Ludivine Bantigny : « L’utopie d’aujourd’hui est la réalité de demain », lire La Commune au présent

La Commune au présent. Une correspondance par-delà le temps (détail de la couverture)

Voici un livre qui s’est donné les moyens, pour rendre compte de la Commune de Paris, d’excéder ses propres limites. Écrit par Ludivine Bantigny, que la quatrième de couverture présente comme « historienne, maîtresse de conférences à l’université de Rouen », cet ouvrage s’écarte délibérément, dans sa composition, de l’essai historique, en présentant 62 lettres écrites aujourd’hui à celles et ceux qui vécurent et qui firent la Commune. L’auteure les appelle « Communeuses » et « Communeux » parce que cette appellation fut revendiquée par des acteurs de la Commune comme Pélagie Daubain ou Jean-Baptiste Clément. Et parce que « Communard » est le mot des ennemis de la Commune. Ce choix toutefois n’est jamais imposé comme une contrainte préalable. Ludivine Bantigny sait, très certainement, que le Dictionnaire de la Commune de Bernard Noël (qu’elle cite fort souvent dans ses notes) fait remarquer que les deux termes sont « de consonance péjorative » (Réédition L’Amourier, 2021, p. 199 et p. 204) : de fait, il n’y a pas de police du langage dans son livre.

La Commune au présent. Une correspondance par-delà le temps, p. 9 © Ludivine Bantigny / La Découverte

La forme de la lettre fait sortir de l’essai historique, au sens le plus traditionnel. S’adresser à Louise Michel, à Auguste Bianqui, à Courbet mais aussi à une inconnue, c’est évidemment donner à lire ses sentiments, son empathie pour l’événement. C’est même laisser passer des moments qui constituent une sorte d’autobiographie. La référence à l’historien Jacques Rougerie, (l’auteur du « Que sais-je ? » La Commune de 1871 qui a été le passage obligé de tous les garçons et les filles de mon âge s’intéressant à la Commune), permet ainsi, presque, de trouver l’origine de ce livre, puisque Ludivine Bantigny, écrivant à Jean-Baptiste Clément, lui confie à propos de Rougerie : « J’ai commencé mes études et mes premières recherches avec lui ; je n’oublierai jamais les discussions que nous avions à votre sujet » (p. 167-168). On le voit ici, quelque chose excède le simple livre supplémentaire sur la Commune.

Et, puisque j’ai donné ici une référence, on ne sera pas surpris de voir que celles de l’auteure vont de Derrida (Spectres de Marx) à Althusser (L’avenir dure longtemps) en passant par Bookchin (Pour une écologie sociale ou Une société à refaire) voire Dardot et Laval (Commun). L’historienne déborde avec bonheur vers la sociologie, l’analyse politique, la philosophie. Et les références ne se limitent pas à ces domaines. On attendait Rimbaud et Hugo, ils sont bien là. C’est même à Hugo que la 55e lettre est adressée, rappelant au passage que l’expression « Police partout, justice nulle part » vient de lui (p. 330).

Pour Rimbaud, la lettre à la Communeuse André Léo qui répond au titre « Changer la vie par la démocratie » ne se contente pas de rappeler l’expression célèbre du poète. Elle s’appuie sur l’une des deux « Lettres du voyant », celle du 15 mai 1871, à Paul Demeny : « Les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles. » (p. 73). Il s’agit de montrer que la Commune inventa, au jour le jour, une nouvelle manière d’envisager la politique, sans violence, avec un véritable sens de l’égalité et dans un rapport nouveau au réel, au quotidien, à l’art et à la culture, dans le sens le plus ouvert de ces termes.

Une introduction, en trois lettres (à Louise Michel, à Pélagie Daubain et à Jules Vallès), et dix parties qui contiennent une fourchette de quatre à dix lettres chacune, dressent un tableau au jour le jour de cette révolution que fut la Commune. Ludivine Bantigny la montre en mouvement et souligne à quel point la réflexion et l’action ont été liées à propos de sujets qui restent totalement actuels : l’égalité des sexes, la justice sociale, l’éducation, la relation au travail, le rapport au pouvoir, etc.

Chemin faisant, le texte revient sur certains points cruciaux de cette période que la pression sociale ou médiatique tend à réduire. Ainsi, à l’heure où l’église catholique célèbre une messe à la mémoire des victimes chrétiennes de la Commune (ce qu’elle n’avait pas osé faire en 1971), une lettre adressée à une inconnue rappelle que si le nombre de victimes varie, selon les historiens, entre 10 000 et 30 000 morts, la comparaison qui doit être faite, dans l’atrocité que les parisiennes et parisiens durent subir, devrait « faire remonter à la Saint-Barthélemy pour trouver quelque chose d’approchant. » (p. 244). C’est glaçant. Cela devrait remettre les idées l’Archevêché en place. Et cela permet d’entendre avec acuité les mots de Bernard Noël dans son entretien avec Michel Surya, publié sous le titre Sur le peu de révolution (La Nerthe, 2020, p. 67) : « Il devrait être dérangeant pour tous de penser que la seule révolution non violente servit de prétexte à un tel massacre, mais la leçon de cette répression violente est que la classe qui détient le pouvoir économique est prête à tout pour pouvoir le conserver. »

La Commune au présent. Une correspondance par-delà le temps, p. 10 © Ludivine Bantigny / La Découverte

Sur la question de la Banque de France que les Communeux ne saisirent pas, au soir du 18 mars 1871, le discours historique considère souvent que ce fut une erreur stratégique qui a porté avec elle une part de la responsabilité de la fin tragique de la Commune. Ludivine Bantigny cite l’Histoire de la Commune de 1871 de Lissagaray. « Toutes les insurrections sérieuses ont débuté par saisir le nerf de l’ennemi, la caisse. La Commune est la seule qui ait refusé. » Puis, s’adressant à André Léo, elle justifie avec elle ce refus : « Il y a bien des raisons à cela. D’abord à vos yeux, cette banque est la Banque de France et vous, vous n’êtes que Paris. Votre révolution est communale et ne prétend pas se substituer au pays. C’est cela aussi la démocratie. Or c’est votre grand souhait : la démocratie vraie. Fracturer les coffres sans en avoir le mandat pourrait briser la confiance et la légitimité que le peuple vous accorde. Vous ne voulez pas passer pour des bandits. Vous entendez aussi montrer aux autres villes et au reste du pays la dignité de cette révolution. » (p. 75). On excède encore ici le simple essai historique. L’implication de l’auteure saisit la force révolutionnaire qui caractérise l’assise-même de la Commune de Paris.

La Commune au présent revient aussi, dans une lettre à l’institutrice Maria Verdure, sur l’enseignement, sa réflexion et sa pratique. En s’appuyant sur l’essai de Jean-François Dupeyron (À l’école de la Commune, 2020), Ludivine Bantigny montre qu’il faut reconsidérer l’Histoire de l’École, non pas exclusivement à partir de Jules Ferry, mais aussi à partir de la Commune. Car la IIIe République a construit un mythe qui veut faire croire que tout part de Ferry, alors qu’il a construit une école fondamentalement inégalitaire, qui permet à la bourgeoisie aisée d’aller vers « les petites classes de lycées » (p. 109), tandis que les plus pauvres s’arrêteront avant. Il est essentiel de se rappeler que Jules Ferry fut d’abord un soutien de Thiers. Maire de Paris, il « quitte Paris, avec les caisses, avec l’argent, qui prive Paris de ses finances publiques » (p. 108) Et Ludivine Bantigny rappelle, en outre, que Thiers affirma, dès 1849 : « N’est-ce pas en général les ouvriers les plus instruits et qui gagnent le plus, qui sont tout à la fois et les plus déréglés dans leurs mœurs et les plus dangereux pour la paix publique ? »  (p. 107) Cela jette un regard bien particulier sur l’école pour tous instaurée par Ferry, dans la représentation de la République. Jules Ferry avait sur le peuple à peu près le même regard que celui qu’il avait sur les populations colonisées. C’est lui qui put dire à la Chambre des Députés, en 1885 : « Il y a pour les races supérieures, un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le droit de civiliser les races inférieures. » (p. 109-110).

L’école de la Commune, à l’inverse de l’école de la IIIe République est « celle de l’égalité, une école émancipatrice, sociale et même socialiste : « socialiste » au sens d’un volontarisme politique pour la justice, l’égalité et la solidarité. Elle repose sur des principes forts : la confiance faite aux enfants, l’encouragement de leurs capacités et de leur créativité, les méthodes actives qui les éloignent de la passivité et de la docilité » (p. 110). Elle n’est pas structurée en « divisions » comme une caserne. Bref, l’école de la Commune est une véritable école du peuple, qui participe de ce sens de la pédagogie que les cyniques du pouvoir, depuis Claude Allègre jusqu’à Blanquer gomment avec une ardeur néolibérale qui expose presque leur jouissance.

Sur le féminisme, la Commune de Paris reste en avance sur notre époque. La troisième section de l’ouvrage « Les femmes, l’Histoire, l’espoir » contient 5 lettres et montre à quel point l’égalité n’était pas qu’un principe intellectuel mais une réalité qui se retrouve à tous les niveaux : le travail, la représentation sociale ou politique, les mœurs, la vie en société, etc. Écrivant une lettre à Angelina Sabatier, membre de l’Union des femmes, représentante du IVe arrondissement, Ludivine Bantigny prend soin de citer un début d’essai de Victorine Brocher, De la femme (1871) : « L’humanité ne pourra se considérer comme affranchie tant que la moitié du genre humain ne reconnaîtra à l’autre moitié que des devoirs et non des droits. » Il faut constater malheureusement que cette phrase reste encore d’une criante actualité et rappeler, aussi, que Victorine Brocher publia en 1909 Souvenirs d’une morte vivante, dont Bernard Noël dans son Dictionnaire de la Commune dit : « c’est un témoignage sur la vie et la pensée d’une ouvrière, de la révolution de 1848 à la fin de la Commune, mais c’est aussi, par son caractère simple et directe, une œuvre littéraire unique dans le genres des ‘‘mémoires’’, car elle y fait entrer le monde sans voix de ceux qui font l’histoire et ne l’écrivent pas. » (L’Amourier éditions, 2021, p. 122)

La Commune au présent. Une correspondance par-delà le temps, p. 11 © Ludivine Bantigny / La Découverte

Et ce féminisme de la Commune est inséparable de son projet politique, qui tient peut-être en un mot : le communalisme. Il met en avant des concepts que le livre discute et qui tournent autour des notions d’association, d’autonomie, de fédération et d’association. C’est la lettre à Georges Bertin (« Le travail et la démocratie sociale ») qui, sans masquer les divergences qui purent exister entre les élus de la Commune et les membre des Commissions, explore cette inventivité politique et proprement révolutionnaire.

D’ailleurs, par cette inventivité, La Commune au présent peut proposer comme jamais cela n’avait été fait, à quel point, cette révolution massacrée développe un modèle politique qui reste aujourd’hui encore original voire originel. Les expressions partage du travail ou justice sociale viennent de ces femmes et de ces hommes qui ont inventé une société égalitaire, c’est-à-dire une révolution qui ne voulait pas transférer le pouvoir d’une catégorie sociale à une autre mais le partager équitablement et durablement. Ainsi la lettre à Georges Bertin commence par ces phrases (p. 127) : « Le travail, la justice… Pour vous et pour toi, tout est là. Il s’agit d’obtenir non seulement des conditions plus justes et plus humaines, des salaires plus dignes, mais encore d’aller bien au-delà : émanciper le travail du joug que lui impose le capital. Comment ? En s’unissant, et plus précisément, en s’associant. » On pense, alors, à des revendications plus récentes, celles de mai 1968 ou celles des Gilets jaunes, par exemple, sans les attaques réactionnaires de quelque ancien ministre de l’Éducation Nationale qui a prétendu avoir analysé la pensée 68, et sans les basses récupérations des populismes de mauvais aloi.

On lira donc avec attention les deux dernières parties du livre (IX et X). Elles mettent en évidence « la permanence et la rémanence » (p. 317) de l’esprit de la Commune, dans un certain nombre d’événements contemporains. Et de parler, notamment de l’Espagne, de la Grèce, du Rojava au Kurdistan syrien pour ne renvoyer qu’à trois réalités marquantes. C’est évidemment cela, au sens premier, La Commune au présent. Cela participe de l’économie profonde de ce livre. Et, tout comme les premières partie du livre sont ponctuées de photos, de documents qui sont des témoignages de l’énergie, de la joie de cette période mais aussi de son massacre applaudi par la bonne conscience bourgeoise, la fin de l’ouvrage laisse la part belle à des clichés qui montrent aussi bien un CD de 2020 (La Commune, album Against the Currents, p. 309) que des photos de femmes, des photos d’inscriptions sur des gilets jaunes ou encore des enseignes ou des rideaux de devantures à Athènes. La Commune est toujours en vie, même si elle a pu aussi être récupérée comme « une gamme et une boutique de vêtements dans le Marais » (p. 316).

La Commune au présent. Une correspondance par-delà le temps, p. 321 © Ludivine Bantigny / La Découverte

Parmi ces documents, l’enseignant que je suis et qui aurait pu écrire pour ce compte-rendu une lettre à l’auteure du livre, retient avec un vif plaisir une photo qui fait penser à toute une analyse de Johan Faerber, dans son livre Le Grand écrivain, cette névrose nationale. Cette photo montre le panneau d’une ou d’un manifestant qui arbore artisanalement l’inscription suivante, le 20 février 2020 (p. 321) : « – de Jean-Michel, + de Louise Michel. » On aura tous remarqué le silence assourdissant de l’Éducation autrefois Nationale, pour les 150 ans de la Commune. Elle préfère célébrer les écrivains patrimoniaux. Ceux qui à l’image de Flaubert, Zola ou Sand qualifièrent les Communeuses et le Communeux de fous voire de « sanglants imbéciles » (p. 19). Faerber rappelle dans son livre un tweet de Blanquer de la période sinistre qui suivit les attentats non moins sinistres du 13 novembre 2015 : « Il y a une seule langue française, une seule grammaire, une seule République. » Blanquer montre ainsi qu’on n’instruit pas le peuple mais qu’on institue une nation. C’est ce qui firent Thiers avec du sang sur les mains et Ferry avec l’appui des bourgeois flaubertiens, Ferry que les Communeuses et Communeux appelaient « Ferry-Famine » (p. 39). Alors, oui, « + de Louise Michel » ! La dernière lettre du livre, comme la première, lui est adressée. Et elle rappelle une phrase d’une conférence que Louise Michel prononça à Narbonne, en mai 1897 : « l’utopie d’aujourd’hui est la réalité de demain. » (p. 388).

Ludivine Bantigny, La Commune au présent. Une correspondance par-delà le temps, La Découverte, mars 2021, 400 p. 22 € — Lire un extrait
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Bernard Noël, Dictionnaire de la Commune (réédition), L’Amourier éditions, 2021, 33 €
Bernard Noël, Michel Surya, Sur le peu de révolution, La Nerthe, 2020, 12 €
Johan Faerber, Le Grand écrivain, cette névrose nationale, Pauvert, 2021, 20 €
Jean-François Dupeyron, À l’école de la Commune de Paris – L’histoire d’une autre école, Éditions Raison et Passions, 2020, 20 €