Des lieux et des hommes : Chroniques syriennes

(courtesy Catherine Coquio)

Le texte qui suit, « Des lieux et des hommes. Les débuts de la révolution syrienne », a été prononcé à Beyrouth par Lokman Slim le 12 janvier 2018 lors d’une présentation du travail de « Creative Memory of Syrian Revolution / Mémoire créative de la révolution syrienne ».

J’aimerais commencer l’histoire par son début, non par paresse ou par manque d’ardeur, ni non plus pour éviter les entraves qui risquent de se dresser face à un ouvrage relatant les événements survenus en Syrie entre 2011 et 2015 du point de vue de la « révolution ». En effet, ce que je vais raconter n’est pas LA vérité, car dans un tel contexte la vérité va de pair avec l’imaginaire.

La destinée d’un livre, quel qu’il soit, est d’être lu, ou, disons-le carrément, d’être « consommé » par le biais de la lecture… Or c’est exactement ce qui s’est passé le jour où j’ai tenu entre les mains cette histoire des lieux et des hommes.

Permettez-moi d’exprimer clairement ma pensée : j’ai considéré que ce livre se lisait par paragraphes successifs. J’ai lu la préface et elle m’a d’emblée intéressé. J’ai lu les trois premiers chapitres, puis les chapitres consacrés à Idlib, à Baba Amro et à Banias avant d’aborder Palmyre, ou peut-être Hassaké. C’est alors que j’ai perçu – oui, perçu comme il arrive aux illuminés en un clin d’œil, selon la formule consacrée – qu’en vérité, je ne lisais pas, mais que je regardais. Les pages de l’ouvrage que je tenais se suivaient, se succédaient sous forme d’images et de scènes sans m’apporter d’information nouvelle sur les événements survenus en tel lieu ou tel autre. J’étais, avant tout, sidéré par les gens, les héros de cette histoire, qui avaient tant enduré tout au long de ces péripéties. Ils ont fait montre d’une immense patience, et il ne s’agit pas d’une patience quelconque, mais d’une patience sérieuse, inlassable, persistante, qui ne se laisse pas distraire par la paresse, la langueur, la froideur.

Je serais un flatteur, pire, un fieffé menteur, si je prétendais avoir lu le livre en entier ; je défie même quiconque de pouvoir le faire ou de prétendre l’avoir fait. En fait, je ne serais pas trop éloigné de la vérité si je disais avoir passé des heures à visionner les épisodes d’un feuilleton ou d’une série – si je peux me permettre une telle comparaison. Et pourquoi pas après tout ! Imaginez un dilettante qui, bien calé dans son fauteuil, sa télécommande à la main, n’hésite pas à faire apparaître de toujours nouvelles scènes sur l’écran devant lui. Ainsi, j’ai zigzagué au hasard entre les villes syriennes, qu’elles soient célèbres ou inconnues, dont le livre raconte le sort depuis le début de la révolution jusqu’à la fin de la quatrième année.

L’ouvrage révèle son objectif dans l’introduction : « Chacun des cinquante chapitres commence en donnant un aperçu de l’histoire locale et de la situation géographique du lieu concerné, avant de relater les premiers mois de la révolution ». Viennent ensuite « la manière dont le régime a réagi et la date d’apparition des premières ripostes militaires ». Après, il énumère « les réalisations pacifiques les plus importantes dans les domaines des médias, des arts plastiques, de la musique ou de l’écriture dans le lieu-dit ». Il conclut enfin en donnant « les chiffres des détenus et des victimes. »

Puisque l’ouvrage ne cache pas ses visées – obéissant ainsi aux règles de la documentation qui, à mon sens, ne sont jamais exemptes d’un certain aspect ludique – le lecteur/spectateur n’a que le choix d’inventer à sa guise l’intrigue – ou les intrigues – un chapitre après l’autre.

De ‘Adra à Zamalka, selon l’ordre alphabétique des noms de lieux dont l’ouvrage relate les vicissitudes, celles d’une « révolution » éparpillée, identique en cela à tant d’autres révolutions qui se sont dispersées sans laisser de regrets mémorables. Au début était la manifestation ! Dans cette Genèse-ci il s’agit du Verbe, celui qui ne s’accomplit que par l’ajout d’un autre verbe, et ainsi de suite tout au long des cinquante lieux révélés : une manifestation, une victime, dont les funérailles provoquent une manifestation plus nombreuse et plus hargneuse, suivie d’autres victimes et d’autres manifestations, jusqu’au moment où un groupe de civils se détache des manifestants sous prétexte de les défendre pour se ranger dans une coalition armée, ou qu’un groupe de militaires déserte son unité d’origine pour rejoindre les civils, en veillant bien à conserver titres et grades.

A cet instant de sédition, qu’elle soit civile ou militaire, une histoire se termine, une autre commence. Il va de soi qu’elle est plus malaisée et quelquefois plus difficile à raconter. En effet, c’est à cet instant précis que se termine la révolution et que commence quelque chose d’autre qu’on appellerait « guerre civile » – appellation qui semble être une diffamation par rapport à la révolution première.

Ce qui précède n’est qu’un exemple des intrigues que le livre invite à lire, à voir ou même à entendre, tant il regorge de voix, d’acclamations, de vrombissements, de déflagrations et d’explosions.

Comme dans une intrigue bien menée, à peine croyons-nous avoir saisi le bout de fil qui nous permet de la comprendre que ce fil s’emmêle et se noue à une deuxième intrigue ou même à plusieurs autres. Dans quelques rares cas (comme à Hama ou à Qaboun) l’aperçu concernant le lieu associe la manifestation en amont à des manifestations ou des mouvements de protestations antérieurs. Si cette honnêteté est à mettre au crédit de l’ouvrage, la modestie de ces filiations affirme que, pour les Syriennes et les Syriens qui ont participé aux manifestations de 2011, elles avaient à chaque fois la valeur d’un Verbe premier. Elle révèle que, entre l’avant et l’après, ce Verbe avait créé une fissure impossible à combler ou à régir. Aucune surprise à cela ! Dieu, qui a donné l’ordre : «  Fiat ! », n’a pas réussi à fermer la porte devant le « Mal » ni à protéger ses enfants du risque d’y tomber ou d’en faire commerce.

En comparant les manifestations qui ont déclenché la révolution au « Fiat ! » divin, mon but n’est en aucun cas de consoler mes amis syriens complètement désemparés aujourd’hui, mais de faire l’éloge de ce noble acte de documentation, avec toutes les répercussions non intentionnelles qu’il comporte.

Lors de la première manifestation ou juste après, le premier mort tombe. Pour le distinguer des autres morts qui le suivent et lui accorder la préséance, même violente, dans le Monde de la Mort, l’ouvrage lui accorde le grade de « martyr », réservant à tous les autres le titre de « victimes ». Peu me chaut d’analyser la pertinence de cette classification, car je m’intéresse surtout au sentiment de dette qu’elle révèle pour l’un et pour l’autre, sans lequel la deuxième manifestation n’aurait pu inciter les gens à balayer leur hésitation ni à sortir de chez eux afin d’y participer. C’est en ce sens exact que le premier assassiné ne ressemble pas à ceux qui l’ont suivi dans la mort : il est le seul à apporter la preuve que la manifestation est le Verbe, un acte fondateur, et non une flambée de colère passagère ; ou, disons, que la manifestation est annonciatrice de temps supposés nouveaux.

Les manifestations se succèdent, les victimes se suivent et le Royaume n’arrive toujours pas. Quelqu’un se dresse, prétendant disposer de la formule magique qui accélère l’échéance de cette nouvelle ère, il appuie sur la gâchette pour défendre les manifestations, interprétant ainsi la détermination des manifestants et accélérant l’avènement du « combat » – un combat contraire en tout point à l’assassinat « utile » qui a fait tomber le martyr baignant dans son sang. Il précipite le combat sur le champ de bataille, occupe celui-ci en entier, ne laisse plus aucune place au Verbe pour se manifester, au sens propre du terme. Les manifestants repartent chez eux, où ils se sentent désormais à l’étroit. Le ventre de la terre avale les « victimes ».  Les vivants se dispersent…

Il est probable que j’aie mal usé de la liberté dont jouit le lecteur/spectateur. Dans cet ouvrage, j’ai lu/vu ce qui répond à mes obsessions et à mes hantises : celles d’un Libanais qui, je ne vous le cache pas, ne comprend pas ou ne veut peut-être pas comprendre comment les Syriens ont pu oublier, le jour où ils se sont rebellés contre l’ordre de leur régime, que ce même régime, qui avait su garder la suprématie durant les dizaines d’années de guerre et de paix au Liban, était un maître dans l’univers des guerres civiles.

Je sais pertinemment que le seul fait d’évoquer une guerre civile déplairait à de nombreux Syriens, transportés par la passion nostalgique de la révolution ; mais je sais aussi qu’écrire la nostalgie constitue un premier pas dans la voie de la guérison. Or cet ouvrage en est un parfait exemple.

 (20 janvier 2018) 

Chroniques de la révolte syrienne : Des lieux et des hommes 2011–2015. Ouvrage édité par « Mémoire créative de la révolution syrienne » avec la Fondation Friedrich Ebert, 2018.