Lectures transversales 20: H. Leivick (Dans les bagnes du tsar)

© Julien de Kerviler

« Les journées pénibles dans notre cellule, dans cette « famille de huit » avec le neuvième cloué au mur, ont été suivies par des jours et des nuits de routine carcérale : chacun de nous dans son atelier respectif. Les jours d’hiver brefs, les nuits longues. Le travail n’est pas trop pénible, en tout cas le mien. Par moments, tu te sens reconnaissant qu’il existe — une vraie bénédiction. Les conditions de vie en ces années aux Butyrki étaient supportables. Les contremaîtres ne mettaient pas trop de pression, n’imposaient pas de normes. En hiver, le travail s’arrête dès que le soir tombe. Après l’inspection des cellules, il reste quelques heures pour lire, pour converser, ou bien pour faire les cent pas dans la cellule au rythme des chaînes et sentir l’interminable passage du temps qui rampe, qui s’étire, ou au contraire sa vertigineuse fuite.

Parfois le temps est un eau qui s’écoule goutte à goutte, parfois il tourbillonne tel un manège, d’autres fois il rampe tel un ver de terre, d’autres fois il est un marécage, d’autres fois un abîme, d’autres fois encore une prison aux murs écrasants. Mais toujours le temps est la réalité des réalités, incontournable. Il est une matière palpable. Tu peux y plonger ta main, dans les secondes, dans les minutes comme dans des cerceaux, et tu peux quelquefois l’entendre sonner plus fort que les chaînes.

Oui, tu vois les instants s’imbriquer les uns dans les autres comme des maillons d’une chaîne et tu les entends sonner. Une chaîne illimitée. Lorsqu’elle s’enroule autour de toi, il est douloureux de percevoir son infinitude.

Je travaille dans un atelier de reliure. Je suis un auxiliaire qui manipule la machine à couper. Je tourne une roue qui soulève et abaisse une grande lame d’acier. Nous travaillons en cadence, sans hâte. La lame d’acier brillante s’abat sur des monceaux de carton et massicote des livres de compte ou des calendriers dont elle égalise les bords. À chaque fois que je tourne la roue, la lame d’acier se lève et s’abaisse sur les tas de papier, et je ne sais comment me vient l’image de la guillotine, celle de la Révolution qui tranchait ainsi les cous des hommes. Quelle chance que dans l’atelier de lecture cette lame tranche seulement du papier. »

H. Leivick, Dans les bagnes du tsar (1958), traduit du yiddish (Biélorussie) par Rachel Artel, Éditions de l’Antilope, 2019, pp. 202-203.

© Julien de Kerviler