Peut-on encore envisager une lecture originale du grand roman de Proust après tant d’autres, si souvent remarquables ? C’est l’exploit que tente et réussit le Professeur émérite (UCLA) Saul Friedländer dans un essai aussi audacieux que méthodique. Or, Friedländer est historien et non critique littéraire. À ce titre, il a d’ailleurs obtenu aux États-Unis le prix Pulitzer de l’essai pour un grand travail sur l’Allemagne nazie et les Juifs. Il n’empêche que son commentaire de la Recherche paraît aujourd’hui en traduction aux éditions du Seuil alors même que son auteur se targue d’un âge avancé. En tout cas, son À la recherche de Proust séduit en ce qu’il affronte avec un tranquille aplomb les quatre grandes questions que pose le roman proustien tant de fois mis sur le grill critique. Soit l’appartenance familiale du héros-narrateur, l’orientation sexuelle du même, le canevas narratif assumé par l’auteur et, enfin, ce qui, au bout du chemin, consacre la modernité du roman.
L’audace commence avec l’affrontement des questions que l’on dira identitaires. Elle consiste à faire la part des choses dans les deux cas, si fortement apparentés par leur caractère minoritaire. Oui, les mère et grand-mère de Proust étaient juives. Oui, le héros fut un homosexuel. Mais la stratégie narrative reviendra à ne le dire que de façon dissimulée ou détournée en regard d’un certain état de l’Histoire et des rapports socio-politiques au temps de l’Affaire Dreyfus et de la Grande Guerre. C’est que Proust, comme le montre Friedländer, veille à doser ou à graduer ses effets sur ces deux thèmes, et jusqu’à embrouiller les perspectives. Dans le roman et quoique juif, Swann est reçu dans la société la plus chic pendant que l’antipathique Bloch, cette sorte de paria que le texte assimile par deux fois à une hyène, ne s’élève dans les échelons sociaux qu’au prix d’une bévue qui le trahit : c’est qu’il affiche un pseudo d’écrivain qui, tout latin que soit ce dernier, renvoie au quartier le plus israélite de Paris. Par ailleurs, on ne sait jamais, note le critique et historien, si la mère de Marcel — avant sa mort et après elle — est de Combray ou d’une lointaine Alsace.
Ainsi tout est affaire de compromis. Ainsi encore et quant au genre affiché, Albertine et le second Saint-Loup sont tour à tour des bisexuels, ce qui revient à accommoder certaines situations sans scandaliser selon les normes d’époque. De tels aspects pourront également fluctuer au gré des moments fictionnels.
Mais allons droit aux marqueurs de la modernité proustienne d’après Friedländer. Là encore, ils sont quatre. Le premier interroge l’hypothèse selon laquelle Proust s’inscrirait dans la tradition romantique-réaliste du Bildungsroman allant de Goethe à Flaubert et à Bergotte. Mais l’auteur de la Recherche ne prolonge que fort peu cet héritage. Le paradoxe est que l’inspiration moderniste du romancier l’entraîne vers un bien autre passé, conjoignant les Mémoires de Saint-Simon d’un côté et Les Mille et une nuits de l’autre. Maintes fois attestée par la Recherche, cette double référence perturbe la logique d’une évolution.
Mais venons-en au second marqueur ; il est tout de référence rhétorique, réunissant l’ironie dont use le roman avec un paradoxe également répandu en lui. Quelques références suffiront ici à illustrer ce « paradoxe ironique ». C’est, par exemple, là où sont mis en scène des bisexualités (Albertine, Saint-Loup), certains snobismes (Legrandin, Mme de Cambremer), des profanations (la fille Vinteuil, Marcel), des homosexualités triviales (Jupien, Charlus). En chaque cas, il y a dédoublement de la personnalité et accès à une liberté.
Mais passons ici à un troisième marqueur toujours avec Saul Friedländer : « Notre auteur était agnostique, mais cela semble accessoire au regard de cette immense galerie de types humains qu’il a décrits. La dimension tragique est absente, de même que la dimension métaphysique, ou ce qui pourrait être l’affirmation de la liberté humaine et de soi-même […] telle qu’on la trouvera vingt ans plus tard dans l’existentialisme. » (p.101) De Proust à Sartre, voilà donc jeté un pont essentiel dans le sens du moderne.
Mais il est un quatrième argument venant consolider les précédents. Ce qui n’empêche pas certaine tendance au brouillage. Tenons-nous à l’affirmation du critique qui à cet égard semble la plus nette. Nous lisons : « installer Sodome et Gomorrhe au centre du roman était un geste très inhabituel pour l’époque (malgré la contribution d’André Gide), qui reste rare, même de nos jours, dans la littérature destinée au plus grand nombre. Et cela fait de la Recherche un roman vraiment moderne. » (p.169) C’est l’idée qu’au cœur de son roman, l’auteur-narrateur glisse une théorie de l’homosexualité prenant appui sur à la fois un petit cours de science naturelle, la scène à demi burlesque de la première rencontre entre Jupien et Charlus, enfin un inventaire apitoyé des catégories d’invertis. Ce n’est là qu’une rupture passagère mais dont les pages sont d’un grand poids par leurs implications, par ce qu’elles montrent et par ce qu’elles cachent. On notera d’ailleurs que la séquence Charlus-Jupien est une de celles où Marcel ne fait qu’entrevoir la réalité des choses et des faits. Il y va d’une censure que l’on ne sait trop à qui attribuer. Elle va nous conduire à l’énigme finale d’une fort belle interprétation — complètement irrésolue, quant à elle. Car qu’en est-il de la grand-mère ? Qu’en est-il de ses deux sœurs ? Qu’en est-il de sa fille ? Juives ou non, se demande l’historien-critique, sans trouver de réponse.
Saul Friedländer, À la recherche de Proust, traduit de l’anglais par Alexandre Plateau, éditions du Seuil, mai 2021, 184 p., 21 €