Frank Herbert : Des nouvelles du terraformateur (Rétrofictions IV)

Détail couverture Frank Herbert, Nouvelles I, éditions Le Bélial (illustrateur : Manchu)

Il fut un temps où on croyait qu’il y avait, parmi les écrivains américains des différents âges d’or de la science-fiction, ceux qui écrivaient des nouvelles et ceux qui n’en écrivaient pas. Je n’ai pas retrouvé d’où venait l’idée, certainement d’un des grands pontes et passeurs de la critique science-fictive du siècle dernier. Qu’importe ; puisque c’est l’idée, et ce que dit cette idée de l’histoire littéraire, qui nous intéresse. Cela revenait à dire qu’il y avait ceux qui ne concevaient que de larges massifs romanesques, travaillant dans l’œuvre-monde et rechignant à œuvrer dans le laboratoire de la nouvelle ; et ceux qui, incapable ou presque de réussir dans la forme romanesque, ne seraient définitivement que des artisans de la forme brève. On connait les grands novellistes de la science-fiction : ainsi Bradbury, dont l’essentiel de l’œuvre se bâtit via la forme resserrée de la nouvelle ; et on pensait connaitre les grands créateurs de monde, Vance, Herbert, les grands artificiers de la fiction-univers.

On a donc cru cela ; mais on l’a cru sans naïveté aucune, mais par état de fait et de cause. Car la contemporanéité qu’on a d’une œuvre nous ferait presque oublier que tout ne se joue pas devant nos yeux, et qu’une part d’inconnu peut se révéler à nous et découvrir une autre facette d’un monde qu’on croyait pourtant connaître. Nous n’apercevons d’une œuvre étrangère que ce qui est traduit dans notre langue ; et même si nous lisons l’anglais, notre connaissance est nécessairement médiée par le travail éditorial qui rend l’œuvre disponible. Combien de nouvelles gisent ainsi dans des revues aujourd’hui indisponibles, c’est-à-dire oubliées ? Silverberg disait ainsi avoir écrit plus de mille nouvelles au cours de sa carrière, et la masse éditée dans les Nouvelles au Fil du Temps n’est que la face émergée d’un immense iceberg. Ce travail de repêchage des trésors enfouis est pourtant nécessaire, car la nouvelle est, pour la plupart des grands écrivains américains de l’âge d’or, une école d’écriture. On écrit des nouvelles pour vendre des textes à des revues ; les écrivant, on travaille sa propre littérature, la manière dont elle peut se faire comprendre, peut se faire accepter et donc se faire lire et exister. La nouvelle est un labeur mais pas un rebut : elle contient les idées sans la pâte romanesque qui d’habitude la fait avaler. Mais elle est aussi une part intégrante de l’œuvre, la préparant ou la poursuivant d’une autre manière, créant des embranchements et ramifications nouvelles qui explorent les possibilités de son spectre.

C’est ainsi toute le mérite du travail de Pierre-Paul Durastanti et des éditions Bélial que de permettre de porter un regard nouveau sur des auteurs du canon de la science-fiction. Après les Nouvelles de Jack Vance en 2019 (et qui sortent cette année en poche dans la collection J’ai Lu), c’est le tour de Frank Herbert, peut-être le plus célèbre terraformateur de la science-fiction, de passer au prisme des Nouvelles. Herbert, l’auteur d’un « livre si connu qu’il est inutile de le nommer », n’est donc pas que l’auteur du cycle de Dune. On pouvait auparavant trouver quelques-unes de ses nouvelles en Presse Pocket, et les voila rassemblées en deux tomes, dont le premier couvre la période 1952-1962. Si l’on retrouve donc certains textes précédemment publiés, dont la traduction a été revue, on y lira aussi des textes inédits ; une visibilité chronologique et oeuvrale se dégage donc de ses Nouvelles.

On y croisera un peu de tout, comme dans un gigantesque bric-à-brac : des formes de vies étranges et ovoïdes, des pièges interplanétaires, des maisons mystérieuses, des colonisateurs bien trop humains, une intrigue dickienne en diable ; somme toute un décorum habituel de la science-fiction. Le ton léger, le gout du dialogue, montrent un Herbert qui diffère de celui de Dune, qui explore d’autres territoires de son imaginaire. Herbert n’est peut-être, parmi ses confrères américains, l’écrivain qui se meut le mieux dans l’espace de la nouvelle. Par rapport à l’intelligence et l’acuité d’un Silverberg, la verve imaginative d’un Vance, le doute méthodique d’un Dick, la fantaisie toujours verte d’un Bradbury, Herbert peine à trouver une voix qui le distingue. Mais il est débrouillard, rusé, et l’assemblage de ses nouvelles complètes ressemble à une boite à outils, sorte de sac à malice de celui qui glane à l’étamine le filon du bon sujet – ainsi « Les Prêtres du Psi », utilisé dans le fix-up qu’est Et l’homme créa un dieu.

Mais le texte le plus intéressant de ce recueil, à mes yeux, est peut-être celui qui l’ouvre. Non pas la première nouvelle d’Herbert, mais une introduction d’Herbert lui-même, écrit en 1975 pour préfacer The Best Of Frank Herbert. C’est un texte particulièrement intéressant car on y voit un auteur revenir sur sa carrière de novelliste en réfléchissant sur sa technique de création. Et l’on aimerait, ô combien, bénéficier plus souvent de ce genre de texte théorique pour tous les grands écrivains de l’âge d’or. Sans doute ils l’ont-ils chacun écrit quelque part, dans des conférences, des correspondances, des préfaces, des articles, mais bien souvent il faut les dénicher, quand ils sont écrits, édités, et traduits (ce qui fait déjà trois conditions majeures). Car les grands fictionnalistes que sont les écrivains de l’âge d’or sont avant tout de très grands créateurs, de très grands poéticiens pratiques de la fiction ; poéticiens au sens premier du terme, des compositeurs qui travaillent la matière artisanale du poein de l’imagination. La réussite et la postérité des grands cycles de Dune, de Fondation, de Majipoor, suffit à prouver qu’une articulation entre le métier d’écrire et le travail d’invention fictionnelle a permis à leur création de s’imposer durablement dans les imaginaires littéraires. Ce genre de texte auto-théorique est donc particulièrement important pour les écrivains qui œuvrent dans la littérature de genre, parce qu’à défaut d’être toujours original, il renseigne et explicite souvent les enjeux et les processus d’un acte de création toujours singulier.

Herbert y donne sa définition de la science-fiction : « La science-fiction traite en profondeur de la technologie et de l’avenir du genre humain. Et en écrivant, on lie la technologie avec le mythe et le rêve de l’immortalité humaine. On examine aussi (c’est inévitable) l’aliénation induite par l’immersion de l’homme dans un fatras de choses dont on lui répète qu’il les veut ou qu’il en a besoin, mais qui semblent vouées à le détacher de l’essence de sa vie. ». Mais cette fiction n’est rien sans une poétique du récit : « Pour qu’on croie à la réalité d’un récit, quelqu’un doit se dresser sur la page imprimée et donner de la voix. ».

Dans cette optique, il est particulièrement intéressant de voir qu’Herbert réinvestit la vieille tradition des troubadours et trouvères, par le rapport entre voix et plaisir du récit : « J’œuvre dans le divertissement. Je suis le jongleur qui se produit dans votre château. J’apporte les nouvelles et les chansons des autres châteaux par lesquels je suis passé, et certaines sont étranges au possible. Je chante pour payer mon souper et ces autres châteaux que j’évoque ne sont qu’en partie des fruits de l’imagination. ». Et la définition de son processus d’écriture réemploie ainsi la métaphore musicale ancestrale de l’oralité : « Ça se présente en lettres de feu. Je veux écrire pour le public le plus vaste possible, vous tous qui entourez la cheminée du château à l’issue du festin, vous tous qui goûtez, fascinés, les notes de mon luth. […] J’y mettrai autant de moi que possible, sans retenue. En procédant ainsi, on ne peut pas perdre. On ne détruit rien. On crée l’œuf d’or, pas la poule. » Rien ne se perd, tout se transforme ; toute fiction est arrachée au néant d’où elle provient.

Si « l’écriture, on se l’enseigne, on l’apprend sur le tas » (et la nouvelle participe de cette apprentissage), Herbert nous dira quand même brièvement son parfait manuel de l’apprenti écrivain :
« Règle numéro 1 : Travaillez  à développer un lien quasi-naturel entre votre outil principal et vous.
Règle numéro 2 : Votre outil principal, c’est le langage, écrit ou parlé. Règle numéro
3 : Écrivez régulièrement ; n’attendez pas que votre muse favorite se manifeste.
Règle numéro 4 : Sachez sentir et réagir à votre public, mais ne soyez pas son esclave. […] J’insiste sur ce lien naturel, car nous sommes connectés au langage par des  dispositifs artificiels : dans mon cas, une machine à écrire. Ce lien est individuel, et, dans un sens, il se dissout quand on l’utilise. Il faut le recréer à chaque fois. »
Mais il dit bien aussi ce qu’est l’enjeu et « l’espoir sous-tendant l’essentiel de la science-fiction : le fait d’écrire sur un avenir […] suppose que cet avenir se produira. ». Et il définit d’une manière parfaite les deux pôles du travail science-fictif, la corrélation entre le mythe et l’hypothèse, entre la fiction et la projection : « Nous plaçons en équilibre sur le rasoir d’Occam nos hypothèses d’un côté, nos mythes de l’autre, et parfois, nous n’arrivons plus à les distinguer. Comme d’autres formes d’art, la science-fiction s’efforce de traduire nos rêves anciens en songes nouveaux, et, ce faisant, de rendre les cauchemars moins effrayants. »

Frank Herbert, Nouvelles. Tome 1. 1952-1962, traduit de l’anglais par Vincent Basset, Jean-Michel Boissier, Pierre-Paul Durastanti, Claire Fargeot, Dominique Haas, Jacqueline et Michel Lederer. Ouvrage publié et traductions révisées par Pierre-Paul Durastanti, Le Bélial, mars 2021, 484 p., 24 € 90.