Couleur métisse II : Nancy Huston (Arbre de l’oubli)

Nancy Huston L'Arbre de l'oubli (détail de la couverture du livre)

Pour sa vingtième fiction (romans, récit, nouvelles), Nancy Huston offre à la lecture un roman à la structure complexe comme elle aime à les construire. Exigeante envers ses lecteurs, elle les oblige à être en éveil pour repérer des liens, des bifurcations et des relations. J’avoue pour ma part qu’ayant lu sans difficulté tout le roman mais sans aimantation constante, je n’ai vraiment accroché que dans les cent dernières pages avec l’histoire qui se précise de Shayna, et bien entendu, je me suis demandée pourquoi.

Le texte d’ouverture est localisé à Ouagadougou et daté de 2016. Il s’énonce à la seconde personne et met en scène un couple mais c’est la femme qui pense et parle : Shayna. Elle note, entre autres, la manière dont Hervé (on saura plus tard qu’il est Haïtien) prononce son nom : « Tu adores sa mauvaise prononciation de ton prénom, qui le fait sonner comme shine, briller, ou shy, timide au lieu de shame, la honte ». Ainsi le doigt est mis sur cette honte et la possibilité de la surmonter si on met l’accent autrement sur les événements de la vie. Suit immédiatement un texte en majuscules : une scène de théâtre et ce n’est qu’à l’achèvement du roman qu’on retourne à la lecture du début et qu’on note des mots ou énoncés qui semaient des indices de sens.

À la première lecture, on passe un peu rapidement et on tombe dans le Bronx en 1945, chez les Rabenstein : un couple parental – Pavel et Jenka – et deux garçons – Jeremy et Joel. Ils vivent tous au rythme des crises de panique de la mère, échappée du génocide juif. On saute encore dix années, pour cette fois se retrouver dans le New Hampshire entre 1955-1960. Cette fois ce n’est pas une famille juive mais une famille « méthodiste d’origine britannique », les Darrington : David, Eileen et Lili Rose, leur fille. Grand bond en avant : la Shayna du début n’a que 2 ans et est inscrite par ses parents à une école à Manhattan où ils résident : Joel est son père, devenu professeur. De la mère il n’est pas question. On se doute bien que ce sera Lili Rose. De nouveau la narration fait une marche arrière pour revenir à la famille Rabenstein en 1948. Même procédé ensuite pour Lili Rose. Autour des deux parents et de leur famille se joue un ballet de flash-back et de bonds narratifs prospectifs, parfois un peu délicats à suivre mais qui informent de tout ce qui fait le background de Shayna. Au lecteur de les suivre ! Beaucoup de lecteurs ont apprécié ce roman sur trois générations et trois protagonistes : le couple parental et leur fille. Ils ont apprécié aussi la longueur temporelle parcourue de 1945 à 2016.

Pour ma part, le roman m’a accrochée quand j’ai compris que la protagoniste était bien Shayna. Il me semble que la nouveauté n’est pas dans la dissection de cette famille juive et de cette famille wasp – dans d’autres fictions, Nancy Huston l’a déjà fait : on peut penser à Lignes de faille, Prix Femina 2006, mais aussi à d’autres – mais dans l’histoire de Shayna. C’est ce parcours qui est passionnant à suivre et c’est lui qui pose des questions actuelles qu’on soit ou non d’accord avec la manière dont l’écrivaine les pose. Dans le débat actuel sur qui a le droit d’écrire sur qui, la manière qu’a Nancy Huston de n’introduire l’histoire de Shayna que tardivement comme le malaise existentiel d’une métisse, m’a semblé intéressante comme démarche de création. C’est la raison pour laquelle, j’ai noté avec précision toutes les interventions de la mention de la race dans l’œuvre pour réfléchir à ce que je nomme : le détour.

Dans le récit principal qui se ramifie en trois histoires comme nous venons de le voir, le lecteur ne comprend pas tout de suite que la petite fille est différente de ses parents. Lorsqu’elle entre dans le roman, donnant la main à son père, rien n’est dit de son physique ni de la couleur de sa peau. À 4 ans, parce qu’étant la plus jeune de la famille, elle doit « poser les fameuses quatre questions de la cérémonie Ma nishtana ». La narration met le projecteur sur la mésentente des parents. On sait qu’elle est une enfant adoptée et qu’elle adore son père. La première allusion à la couleur de sa peau ne survient qu’à la page 60 lors de la tournée de bonbons pour Halloween où sa mère, contrairement aux habitudes, l’accompagne. Celle-ci lui explique « que les petites filles marrons et les femmes beiges qui se baladent à Morningside Heights à la tombée de la nuit courent le risque de se faire voler, poignarder ou pire ». Notons que la binarité raciale est énoncée en /marron vs beige/ et non en /noir vs blanc/.

En grandissant, les particularités physiques de Shayna s’accentuent et désespèrent sa mère. Dès 9 ans, elle a des formes malgré les régimes que Lili Rose lui impose. S’adressant à elle à la 2ème personne (autre technique de distanciation de la narration), la narratrice écrit : « tes cheveux frisent de plus en plus, et finissent par former une vraie petite afro qui résiste à tous ses efforts pour l’aplatir » (p.75). C’est à l’école (p. 91) qu’elle est interpellée  sur la différence physique avec ses parents : est-elle une enfant adoptée ? Oui, Shayna le sait et elle sait aussi qu’au moment de sa naissance il y a eu un accord à trois entre ses parents et sa mère biologique. Déjà bousculée par les questions à l’école, sa curiosité est encore éveillée par l’avidité avec laquelle son père regarde une série qui se passe à Baltimore au moment de conflits raciaux. Elle finit par acculer ses parents à donner le nom de sa « vraie » mère, Selma Parker, et elle comprend qu’elle a été « achetée ».

Le corps de Shayna gêne sa mère qui lui achète un maillot de bain un peu couvrant… Quand elle séjourne chez ses grands-parents maternels et qu’elle va à la piscine, la narratrice s’adresse à elle : « ton corps n’en restera pas moins marron, massif et voluptueux comparé à tous les autres corps présents » (p. 119). Ses cheveux s’échappent du bonnet de bain. Elle voit bien que les filles et les femmes beiges la regardent et lui disent bonjour pour ne pas passer pour racistes. C’est l’adoption du petit chiot bâtard qui, tout à coup, équilibre un temps sa vie. Mais cela accroît la mésentente avec sa mère qui le fait stériliser sans demander son avis à Shayna (p.138).

Pour détendre quelque peu l’atmosphère familiale, son père lui propose de l’emmener avec lui à La Havane : c’est en 2005, elle a 12-13 ans. C’est une catastrophe car ce couple d’un homme « beige » de 65 ans qui porte beau avec une jeune « marron » « bien en chair » est le reflet de la prostitution de jeunes Cubaines avec des étrangers. Joel veut traiter cela par le mépris – « votre différence de carnation ne regarde personne » (p.158). Shayna est bouleversée et vit comme une humiliation cette différence raciale que son père veut superbement ignorer. Pour la première fois, l’entente avec lui se brise. À leur retour, une discussion entre eux trois tourner au drame puisque Joel affirme que « la race n’existe pas » (p.171) : et pourtant, Shayna la vit chaque jour. Cette même année qui est la dernière année à l’école de Shayna, elle se fait enfin une vraie amie, Felisa Charlier, une Haïtienne (p. 183). C’est la première fois qu’elle avoue à quelqu’un le secret de sa naissance, du moins ce qu’elle en sait. Elles deviennent inséparables. Lorsque Lili Rose rencontre Felisa, elle étale sans aucune gêne son ignorance de Haïti. Shayna a honte et peut l’exprimer avec son amie qui lui donne la fierté de ses origines et de ses rondeurs qui la différencient des beiges anorexiques ! Elle lui raconte le voyage à Cuba.

Soutenue par sa mère, Felisa ne participe pas à la cérémonie de remise des diplômes, Shayna, oui et c’est un supplice. À la rentrée, les parents des deux adolescentes se mettent d’accord pour les inscrire dans un lycée non confessionnel (p. 215). De plus en plus amies, Felisa l’interroge sur sa « fabrication » et elles se renseignent sur la GPA, dont il faut bien dire que Nancy Huston choisit une version très mercantile et peu positive. Tentant un geste de réconciliation avec sa fille, Lili Rose l’invite au restaurant et lui avoue toutes ses difficultés à se sentir « sa » mère et délire sur le bronzage des beiges. Horrifiée par tant d’indélicatesse, Shayna s’enfuit du restaurant. La rupture est tout à fait consommée avec sa mère comme elle l’avait été avec son père par le voyage à Cuba : ce sont deux scènes en écho et à l’origine de la plongée de la jeune fille dans le marasme.

Il est temps alors de remonter dans le temps : ce que fait la narration en nous transposant à Manhattan en 1990, en nous racontant l’amitié entre Joel et Aretha Parker, amie de sa première femme. On nous détaille aussi longuement la lutte de Lili Rose contre son infertilité. Puis nous retrouvons Shayna qui, à 16 ans, participe au carnaval caribéen à Boston en 2008 avec Felisa. Elle ressent le mensonge de sa vie quand on la prend pour une Caribéenne. La recherche de sa mère biologique devient obsessionnelle et elle rencontre Aretha qui lui enlève toute illusion sur une rencontre ; elle lui dit tout de même qu’elle est le portrait de sa mère. Shayna écrit à celle-ci et ne reçoit pas de réponse (p. 259). Alors, petit pas de côté temporel : Manhattan 1991 ; c’est le récit de l’arrangement : Selma Parker a accepté d’être mère porteuse contre 30.000 dollars. Par cette transaction, Joel et Lili Rose raccommoderont leur couple : « être mère pansera les plaies de Lili Rose et lui sera enfin père et deviendra le préféré de Jenka ». Aucune pensée pour le futur bébé ! (p. 269).

La première année universitaire de Shayna correspond au séisme en Haïti en 2010. Elle abandonne ses études et vit en coloc avec Felisa (p. 275). Elle se politise et acquiert un savoir qu’elle n’avait pas sur les Africains-Américains. Elle a une discussion plus que houleuse avec ses parents à ce sujet. Shayna a 23 ans et ses parents divorcent. Elle va à Baltimore, la ville où elle est née : « Née dans une rue inconnue d’un quartier inconnu d’une ville inconnue d’une femme inconnue que je n’allais jamais revoir » (p. 293). Quelques pages plus loin Felisa, de retour du Bénin, trouve son amie  dans une clinique, bourrée d’antidépresseurs. Elle lui parle de la légende qui donne son titre au roman : l’arbre de l’oubli : « Eh bien, ma chérie, on dit que dans un square au cœur de la ville d’Ouidah se dressait un arbre magnifique, et qu’avant de se diriger vers la porte du Non-Retour, les futurs esclaves venaient faire le tour de l’arbre. Les femmes lui tournaient autour sept fois et les hommes, neuf. […] ils étaient assez sages pour savoir que dans leur nouvelle vie au-delà des mers, leurs souvenirs pèseraient plus douloureusement que des chaînes. […] Alors ils ont choisi de remettre l’identité à l’arbre. Ils lui ont confié tous les souvenirs africains pour qu’il les garde précieusement, les chérisse et les conserve, jusqu’à ce qu’ils reviennent reprendre le fil de leur histoire là où il avait été tranché. […] Aujourd’hui, il n’existe plus. Tout a disparu : ses branches noueuses et ses racines enchevêtrées, son bois et sa sève. Hachées menu, les histoires des Africains kidnappés ne sont plus que sciure, air et poussière » (p. 298). Son amie la sort de la clinique, l’emmène avec elle à ses réunions du Turing Project où Shayna rencontre Hervé, le médecin haïtien avec lequel elle part en Afrique, renouant avec une origine dont la stratégie de Joel et Lili Rose l’a privée.

En notant scrupuleusement les pages de l’appartenance raciale de Shayna, on se rend compte que la romancière a semé ses petits cailloux blancs toutes les vingt pages et plus fréquemment lorsque Felisa fait son entrée dans la fiction à la p. 183 : alors l’histoire de Shayna s’épaissit, prend de la profondeur et explique son malaise existentiel. Pourtant si nous avions été attentifs dès les premières lignes, on aurait noté que le second texte de la fiction, celui tout en majuscules, ne concerne qu’elle et sa lente remontée du brouillard de son origine et du décalage entre son corps et son éducation : « Avec Hervé vous partez de l’aéroport de Newark le 12 janvier. Pendant l’escale à Bruxelles tu t’achètes un petit carnet noir, Shayna, et y inscris les mots BURKINA FASO en lettres majuscules. Toutes les entrées seront en majuscules en raison des cris qui se déchaînent désormais en toi ».

C’est bien l’incipit du roman. Vont alterner, avec le récit principal, 18 textes d’une demi-page à une page entière sauf pour le 7ème texte. Ce texte en majuscules est à la fois une manière de suivre le couple Shayna/Hervé et de regarder la pièce de théâtre que Shayna compose sous nos yeux, de tableau en tableau : des femmes esclaves dans le champ de canne qui travaillent malgré leur grossesse, leur accouchement et le bébé qu’on leur arrache. Shayna met en parallèle sa naissance et l’arrachement à sa mère. Ce texte est celui aussi de l’introspection : avant d’envisager une grossesse avec Hervé, elle doit mettre de l’ordre « dans le foutoir de (son) identité » ; elle doit se faire à elle-même, calmement, le récit de sa propre histoire, condition pour se projeter dans l’avenir. Avant même que Felisa lui raconte la légende, le 9ème texte faisait déjà mention de l’arbre de l’oubli (p. 159). Peut-on être mère quand on a été l’enfant d’une femme qui vous a rejeté. Elle « a passé sa grossesse à me désaimer, à me déchérir, à me désenserrer, au moins s’est-elle fait payer ». Cette mère est « le trou noir de son cosmos, un abysse de silence infini » (p. 187).

Une énigme demeure : la dernière fois qu’on « voit » Shayna, elle est seule à l’hôtel de Ouaga, Hervé n’est pas rentrée de la nuit et ne l’a pas prévenue. Devra-t-elle affronter seule l’Afrique ? La fiction ne le dit pas. Ainsi on voit la complexité du traitement fictionnel de Shayna et des tours et détours que Nancy Huston prend pour nous la raconter contrairement au récit très frontal et relativement linéaire  des deux autres protagonistes. Il me semble – mais c’est un avis très personnel – que la fiction aurait gagné à ne pas s’égarer dans les chemins de traverse de Joel et Lili Rose.

La romancière traite ce sujet très sensible en ces temps où les silencieux de l’Histoire s’expriment haut et fort. On comprend bien que l’Afrique n’est pas traitée comme la terre natale mais plutôt comme le point aveugle de l’origine qu’il faut affronter pour entrer en résilience, entre les méfaits de la GPA telle qu’elle a été gérée par ses parents, l’éloignement de Baltimore et son éducation trompeuse entre une lignée juive et une lignée Wasp. Shayna semble retrouver un équilibre avec Hervé, médecin haïtien. Et pourtant la dernière image la montre seule dans l’hôtel africain.

Le « tu » qui caractérise le rapport de la narration à son personnage est une mise à distance, une observation, comme la caractérisation de /marron vs beige/. Peut-on  y voir la réponse de Nancy Huston à la question qu’avait posée son ami, André Brink en 1982, question qui rebondit aujourd’hui autour des débats sur « la race » et sur la légitimité ou non de la traduction entre soi et/ou avec l’autre, « Parler au nom de ».

Dans Lettres parisiennes – échange épistolaire entre elle et Leïla Sebbar –, Nancy Huston affirmait déjà plusieurs choses qui rencontrent ce dernier roman. « N’est-ce pas la distanciation même qui constitue la littérature ? Notre écriture ne vient-elle pas de ce désir de rendre étranges et étrangers le familier et le familial, plutôt que du fait de vivre, banalement, à l’étranger ? » Malgré tout, et elle y revenait plus longuement dans Nord perdu, on ne peut effacer l’origine, l’enfance, noyau insécable autour duquel s’agrègent et se superposent d’autres cultures : « L’enfance, proche ou lointaine, est toujours en nous ». Elle y réfléchit à la relativité culturelle, l’intercommunication, l’interculturalité.

Elle partage ces questions avec André Brink, cet écrivain majeur de l’Afrique du Sud si l’on considère son parcours, ses engagements et ses œuvres grâce auxquelles il entraîne des milliers de lecteurs sur le chemin de la réalité multiple de son pays attachant et contradictoire. Préfaçant la seconde série d’essais publiée par l’écrivain en 1999, en traduction française, Retour au jardin du Luxembourg – Littérature et politique en Afrique du Sud – 1982-1998, Nelson Mandela affirmait : « Un trait particulier de notre situation, qui historiquement a opposé les Blancs afrikaners à la majorité noire dans sa recherche de la liberté et de l’égalité, fut le nombre important d’intellectuels afrikaners qui, à travers leurs écrits, ont ajouté leurs voix à celles qui dénonçaient l’injustice et réclamaient une société dont tous les membres seraient des citoyens égaux. La longue route parcourue pour arriver là où nous sommes aujourd’hui porte de façon indélébile les traces et les empreintes de ces femmes et de ces hommes courageux qui ont osé défier les puissantes structures de leur propre groupe ethnique pour proclamer leur allégeance à l’idéal d’une Afrique du Sud plus grande. Ce recueil d’essais est un exemple de ces phares qui ont balisé la route ».

On sait, parce qu’il en a fait le récit qu’André Brink a vécu comme un électrochoc sa rencontre avec l’altérité, « sur un banc du Luxembourg », prise de conscience qui a donné son titre à sa première série d’essais, traduits en français en 1983, Sur un banc du Luxembourg – Essais sur l’écrivain dans un pays en état de siège. Cette immersion à Paris et la cohabitation avec des étudiants noirs le laissaient « dans un état perpétuel de stupéfaction », cristallisant des faits et réalités enregistrés, ses romans changeant alors puisqu’ils vont proposer, par le biais d’histoires captivantes, éprouvantes et singulières, une rencontre avec l’Autre, cet Autre qu’il investit de son propre imaginaire et de sa propre humanité pour ne pas le trahir. Revendiquant le droit de « parler au nom de… » dans un article célèbre de ce premier recueil, il rejette la condamnation dont il fut l’objet quand il a fait parler à la première personne un militant noir dans un roman. A première vue, on peut être tenté d’entériner la condamnation du travail littéraire du romancier blanc se mettant à la place d’un personnage noir. Mais aussitôt, Brink oblige à réfléchir en donnant exemples et contre-exemples. Ce n’est pas pour lui, une imposture, bien au contraire, de tenter de comprendre l’humain dans toutes ses dimensions : « Il est peut-être plus présomptueux d’exclure l’exploration de l’autre que de tenter l’acte hasardeux et précaire de découvrir en lui l’humanité que vous partagez avec lui ».

Dans ce même article, quelques lignes plus haut, il écrivait : « ce genre d’accusation est courant. Un écrivain homme ne peut pas écrire sur l’expérience des femmes ». Le déplacement de l’exemple démontre que l’accusation première ne tient pas la route. La qualité même de l’écrivain est d’être présomptueux car peut-on qualifier un auteur d’être un écrivain s’il ne traduit en mots que ce qu’il a vécu personnellement. Brink écrit en 1982 dans une période particulièrement dure de lutte contre l’apartheid dont l’ADN était de catégoriser chacun et de l’empêcher de sortir de sa case.

Dans la bonne tradition biblique, il donne plus de force à sa protestation en formulant le reproche fait sur le modèle des dix commandements : « Tu ne fréquenteras pas l’Autre. Tu ne feras pas confiance à ta propre expérience de l’Autre. Tu nieras l’Autre. En fait, tu nieras ce que tu trouveras en toi de l’Autre, et ce que tu verras en toi de l’Autre ». Se contenter de son chez soi, c’est refuser d’explorer l’épaisseur de l’humanité. Car l’écrivain n’est pas celui qui écrit par pur divertissement mais qui écrit  dans « une quête de vérité entièrement mobilisatrice et une mise à l’épreuve, dirigées et définies par le langage pris comme un système de signes dans lequel coïncident le besoin social de communiquer et  la nécessité personnelle de s’exprimer ».

Dans « une œuvre de qualité » – et c’est de cela qu’il s’agit ici –,  il y a nécessairement interaction entre le personnel et le politique : « la variété des relations entre Noirs et Blancs forme une part intégrante de mon existence ». Explorer une autre expérience humaine que la sienne, au sens le plus étroit du terme, doit rester une exploration et ne doit jamais devenir une exploitation. Il donne sa réflexion sur les changements de perspective qu’il a pu adopter pour tel ou tel roman. Dénoncer l’apartheid n’est pas son fonds de commerce, c’est témoigner le plus honnêtement possible de l’expérience que l’on vit, de celle que l’on apprend à connaître en se pénétrant de l’Histoire sans idéalisation ni charge : « L’acte de foi, l’acte d’imagination est paradoxal : s’il conduit au plus profond de soi, il permet aussi de sonder l’Autre. Ce qui permet de redécouvrir le point de départ de toute fiction : que le familier devienne inexplicable ; que l’étrange fasse jaillir du soi la flamme de la reconnaissance ».

Enfonçant le clou essentiel de son argumentation, André Brink affirme : « C’est l’intensité de son expérience personnelle qui conduit un homme à prendre la plume ; mais c’est la façon dont l’expression transcende ce qui n’est qu’individuel dans cette expérience qui détermine sa qualité en tant qu’écrivain ». Allant plus loin dans l’interrogation de la possibilité pour un écrivain blanc de parler à la place d’un personnage noir, il note : « L’écrivain blanc qui se prétend le « porte-parole » des Noirs peut révéler les mêmes tendances totalitaires que l’oppresseur qu’il entend dénoncer […] Je ne peux « prétendre » interpréter pour l’homme noir la nature de sa souffrance : il la connaît plus violemment que je ne peux jamais espérer la connaître ; il la vit, à chaque instant de son existence. Et même s’il a besoin d’un interprète, il y a des quantités d’écrivains talentueux et inspirés dans sa propre société qui peuvent le faire ». Néanmoins, en se gardant de l’exploitation et de la perversité ou de la complaisance et de l’autosatisfaction, il faut relever le défi de dire une part de l’expérience de l’Autre en soi.

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Il me semble qu’on peut éclairer par ces deux exemples, de manière plus complexe, le débat déclenché par la traduction du poème d’Amanda Gorman par Marieke Lucas Rijneveld au Pays-Bas. Janice Deul, journaliste noire qui milite dans le pays pour la reconnaissance de ce qu’il est convenu d’appeler « la diversité », a exprimé fortement son incompréhension de ce choix. Immédiatement les réseaux sociaux et la presse se sont enflammés, les uns dénonçant l’absurdité des propos quand les autres les soutenaient. J’ai  tout de suite été frappée par la violence des premiers comme s’il était insupportable que les invisibles lèvent la tête pour donner une opinion différente de la doxa dite « universaliste » qui balaie l’accusation de « racisme » pour traiter ces « identitaires » de tous les noms d’oiseaux. Se retrouvent dans cette condamnation, des énonciateurs de toutes les couleurs…

Dans un article dont j’ai particulièrement apprécié la mesure et la démonstration, Akram Belkaïd, « Être noire pour traduire une Noire ? » a bien analysé cette « affaire » (25 mars 2021). La question à poser est bien évidemment celle des compétences pour traduire, compétences linguistiques, culturelles, sociologiques. Il semblerait que la traductrice sollicitée a avoué avoir une maîtrise insuffisante de l’américain. Qu’elle ait de l’empathie, bien entendu, mais cela ne remplace pas les compétences. Si la couleur de la peau ne donne pas de compétence, la question est de se demander pourquoi « les autres » ont soutenu Janice Deul. La réponse donnée est intéressante et doit faire réfléchir même si elle égratigne le fameux universalisme : c’est « la longue et constante exclusion des minorités » et l’incapacité, dont les principaux décideurs n’ont pas une conscience claire, de ne pas leur faire leur place, de n’avoir pas cherché à « mettre en lumière des traductrices noires ayant les compétences pour relever le défi ». L’article est à lire ainsi que sa conclusion : « Le monde change. Les exclus d’hier ne se taisent plus et ont décidé d’avoir leur part du gâteau et de se faire entendre par tous les moyens ».

En ces temps fertiles en publications, je voudrais terminer en signalant quelques lectures que j’ai faites récemment de… femmes, s’exprimant chacune sur son registre sur cette question de la race et de tout ce que cela entraîne dans le débat public. Tout d’abord le récit autobiographique que vient de publier, en janvier 2021, Anne-Marie Garat, Humeur noire, dont le point de départ est sa colère, lors d’une visite au musée d’Aquitaine à Bordeaux face à la formulation d’une affiche « explicative » sur la traite négrière. Elle fait le point sur ses lectures antérieures et d’autres plus récentes – elle propose sur plusieurs pages une lecture de l’ouvrage de Moreau de Saint-Méry, sur Saint-Domingue –, plaidant pour une révision profonde de ce pan incontournable de l’Histoire de France et de sa transmission : « Imaginer revient à déplacer son appartenance, à se détacher d’ici pour ailleurs, se décoloniser et de désaliéner de soi par une dynamique qui donne accès aux autres modalités possibles du réel, une faculté que stimulent l’éducation morale et la liberté critique, aussi bien l’esthétique ».

Elle situe l’écriture de son récit dans les explosions du monde : « Juin 2020, comme j’achève ce livre, les manifestants du Black lives matter abattent la statue d’Eward Colston à Bristol, et la jettent à l’eau. Or il se trouve que Bristol et Bordeaux ma ville natale sont jumelés, vieille sororité portuaire : là-bas comme ici d’illustres négriers sont honorés pour avoir financé banques, sociétés savantes, hospices, écoles, églises, doté les musées d’œuvres d’art, opulence commerciale tirée du sucre, du tabac, du coton, de l’hévéa et de l’ivoire, mêlée de crachats, de sang et de morts par millions de forçats suppliciés. A Anvers, à Bruxelles, Léopold II le boucher du Congo est pareil détrôné, Cecil Rhodes à Oxford, Robert Mulligan à Londres, et aux Etats Unis, au Canada, en Australie… »

L’été 2020, Sarah Mazouz a édité chez Anamosa, une mise au point des définitions et références à partir du mot « race », de tout ce qui fait débat et joutes verbales. Pour certains, si l’on utilise le mot, c’est qu’on est soi-même raciste ; or, le racisme s’il existe outre-atlantique, n’existe pas en France, donc son usage est inadéquat. Sarah Mazouz offre une sorte de petit manuel bien utile pour se remettre les idées au clair et savoir de quoi l’on parle et de quoi on choisit de parler, avec méthode. Une citation de Pap Ndiaye (juillet 2019) peut illustrer son objectif : « Même s’il est évident que la « race » n’existe pas d’un point de vie biologique, force est de constater qu’elle n’a pas disparu dans les mentalités : elle a survécu en tant que catégorie imaginaire, historiquement construite, avec de puissants effets sociaux […] Si l’on veut déracialiser la société – et donc faire de telle sorte que la couleur de la peau n’ait pas plus d’importance que celle des yeux ou des cheveux –, il faut bien commencer par en parler ».

En opposition assez polémique, publié en février 2021, le récit « intime et politique » de  Rachel Kahn, Racée. Elle aussi passe en revue un certain nombre de notions qu’elle récuse, sous le parrainage constant de Romain Gary, parrainage qui, d’une certaine manière, la rapproche de Nancy Huston qui a écrit en 1995 Tombeau de Romain Gary. Dès le début de son texte, Rachel Kahn cite la phrase que l’écrivain fait dire à un de ses personnages, « nous sommes tous des additionnés » ; il lui donne sa légitimité, en quelque sorte et elle rejoint la déclaration de Nancy Huston, faite au Magazine Lire en mars 2001 : « C’est Romain Gary qui, par sa magie, sa capacité d’enchantement, son inventivité, son refus de la réalité brute, m’a libérée de Barthes, de Sarraute, de Robbe-Grillet. Quand je suis arrivée à Paris, je disais à qui voulait l’entendre que j’avais envie d’écrire. Mais l’époque n’était pas à la littérature considérée comme une activité de luxe. Il fallait tout comprendre, lire Marx, Lacan et soutenir la révolution (…) Bref ! après avoir passé une quantité de temps ahurissante à lire Marx et Althusser, c’est le mouvement des femmes qui m’a ramenée à l’écriture (…) Mais il a fallu que Roland Barthes meure en 1980 pour que je saute le pas et écrive mon premier roman. Comme si mon surmoi théorique avait disparu avec lui. La joie absolue de dire je à la place de quelqu’un d’autre, je l’ai découverte à ce moment-là ».

Je terminerai par un autre récit « intime et politique », édité en février 2020, mais très différent par son ton mesuré et démonstratif du précédent, celui de Maboula Soumahoro, Le Triangle et l’Hexagone – Réflexions sur une identité noire. Elle raconte avec beaucoup de précision son parcours intellectuel, existentiel et universitaire : « Cette distance prise par rapport à l’Afrique, la Côte d’Ivoire parentales et l’Hexagone résidentiel m’avait fait prendre plus pleinement conscience de ma propre identité de Noire. Je n’étais pas seulement africaine, ivoirienne, dioula ou française. Devenir noire reposait alors sur un acte de solidarité historique, sur un ancrage transnational culturel et intellectuel ». Et plus loin, après l’approfondissement de ses lectures et de ses étapes universitaires en France et aux États-Unis, elle fait ce constat essentiel : « La question raciale était devenue inévitable. Elle venait défier l’illusion de l’universalisme républicain ». Le roman analysé au début de cet article n’est pas oublié, au contraire. Toutes ces lectures participent à l’éclairer et à approfondir les arguments qui divisent ou réunissent les débats autour de la race dans le paysage intellectuel et littéraire, en France.

Nancy Huston, Arbre de l’oubli, Actes Sud, mars 2021, 320 p., 21 €