont découvrir est celui de Zinga, habité par l’Afrique et rebelle à l’habitation. Il tente de réduire la peine de l’exil « à grandes gorgées de haine ». Au début, il n’a pu faire autrement que de se courber sous les ordres et les coups mais il n’a jamais cédé. Il a rejeté le nom donné par le colon, il n’a pas oublié l’Afrique et a vécu deux vies : celle de l’esclavage et celle de la liberté mais il ne peut partager ces souvenirs avec les autres qui n’en parlent pas. Zinga est un bossale, arrivé dans les derniers navires négriers et deux ans avant la grande révole qui a été, pour lui, l’opportunité de s’enfuir de la plantation. On reconnaît la révolte de Bois Caïman, le 14 août 1791 et on peut dater l’arrivée de Zinga en 1789. Il a entendu parler de Makandal mais il a du mal à vivre dans la ronde des langues et des paysages. Il vit comme il peut. Il regarde les bateaux, rêvant de faire le voyage en sens inverse. Le besoin de liberté est là : « Comme une lumière dont les rayons se glissent à travers les fissures, les trous et les crevasses selon l’individu, la douleur, au rythme de la colère larguée par l’avalanche des souvenirs ». Zinga est arrivé au moment du grand basculement.
Lui succède le récit d’Aza, arrivée bien avant Zinga. Le récit remonte au rapt et à l’Afrique, à la séparation brutale avec son mari, Mali. Dès les premiers jours de la traversée, elle sait qu’elle est enceinte et résiste à l’envie de suicide et aux conditions déplorables pour protéger cet enfant qui vient, comme elle, d’Afrique et de l’homme aimé. Il faut lire le choc de la capture, l’arrivée et le marchandage autour de cette femme enceinte qui vaut pour deux ! L’habitant Boulet est séduit par la beauté d’Aza. Celle-ci sait « l’utiliser pour s’en faire une arme ». Le maître est subjugué par elle. Elle se laisse prendre mais ne parle jamais. Elle prend soin de son corps car il est sa protection mais, inexorablement, la douleur et l’exil impriment leurs marques de détérioration. Contre les souvenirs qui s’estompent, elle se brûle pour réveiller sa mémoire. Elle veut qu’elle et sa fille soient affranchies par Boulet mais cela n’arrivera jamais. Quand l’enfant de Boulet qu’elle porte meurt à la naissance, on lui confie un petit griffe, Guillaume, qu’elle élève comme son fils car elle refuse la classification de l’échelle des couleurs « qui attribuait des épithètes aux gens selon leur lien avec le Blanc : mulâtre, quarteron, griffe, mamelouque, sang-mêlé, etc. »
Le récit de Désirée ne viendra qu’après, « conçue en Afrique et née sur la terre de Saint-Domingue ». Désirée échappe aux malheurs. Elle a un nom donné par sa mère, Talfi mais Aza a accepté aussi le prénom, Désirée. C’est une enfant et une jeune fille hors norme et Aza fait ce qu’elle peut pour la protéger des médisances : « Avec adresse, Aza canalisa les remarques sur Désirée autour de son caractère primesautier, de son allure d’oiseau tout juste échappé d’une cage, les ailes grandes ouvertes ». Désirée va où elle veut, quand elle le veut. Elle a assisté à des exécutions, on l’a vue à la cérémonie de Bois Caïman, elle sombre dans le silence à la mort de son amie Virginie. C’est un électron libre. Aza ne peut qu’obtenir qu’elle soit placée dans l’atelier de couture de Madame Gertrude au Cap. Mais Désirée n’a pas besoin de coudre pour se draper de tissus soyeux et se vêtir de tenues inattendues.
Le quatrième récit est celui de Guillaume avec lequel on gravit l’exceptionnel nuancier de « couleur » qui frise l’absurdité et que Moreau de Saint Méry systématise. Dans Humeur noire (2021), Anne-Marie Garat écrit : « L’intérêt majeur du rapport de Moreau de Saint Méry est sa folle dépense rhétorique focalisée sur le sang (et donc la couleur) afin de ravaler le nègre à l’infra-humanité, témoignant du moment critique, porté à son sommet en cette fin de XVIIIe siècle où se fixe l’équivalence explicite entre noir et esclave – métonymie fondant le racisme jusqu’à l’époque moderne ».
Le cas de Guillaume, particulier mais non exceptionnel, montre l’impossible acceptation du métissage, à la fois courant et stigmatisé. C’est par lui qu’on entre à la fin du premier quart du roman dans la vie des Blancs de Saint-Domingue. C’est ce récit qui familiarise le lecteur avec l’atmosphère des habitations surtout après 1791 qui a sonné comme une leçon et un avertissement car la peur est là. Les discussions vont bon train, ce qui permet au discours de la narration de donner beaucoup d’informations sur ces années d’insurrection. Guillaume sait qu’il est perçu (et qu’il se perçoit lui-même) comme « un métis de bas étage » : « il restait suspendu entre des mondes différents qui semblaient tous le rejeter (…). Il ressentait dans sa chair son statut de sang-mêlé ». Confié à Aza après la mort de sa mère, il a été accueilli comme un fils et devient le frère de Désirée. Il peut ainsi se construire en partie. Il a toutefois une conscience aigüe de la précarité de sa vie, menacée par les Blancs et par les Noirs, ces derniers n’ayant que mépris pour les petits blancs, « les mauvais blancs ». Par l’éducation qu’il reçoit, contrairement aux esclaves, il a des armes pour l’avenir.
C’est au huitième chapitre qu’apparaît un personnage nouveau, qui s’exprime en son nom. Ce « je » est celui d’une jeune femme déterminée, combative, qui se forme à la lutte au bâton, avec d’autres insurgés. On apprend aussi qu’elle « protège » Désirée. Outre son profil affirmé de « warrior », Marie semble habiter son identité puisqu’elle revendique son nom, position à laquelle Désirée fait écho en se nommant « Désirée Congo » sur le modèle de « Marie Nago ». Dès cette première entrée dans le roman, on pressent qu’elle va accomplir le processus de résilience jusqu’à son terme, de la nostalgie paralysante de l’Afrique à l’adoption du nouveau pays : « peu à peu, à force de la parcourir, elle avait aimé cette terre qu’elle avait « conquise » ». Marie Nago tire sa force d’être une « négritte rebelle et insolente ». Elle sait se défendre des hommes quelle que soit leur couleur. Elle se sait différente, « comme cette Désirée au destin singulier. Enfant d’ici et de là-bas. Fille Congo, fille créole ».
Les chapitres 9 et 10 déplacent le lecteur de la complicité avec les « esclaves » à l’entrée dans deux familles complétant le tableau sociologique : tout d’abord l’habitation Beauvais. Les enfants de l’habitant Beauvais sont différents : l’aîné est blanc, fils d’une blanche. Mais après la mort de sa femme, l’habitant Beauvais vit avec Mathilde, une Sénégalaise achetée dans un lot d’esclaves : leurs deux enfants sont mulâtres. Sophie a « sauvé sa peau » en quelque sorte et s’est mariée et vit à Bordeaux sans que l’on puisse soupçonner du sang noir dans ses veines ; Jérôme, lui, est « marqué » et a beaucoup de mal a assumer « son identité d’affranchi et de sang mêlé ». Il a rencontré Guillaume un soir chez l’habitant Martineau mais leurs deux malaises n’ont pu se soutenir.
L’autre famille est la famille Lespinasse, famille de Noirs libres. Les parents ont éduqué leurs enfants, Ferdinand et Cécile, avec des principes stricts pour leur apprendre à conserver leur statut social privilégié : « Les blancs avaient l’administration coloniale avec eux dans la plupart des cas, les mulâtres avaient un capital financier que leurs pères leur laissaient, les noirs libres pourtant créoles, nés à Saint-Domingue ne pouvaient compter que sur leur travail et leur éducation ».
Évidemment, l’un et l’autre vont déroger aux intérêts de leur classe. Ferdinand aime une mulâtresse et est musicien. Cécile a, très tôt, des idées subversives et finit par entretenir une relation passionnée avec un Africain, Amédée : « elle admettait, elle aussi, que les planteurs s’accrochaient au préjugé de couleur pour justifier l’esclavage. De ce fait, les mulâtres se retrouvaient dans une catégorie à la fois privilégiée et ambigüe, et les noirs libres posaient problème vis-à-vis des autres noirs ».
L’avant-dernier chapitre revient vers Aza que n’ont jamais quitté le malaise et le désespoir. Sa seule respiration est la présence de son amie Bashira, esclave chez l’habitant Martineau et qui supporte une vie quotidienne très éprouvante qui la vieillit prématurément. Les deux femmes s’aiment et rient ensemble.
Dans cette première partie et dans la seconde plus encore, les séquences de rencontres amoureuses sont suggérées avec un mélange de sensualité et de pudeur d’une grande beauté : entre Marie Nago et Basir, entre Désirée et Zinga, entre Aza et Bashira ; puis entre Marie Nago et Guillaume, Cécile et Amédée. Ce traitement, qui ménage des havres de paix et d’accomplissement, met d’autant plus en valeur la brutalité des viols, des accouplements par la force et la violence qui jalonnent toute la fiction comme ils jalonnaient la vie des femmes à Saint-Domingue.
Le passage de la première à la seconde partie est marqué par la mort d’Aza, suivant de deux mois celle de son amie Bashira. Cette disparition provoque l’accélération du destin de ses deux enfants, Guillaume et Désirée qui ne peuvent rester sur l’habitation Boulet. Désirée disparaît et quand elle est retrouvée, elle fait la jonction entre Guillaume, Zinga et Marie Nago. Guillaume fait le choix de rejoindre l’armée indigène. C’est Marie Nago qui raconte les combats engagés :
« J’avais glissé un couteau dans la sacoche que je portais en bandoulière […] La situation avait empiré et certains pensaient qu’ils étaient proches du dénouement. Je ne savais pas lequel mais j’étais prête à me battre farouchement pour garder ma liberté. Les cultivateurs, hommes et femmes, rejoignaient eux aussi la lutte, se méfiant de plus en plus des Français. […] Nos généraux luttaient entre eux, changeant de camp comme un change de camisole, alors que les Français avaient fait venir une légion pour se battre contre eux.
Une légion d’hommes prêts à tout envoyée par Bonaparte pour rétablir l’esclavage ».
Zinga aussi est totalement engagé dans la lutte et le récit de ses exploits est parsemé de critiques de Toussaint Louverture et de son rapport aux anciens esclaves. On comprend que l’on est en 1803, l’année de la capture de celui-ci. Du côté des mulâtres affranchis et des noirs libres, la jeune génération est face à ses contradictions que chacun résout à sa manière : Jérôme et Cécile sont dans l’indécision. L’amie de cette dernière, Angeline s’est engagée dans l’armée des insurgés du côté des noirs libres du Cap, engagement que ne parvient pas à prendre Cécile.
Une dernière fois dans la fiction, Désirée prend la parole pour raconter à Fatima ses frayeurs et ses larmes : l’habitant Boulet est au centre de son traumatisme car, en la malmenant, il lui a fait passer définitivement le recours à la consolation des larmes. Fatima lui répond en détaillant son viol, les viols répétés d’Aza par Boulet et conclue, « cela ne sert à rien de pleurer ».
Guillaume et Marie Nago se sont rencontrés et s’aiment, intégrés l’un et l’autre dans une bande d’insurgés. On apprend par Cécile que Toussaint est mort en avril au fort de Joux et qu’elle a rencontré un chef de bande africain, Amédée, auquel elle ne peut résister. Au milieu de tant de bruit et de fureur, de blessures et de morts, Marie Nago plonge dans ses souvenirs de façon inattendue et bouleversante. Elle se souvient de sa mère, morte sur le bateau négrier et du nom qu’elle lui avait donné : Akissi. Sa carapace craque : ce personnage, déjà attachant, s’épaissit encore et devient la protagoniste de cette épopée ; c’est d’ailleurs elle qui racontera, en fin de récit, la bataille de Vertières. On la voit plus tard parvenir à sortir de la noirceur de son passé et récupérer l’entièreté de son être :
« Elle s’était réapproprié les deux noms absorbant la part de malheurs, la dose de choses tendres et le lot de moments indescriptibles qui leur donnait à chacun un parfum différent et particulier. Debout enfin dans toute sa dignité, avec sa douleur drapée en poing levé, elle mélangea le tout, préservant, caressant, nourrissant, lavant, frottant, pour arriver à ce qu’elle était maintenant, infiniment Akissi Marie Nago, dans toute sa plénitude ».
Au cours de combats, Zinga meurt et Désirée sombre, une nouvelle fois, dans le désespoir : Marie Nago essaie de la ramener parmi les vivants, en l’interpellant par son nom :
« Je répétais ce nom qu’elle avait choisi et qui nous liait, elle et moi. Moi, Marie Nago venue d’ailleurs et bien ancrée sur cette nouvelle terre, et elle Désirée Congo née à Saint-Domingue mais conçue là-bas et porteuse de ce sang africain qui nous liait. Désirée Congo. Je répétais ce nom pour ramener son esprit dans notre monde cruel qui lui avait fait du mal. Comment ne pas comprendre qu’elle ne veuille plus y retourner ? »
Lorsque son amie semble aller mieux, Marie Nago rejoint Vertières où Guillaume qui a été jusqu’au bout de son engagement, se bat. Retrouvé gravement blessé parmi les corps sur le champ de bataille, il survit et Marie Nago peut faire le bilan, en quelque sorte, de tout ce qui est arrivé. A la fin de Rosalie l’infâme, Lisette promettait à l’enfant qu’elle portait de le faire naître dans un pays libre. Marie Nago réalise ce vœu, non sans poser des questions pour l’avenir :
« Nous étions libres, nous tous, Africains ou Créoles, noirs, mulâtres, griffes ou toutes ces appellations qu’ils nous avaient collé à la peau pendant si longtemps. Allions-nous les rejeter ou les garder ? Allions-nous nous en servir pour aller de l’avant ? Malgré moi, je me posais la question sans savoir y répondre. […] Tandis que j’observais les navires disparaître dans l’horizon, j’imaginais un monde nouveau ».
Ce roman, puissant, est riche de destins multiples que la romancière suit avec acuité et légèreté pour transmettre au lecteur son admiration pour les luttes d’hier mais aussi ses interrogations pour le présent et le devenir d’Haïti. Nous avons vu, dans la première partie, le soin qu’elle met à nous introduire de plain-pied dans la diversité humaine de Saint-Domingue avec une insistance particulière sur le nom et la peau. Dans la seconde partie, il est passionnant de lire la manière dont elle imbrique ses personnages de fiction dans la grande Histoire, toujours plus aisée à mieux connaître ou à découvrir ainsi. Les éléments qu’elle parsème ici et là et les noms des personnages historiques obligent le lecteur à une lecture active sur l’Histoire de l’île. La ville du Cap et ses environs ont été choisis pour finir sur la bataille de Vertières, au Nord, pour finir sur cette victoire des insurgés, marquant l’entrée de l’île dans la liberté.
Tout au long du récit, on a vu que l’Afrique de l’origine est la présence-absence incontournable qui leste le personnage d’un poids insoutenable pour vivre le présent imposé ou qui, au contraire, nourrit un avenir autre sans la renier. Dans tous les cas, l’Afrique ne peut être oubliée : la légende de l’Arbre de l’oubli, racontée et prolongée par , « Le chant des sept tours », n’a heureusement pas obtenu les résultats qu’espéraient les trafiquants d’êtres humains pour effacer la vie africaine des captifs et les vouer exclusivement au profit qu’ils tiraient de leur force de travail. Le roman d’Evelyne Trouillot en est une illustration concrète. Ainsi de la fin de ce « chant » :
« […] L’arbre pourri, / Complice du meurtre, / l’arbre qui a tout englouti, / Se recroqueville, / Et de partout sortent les souvenirs, /
Cris,
Chants,
Appels de la mère à l’enfant,
Promesses,
Noms des dieux,
Des villages,
De partout,
La mémoire qui rayonne, / douloureuse mais fière / Qui dit simplement qu’ils ont été / – Hommes et femmes écrasés, coupé, soumis – / Et qu’ils resteront invaincus, / Malgré le fouet et les chaînes, / Malgré les vies de coton, / Et les douleurs de l’exil, /
Invaincus
Car c’est l’arbre qui se tord,
Rétrécit,
Regardez…
Et d’un coup,
A nos pieds,
S’enflamme,
Laissant s’échapper,
Enfin,
Au-dessus de nos têtes,
Vaste comme un ciel réconcilié,
Les noms qu’il avait volés. »
Les noms volés, retrouvés, les noms imposés, conservés et transformés désignent les citoyens de ce pays en train de naître où « nèg/négès » en créole haïtien désigne l’être humain, homme ou femme, tout simplement et non une couleur discriminante.
Evelyne Trouillot, Désirée Congo (Montréal, 2020), les éditions du CIDIHCA, avril 2021, 236 p., 12 €