À l’occasion de la parution de ses archives personnelles, Une révolution culturelle, et afin de saluer en ce jour de la Fête de la Musique son créateur, Jack Lang, l’ancien ministre de la culture de François Mitterrand, porte un regard sur la terrible période que nous traversons en nous faisant part de ses réflexions sur ce dont la Culture a besoin pour habiter nos vies, notamment Le Parlement des Créateurs qu’il appelle de ses vœux. Alors, Jack Lang, où est le cool ?
La France prendra la présidence de l’UE l’année prochaine. Et vous appelez à un new-deal, une refonte, une révolution culturelle qui “renverse la table” : qu’est-il possible de faire au niveau supranational, et qui ne heurte pas les cultures des pays ?
Je crois que précisément qu’il ne faut pas concevoir ces initiatives comme supranationales mais au contraire comme des initiatives qui seraient suscitées à la base. Je dirais dans la communauté artistique et intellectuelle de chacun des pays. Mon idée, qui n’est pas en soi originale, et puisque la France prendra la présidence en janvier, serait que l’on organise à l’automne prochain une sorte de Parlement des créateurs réunissant des intellectuels, des femmes et des hommes de sciences, des artistes, de l’ensemble de l’Europe. Que cette assemblée générale des créateurs, inventeurs, chercheurs, artistes puissent réfléchir pendant deux ou trois jours à ce que pourrait être un renouveau politique et culturel de l’Union Européenne. Pas seulement la culture. Ce serait aussi l’éducation, la recherche et la science.
Est-ce qu’il n’y aurait-pas là un rôle à jouer pour vous, qui avez aussi “renversé la table” dans le passé ?
Surtout je me suis engagé à de nombreuses reprises en faveur d’une Europe de la culture, qui aujourd’hui est un peu aux abonnés absents. Et nous avions en son temps, avec des collègues ministres, de l’Espagne, de la Grèce mais aussi le ministre Portugais, créé un élan à travers l’Europe qui était plus petite qu’aujourd’hui, par exemple nous avons créé les Capitales Culturelles Européennes. Des villes sont “sacrées” pour l’année capitale européenne et deviennent tout à coup les phares intellectuels de l’Europe. Cette initiative continue à susciter beaucoup de passions.
Une culture européenne mieux coordonnée pourrait aussi contrer une hégémonique américaine, que vous avez longtemps tenté de contenir ?
Mais plus que jamais aujourd’hui parce que l’adversaire ce n’est pas Hollywood, ce sont les GAFA, les mastodontes de la presse et de l’audiovisuel, les médias liés à certaines grandes puissances. Plus que jamais il faudrait que l’Europe soit fière de sa culture, de ses créateurs, ses inventeurs et imagine des alternatives nouvelles. Pas question dans mon esprit évidemment de susciter je ne sais quel mouvement contre les Américains. Ce serait totalement stupide. Les Américains c’est à la fois le meilleur et le pire, d’un côté les puissances financières et médiatiques, contre lesquelles d’ailleurs Joe Biden souhaite lutter, auxquelles il souhaite imposer des contraintes et des obligations. Puis de l’autre, les créateurs, les artistes, les inventeurs qui sont les amis des créateurs européens.
Comment rendre à nouveau audibles les sages, le bon sens, les esprits éclairés dans le magma numérique fou qui comme une lave en fusion semble tout engloutir sur son passage ?
Je n’ai pas de réponse toute faite. Je crois qu’il faut redonner la passion, le goût, l’enthousiasme de la culture vivante. Le cinéma en salles qui peut être une fête pour l’esprit, redonner une place au théâtre partout même dans les villages, redonner sa place à l’amour du livre. On peut évidemment imposer aux GAFA un certain nombre de contraintes et d’obligations fiscales, financières, je crois d’ailleurs que le commissaire en charge, Thierry Breton, y travaille. Le plus important ce serait que chacun de nos pays soit capable de redonner à la culture vivante la meilleure place. Pour moi, la première place.
La société française, mais pas que, s’est nettement polarisée sur des antagonismes sociétaux : le fait religieux, les questions de genre, la redéfinition de la “nation”, etc. La politique culturelle n’a-t-elle pas un rôle à jouer ici pour tenter d’éteindre les incendies, faire le trait d’union entre les communautés ? Comment faire ?
D’abord je ne partage pas l’analyse que vous faites sur ces affrontements. Je crois que dans nos pays le désir de vivre ensemble est plus fort même s’il y a, ici ou là, des réactions sectaires. Partout, que ce soit au Portugal ou en France et ailleurs, il y a un vouloir vivre ensemble très fort. Il faut l’encourager, aiguiser ce sentiment d’appartenance commune, et là vous avez raison, par la culture la plus brillante, la plus vivante, la plus populaire.
Y a-t-il un autre pays qui suscite votre admiration, par son courage et ses réussites en matière de culture ?
Je dirais la Corée du Sud. Elle a réussi, et depuis très longtemps, à soutenir ses créateurs, ses inventeurs. Ce pays qui était l’un des plus pauvres du monde est devenu l’un des plus riches du monde. Par exemple par des mesures très particulières inventées par la Corée, destinées à soutenir son cinéma. La Corée a aujourd’hui une industrie cinématographique prospère et brillante. De même les séries audiovisuelles coréennes, en raison d’une politique volontariste, se propagent à travers le monde et notamment en Chine et au Japon. On peut aussi souligner le succès international de la K-Pop et d’autres choses. La Corée a toujours su, tout en s’ouvrant au monde, soutenir et encourager sa création.
Les nominations à la myriade de postes de la galaxie « Culture » occupent une grande partie du temps du ministre et du Président (on avait pu le voir aussi dans La Récréation de Frédéric Mitterrand). La crise du Covid a révélé que la France possède une administration pléthorique ; on y paie beaucoup d’impôts et les choses ne fonctionnent pas de manière optimale, c’est un euphémisme. Y a-t-il trop de monde ? Qu’est-ce qui coince ?
Je ne pense pas qu’il y ait trop de monde, je pense qu’il y a trop peu de dirigeants éclairés et on fait peser sur l’administration une responsabilité qui n’est pas la sienne. C’est le pouvoir politique qui trop souvent est faible, sans conviction sans force sans enthousiasme. Certainement, il y a des réformes de structure à imaginer. Le plus important n’est pas là, le plus important est de “mettre l’imagination au pouvoir” comme on disait naguère. Solliciter la créativité populaire, faire appel aux citoyens qui sont riches d’idées et de propositions.
Mais on voit bien dans le livre que les divers directeurs au sein des grands projets mitterrandiens passaient beaucoup de temps à se quereller et se bloquer les uns les autres.
Le choix qui a été fait par l’éditeur est de se centrer sur des questions de ce type qui sont réelles mais loin d’être les plus importantes.
Pour être plus forte la culture post-covid n’aurait-elle pas intérêt à se coaguler, le “plus” ou le “trop” pouvant-être l’ennemi du bien ?
Je ne vois pas très bien ce que vous voulez dire.
Avec ce foisonnement d’institutions que vous avez contribué à créer n’y a-t-il pas le risque de redondance, dilution, gaspillage, illisibilité ?
Je ne partage pas ce sentiment. Je ne suis pas malthusien d’esprit. Donc quand on me dit “trop”, je dis…
Jamais assez ?
Pas assez oui.
Vos archives révèlent votre haut niveau d’expertise et technicité tant budgétaire, qu’administrative en plus d’une grande érudition et d’un entregent remarquable. Un ministre de la culture peut-il survivre sans être un orfèvre du budget et des rouages administratifs ?
Non il ne faut pas le croire, vous savez, certaines notes sont trompeuses, parce que ce n’est pas tous les jours, ce n’est pas en permanence. Mais enfin en même temps, il est vrai que si vous ne maîtrisez pas l’appareil d’état, vous risquez de vous faire rouler dans la farine. J’ai connu plusieurs ministres qui se sont fait avoir.
Par le Budget ?
Oui. La première chose, c’est : quelle philosophie ? Quelle vision ? Quelle idée ? Voilà. Ce qui manque parfois, pas seulement en France, c’est une vision forte et puissante ! Premièrement, la culture, le savoir, l’éducation, la science doivent occuper la première place en Europe. C’est capital.
Deuxièmement, s’assurer de la prééminence de l’intelligence et de la création sur la rentabilité à court terme. Et, troisièmement, faire que la beauté, l’art, puissent se propager dans tout le pays, vers les villes, les villages, différents quartiers, et aussi des lieux comme les hôpitaux, les prisons, les entreprises. S’il n’y a pas une vision enthousiaste et volontaire, rien ne se passe !
Dans la période qui vient, où de nombreux pays industrialisés se sont lourdement endettés pour faire face à la pandémie, les dirigeants culturels devront-ils avant tout, être d’habiles et raisonnables gestionnaires ou au contraire de fougueux créatifs sortant des sentiers battus ?
Écoutez, c’est le déclin assuré ! Non pas seulement de la culture mais de notre système de filiation, si vous voulez enfermer les créateurs et les inventeurs et les ministres un peu éclairés dans un carcan administratif étroit… Non, je le répète, plus que jamais il y a crise ! Raison de plus pour donner aux “forces de l’esprit”, comme l’aurait dit François Mitterrand, une place pri-o-ri-taire. Non pas la deuxième, non pas la troisième place, mais la première.
C’est vrai que cette crise contribue à la fermeture des lieux de culture, c’est une grande souffrance pour les artistes, les créateurs, les conservateurs, pour les citoyens eux-mêmes. Chaque pays essaie de trouver des solutions humaines pour concilier à la fois la sécurité sanitaire et une progressive réouverture des lieux culturels.
Aujourd’hui qu’est-ce qui suscite votre curiosité, votre intérêt, où est le cool ?
Vous savez très franchement, le “cool”, c’est le contraire de ce qu’on vit en ce moment. C’est le bonheur de partager avec d’autres une projection de cinéma, un concert de musique électronique, c’est ça le “cool” pour moi. Vivre intensément des plaisirs esthétiques avec d’autres.
Jack Lang, Une révolution culturelle : dits et écrits, Frédéric Martel (éd.), Robert Laffont, « Bouquins », 1312 p., avril 2021, 32 €