« Creative Memory of Syrian Revolution / Mémoire créative de la révolution syrienne » est un site web créé par Sana Yazigi en mai 2013. Son objectif est de construire une mémoire collective de l’histoire syrienne depuis le soulèvement de 2011, à travers l’expression « libre et créative » de ceux qui l’ont vécue. Il compose sur la toile un impressionnant « musée de l’insurrection syrienne » (Benjamin Barthe, Le Monde , 17 janvier 2021), et beaucoup plus encore.

Graphiste formée à la faculté des Beaux-Arts de Damas, Sana Yazigi avait dirigé de 2007 à 2012 The Cultural Diary, agenda qui couvrait l’actualité artistique syrienne en arabe et en anglais. Elle a alors pris la mesure de l’importance qu’avait gagnée l’expression artistique pour les Syriens avant même le soulèvement. Dans ce pays où l’École des Beaux-Arts de Damas créée en 1959 était surveillée comme tous les établissements publics, l’art et la culture, privatisés par le clan au pouvoir, étaient soumis à plusieurs formes de censure, de la bourse captant les artistes en amont à l’interdiction d’exposer, éditer ou projeter une fois l’œuvre achevée. Sauf à exposer et échanger dans des amicales et des galeries privées, ou à Beyrouth, il fallait le plus souvent choisir entre le service de l’État et les ruses de l’autocensure, négociant avec les tabous de tous ordres (voir Miriam Cooke, Dissident Syria. Making Oppositional Arts, Duke University Press Books, 2007). La privatisation de l’économie syrienne sous Bachar al-Assad à partir de 2000 eut pour effet d’entrouvrir la porte à une production internationale qui changea la donne – ce qu’affichait en 2008 le cycle « Damas, ville culturelle du monde arabe », huit ans après les espoirs déçus du « Printemps de Damas ».
Le soulèvement de 2011 a fait exploser la production artistique tout en déclenchant une activité d’auto-documentation inouïe, libérant à la fois les corps, les voix, les langages et les formes. « À Damas, dit Sana Yazigi, j’avais été frappée par l’effervescence artistique qui s’était emparée de l’espace public. Jusque-là, la création était réservée à l’élite. Avec la révolution, tout le monde s’est mobilisé. Cela transcendait les classes et les générations. ». Dunia al Dahan, issue elle aussi de l’École des Beaux-Arts de Damas va plus loin en disant : « Ce sont les gens de la rue qui ont donné aux artistes et aux intellectuels le courage de créer des choses nouvelles et engagées » (Dunia al Dahan, « La traversée du miroir », Artistes syriens en exil, 2020, p. 23). Les rues syriennes devenues lieux de mélanges sociaux et confessionnels se sont muées en scènes, les murs en fresques, les cimetières eux-mêmes en lieux de performances, comme si à la guerre fratricide des armes voulait s’en substituer une autre : la course-poursuite des puissances d’imagination lancées tous azimuts contre les puissances du massacre et de l’anéantissement. Cette activité était immédiatement mise en circulation à travers le pays et à destination du « monde », Principe Espérance des Syriens depuis le soulèvement. Au quatrième mois de la révolution des centaines de pages s’étaient créées sur Internet. D’innombrables films YouTube anonymes ont été mis en ligne chaque jour. Et quand l’espace national fut pulvérisé par les haines, une autre Syrie existait sur la toile.

Ce faisant l’activité artistique changeait de nature : devenant massive et vernaculaire, populaire et politique, elle devenait aussi éminemment dangereuse. Vouloir écrire, chanter, photographier ou dessiner a coûté la vie à beaucoup, et a causé d’innombrables exils. Vouloir archiver ce qui se créait, c’était s’exposer plus encore. Engagée dans le mouvement de 2011, Sana Yazigi a continué de publier son agenda avec les moyens du bord. Quittant le pays en juin 2012 pour le Liban, elle a comme beaucoup d’autres Syriens multi-endeuillés soigné sa déchirure en soignant celle des autres, créant « Alwan », initiative destinée à l’accompagnement psychologique des réfugiés syriens au Liban par l’art-thérapie. Puis le désir de vivre s’est cherché dans une reconstruction du sens lié à la sauvegarde des traces. Observant cette effervescence créatrice, mais aussi la destructivité de la guerre et de l’acharnement du régime à effacer toute trace de résistance, elle a entrepris de créer une archive numérique pour rassembler, protéger et rendre accessibles les productions nées de l’insurrection et ses suites. Entraînant ses proches elle s’est mise à fouiller méthodiquement ce qui existait sur la toile, et à y transporter tout ce qui était voué à disparaître. Archiver, c’était continuer de résister – non plus seulement au régime, mais à l’anéantissement, au déni et à la dispersion.
En mai 2013 le site « Creative Memory of Syrian Revolution » a vu le jour en arabe et en anglais, puis en français six mois plus tard. Il établissait un lieu de reconnaissance et fabriquait un outil permettant aux Syriens de ressaisir le sens d’une expérience historique, et de regagner, dans l’univers des formes, des gestes et des signes, la « liberté » et la « dignité » qu’une violence folle avait muées en songes creux. Dans ce retournement de l’irréel insurrectionnel en réalité virtuelle il en allait de la possibilité d’un réel à vivre, partager, penser. Donner à voir ce phénomène à tous, c’était aussi ouvrir une autre scène internationale que celle, accablante, de l’atrocité généralisée. En invitant à voir et partager ce qui avait fait tourner le dos et fermer les yeux à la « communauté internationale » des années durant, cette autre Syrie invoquait un monde.
Ce monde a assez ouvert les yeux pour décerner moult prix prestigieux aux artistes syriens ; pas assez pour empêcher Bachar de « brûler son pays », ni aider ce mouvement et son intelligentsia laïque dans la lutte contre les brigades islamistes. La guerre exclusive au djihadisme a dissout l’insurrection citoyenne dans l’imposture d’un face à face entre Assad et Daech, tandis que les Syriens entraient dans le champ de l’art mondial, de son marché pour certains, au prix de tourments de conscience qu’on imagine. Mais ces tourments, tous ceux qui vivent leur exil comme un « privilège » l’éprouvent. Plus d’un s’est consumé dans cette exaspération impuissante. Elle a donné à d’autres une énergie démesurée, presque insolite. Cette énergie prend souvent la forme de l’ironie métaphysique ou de l’humour noir, parfois de l’élan utopique : curatrice de la plateforme Syria Sixth Space (2017), Alma Salem imagine inscrire un Musée de la Liberté dans un espace « invisible et magnétique » reflétant la vulnérabilité des artistes en lutte, et en appelle à « l’infinité spatiale » pour élargir et hybrider la réalité contre un temps bouclé et un espace de cauchemar.
Sana Yazigi et son équipe font autrement. « Creative Memory » a rapidement gagné en importance, grâce à l’énorme travail abattu des années durant par une équipe changeante d’une quinzaine de personnes, qui s’est drastiquement réduite en 2017 faute de financements suffisants à un noyau de quatre femmes : Sana Yazigi (chef de projet), Amal Alias (formée en ingénierie agricole, travaille à la collecte, à la recherche et à la documentation), Rana Mitri (formée en psychologie, traductrice –anglais et assistante à la recherche), Nada Harfouche (formée en gestion, traductrice-français). La première série d’opérations a été la collecte, l’archivage et la traduction des œuvres et textes, reliés à un moteur de recherche et référencés par titres, auteurs, dates de création et d’archivage, contextes, sources, classés en 22 genres ou catégories (affiches, graffiti, bannières, BD, caricature, cinéma, photo, dessin, peinture, sculpture, musique, théâtre, radio, vidéo, timbres, tags…) A partir de 2015 l’équipe a commencé à travailler à partir des lieux et des événements, et à esquisser des narrations tout en recoupant les informations. Cinq projets ont vu le jour en cinq ans de travail très intense :
1. En 2017-2018, l’édition en arabe, anglais et français du livre Chroniques de la révolte syrienne. Des lieux et des hommes (Presses de l’IFPO, 2018), qui documente cinquante lieux de soulèvement par des textes et des œuvres, de 2011 à 2015 (c’est l’étape que commente Slim).
2. En 2018, la composition d’une « carte » interactive reliant les documents à 220 lieux sur l’ensemble du pays, permettant un voyage virtuel propre à faire découvrir le vécu des insurgés (entrées par gouvernorats, villes, quartiers, lieux).
3. En 2019, sous le titre Les Murs d’Idlib, l’archivage de tous les graffiti de la ville de Saraqeb dans la région d’Idlib, premier acte du mouvement civil et discours protestataire persistant.
4. Sous le titre Les Mille et un noms, un répertoire d’auteurs, d’artistes et de collectifs permettant de retracer leurs parcours dans la diaspora à partir des pages Facebook, blogs, journaux, etc (en arabe et en anglais).
5. En 2019, sous le titre Dessiner la révolution et la guerre, une chronologie illustrée de près de 400 événements marquants, des premières manifestations au « Caesar Act » de décembre 2019.
Aux entrées par genres, lieux, événements et auteurs s’ajoute une abondante série de « mots-clés », qui vont de « liberté » et « dignité » à « Daech », « enlèvements », « torture » et « armes chimiques », en passant par « espoir », « barricades », « opposition politique », « démocratie », « résistance », « humanité », « anniversaire », « brigades », « destruction », « siège », « famine » « complot », « froid », « Jordanie », « Palestine », « Irak », « Turquie », « Forces kurdes »…
Le site, qui recense à présent 12.200 œuvres accompagnées de commentaires (34.800 documents sur trois langues), compose un étourdissant montage kaléidoscopique de documents et récits, qui valent à la fois comme sources d’information, constructions de sens et narrations subjectives – soit une formidable réserve de réponses à la négation en marche, laquelle, toujours plus radicale sur le plan du sens que des faits, concerne la révolution autant que les crimes contre l’humanité. Ceux-ci commencent d’être jugés à l’heure d’une « reconstruction » du pays sur la base d’un « assainissement » de la population applaudi et acté par l’expropriation légale de millions d’exilés et de déplacés. Il faut entendre et faire résonner la phrase que Bachar prononçait, droit dans ses bottes, le 20 août 2017 : « Nous avons perdu nos meilleurs jeunes sur une génération mais nous avons gagné une société saine et homogène ».
L’activité de Creative Memory a vite donné du grain à moudre aux chercheurs, comme source précieuse mais aussi comme objet d’analyse, de questionnements, d’hypothèses. L’archive que compose l’auto-documentation des acteurs – et des victimes – questionne l’historiographie comme le fait toute archive testimoniale, qui plus est artistique – sauf qu’ici l’archive est celle à la fois d’une révolution et d’une guerre d’extermination : l’objet historique mue et devient la mutation elle-même. Ce tournant dans l’écriture de l’histoire réalise une autre révolution dans le champ culturel, avec ses enjeux anthropologiques, épistémologiques, politiques, philosophiques. Le rôle décisif des photos et films a fait parler de « révolution visuelle » (Dunia al Dahan) et de « nouvelle ère des images » (Cécile Boex in Cécile Boex et Agnès Devictor, Syrie. Une nouvelle ère des images. De la révolte au conflit transnational, Paris, CNRS Éditions, 2021). Le livre édité par Creative Memory en 2018, Chroniques de la révolte syrienne. Des lieux et des hommes, a été préfacé par Emma Aubun Boltanski, anthropologue du religieux au CNRS : elle dit la fragilité du « geste épistémologique » accompli par cet archivage, dépendant de la « sinistre imprécision des chiffres » que déplorait déjà Michel Seurat dans les années 80 : fragilité qu’expose le site en livrant ses sources disparates. Consciente de ces difficultés et de la prudence qu’elles exigent, Sana Yazigi voit dans la lenteur une autre résistance : « Cela engendre une responsabilité. Ce serait facile d’être dans l’émotionnel sous prétexte qu’on parle de rebelles ou de révolutionnaires. Je refuse de travailler dans l’urgence. On a été gouverné pendant cinquante ans par cette loi qui nous a privés de tout, y compris de la réflexion. »
Le souci du détail de Creative Memory en fait une source majeure pour le projet Shakk (« incertitude »). De la révolte à la guerre en Syrie, que dirigent Nisrine Al Zahre (linguiste), Cécile Boëx (ethnologue des images), Emma Aubun Boltanski et Anna Poujeau (anthropologues). Après un cycle consacré aux usages de l’archive, l’équipe Shakk compose aujourd’hui un « lexique vivant de la révolution syrienne » et un de ses récents séminaires (12 mars 2021) était consacré aux « mots du cyberespace syrien ». Ce travail philologique et ethnographique fait émerger la forte singularité syrienne, à côté de l’approche transversale du répertoire des Printemps arabes que Leyla Dakhli a rassemblé dans L’esprit de la révolte : première étape publique d’un programme significativement intitulé « Dream : DRafting and Enacting the Revolutions in the Arab Mediterranean. In search for dignity. From the 1950’s until today ». Les chercheurs ne font pas qu’étudier une quête de dignité au long cours : ils la prolongent autrement. Il en va de même de la « Syria Initiative » lancée par le Wartime and Post-conflict in Syria (WPCS) que dirige Agnès Favier, qui élabore des protocoles rigoureux de collaboration avec des acteurs et témoins syriens – civils, notables locaux, groupes armés – produisant des connaissances pointues sur la société en guerre qui deviennent à leur tour des sources précieuses pour la presse informée (Voir par exemple Tribal ‘Sulh’ and the Politics of Persuasion in Volatile Southern Syria, by Abdullah Al-Jazbassini & Masen Ezzi, Wartime and Post Conflict in Syria Project, mars 2021).
Les lieux que déploie Chroniques de la révolte syrienne n’ont que peu à voir avec les « lieux de mémoire » façon Pierre Nora : un objet y devient lieu de mémoire, disait celui-ci à la fin des années 1980, quand une collectivité le réinvestit d’affect en tant qu’objet du passé. Ici, les villes insurgées n’ont pas cessé d’être des lieux de vie, de survie et de résistance collective, et c’est la violence qui les fait basculer dans la « mémoire » en trouvant refuge dans un site et des livres. La base de données se déplie en récits démultipliés qui donnent à la fois le spleen et le vertige : un scénario répressif se répète implacablement, mais une autre histoire prend forme à chaque fois, propre au lieu et fortement signée par la forme donnée à la résistance, à l’image des noms propres choisis par les manifestants à chaque « vendredi », dont l’index devient une table métaphorique de valeurs. Dotée d’une physionomie, d’un style, d’un ton ou d’une gestuelle, flanquée de ses héros, « martyrs » et artistes, chaque ville ou parfois quartier devient un monde. On pense aux chroniques de ghettos et « Livres de la mémoire » de la diaspora juive d’après-guerre, mais les villes syriennes même assiégées communiquaient davantage que les ghettos : l’invention d’ici résonne là-bas et au rythme de ces liens se crée une contre-mythologie nationale.
Pour chaque ville est récapitulée à la fin ce par quoi tout avait commencé : actions de la société civile, des comités et conseils locaux sur le plan humanitaire, médical, scolaire, culturel, chaque groupe d’activistes forgeant son langage. Nombre de figures émergent, dont la notoriété associée à un lieu devient un signe de reconnaissance. Beaucoup mériteraient une biographie analogue à celle que Justine Augier a consacrée à Razan Zeitouneh à Douma : à Kafranbel Raed Fares, assassiné par Nosra, à Daraya Ghiyath Matar, qui offrait des roses et de l’eau aux militaires, mort sous la torture dès septembre 2011, à Homs le footballeur-chanteur Abdel Basset al Sarout, mort au combat en 2019, devenu puissant mythe populaire, à Yarmouk le comédien Hassan Hassan, mort sous la torture en 2013, et le dessinateur Hani Abbas, exilé en Suisse, dont les œuvres furent reprises sur les murs de Saraqeb. Beaucoup de ces productions ont circulé dans le pays et très vite dehors, comme les photos de Bassem Khabiyeh, Muzaffar Salman, Abd Doumany, Jaber al-Azmeh, Ameer al-Halabi…
L’expression libre est devenue quasiment impossible en Syrie vu la peau de chagrin que sont devenus les derniers territoires insurgés et les conditions de vie terribles qui y règnent, mais elle se poursuit de manière très intense dans la diaspora. On a pu en prendre la mesure en France avec l’exposition Où est la maison de mon ami ? (2019), qui a donné lieu à une mémorable journée d’échanges aux Beaux-Arts, « L’art contemporain syrien : histoire d’une révolution visuelle » (voir ici sur YouTube également), et à un petit livre qui donne la parole aux 24 artistes exposés. Plusieurs d’entre eux font l’objet d’une précieuse lecture philosophique dans le livre de Nibras Chehayed et Guillaume De Vaulx, La Destructivité en œuvres. Essai sur l’art syrien contemporain (Ifpo, 2021), qui examine les manières dont le faire-œuvre produit un espace de possible à partir de la destruction de l’idée de possible par l’extrême violence.
Après plusieurs années de va et vient entre Beyrouth et Paris, Sana Yazigi s’est fixée en France. L’équipe dispose de relais au Liban, mais aussi en Europe occidentale et aux États-Unis. Elle travaille à présent à créer un Institut des Mémoires syriennes, dont l’objectif, au-delà de la conservation, est de livrer des matériaux propres à faire dialoguer des mémoires fragmentaires, contradictoires et même conflictuelles, à écrire l’histoire et à transmettre des valeurs et questions aux générations futures, syriennes et non syriennes.
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« Creative Memory » n’est pas la seule entreprise syrienne d’archivage à conjuguer l’artistique et le vernaculaire dans un esprit de résistance collective. En 2014 a été créée la Fondation Atassi, inscrite au Lichtenstein, destinée à abriter la collection de travaux et documents que Mouna Atassi avait emportée dans son exil à Dubai en 2012, fruit de vingt ans de travail comme galeriste à Homs et Damas, noyau d’un futur centre culturel destiné à aider les jeunes artistes. « Ettijahat-Independant Culture », important et efficace organisme d’aide aux artistes syriens créé dès 2011, soutenu entre autres par le British Council, encadre aussi des programmes de préservation de ressources culturelles et patrimoine immatériel (« Sobol Series », « Douroub : Promoting syrian intangible cultural heritage »). Hassan Abbas, grand connaisseur des arts traditionnels syriens, venait d’y élaborer un projet de sauvegarde numérique de mémoire culturelle et collective peu avant de disparaître il y a peu à 66 ans. C’est aussi dans le domaine de l’écriture testimoniale et de la création littéraire que celui-ci a joué un rôle décisif, après avoir marqué une génération par sa passion pour la littérature, le théâtre et le cinéma contemporains, autant que pour la langue, la poésie, la peinture et la musique arabes, disciplines qu’il avait enseignées à Damas. Abbas se présentait comme « un travailleur dans le domaine de la culture, un transmetteur de savoir, mais surtout un étudiant » (propos recueilli par Ghassan Nasser) – il l’avait été dans les années 80 en lettres à la Sorbonne nouvelle. Très actif lors du Printemps de Damas, professeur à l’Institut Supérieur des Arts Dramatiques et à l’IFPO, il avait infatigablement travaillé à la renaissance d’une société civile en co-fondé en 2011 une « ligue de la citoyenneté » dotée d’une maison d’édition, Bayt al-Muwâtin (« La Maison du citoyen »), qui, de Beyrouth où il était parti en 2013, lança trois collections : une « série de témoignages syriens » (Silsilat shahâdât sûriyya), ouverte aux auteurs et aux insurgés, une consacrée à l’éducation civique et une d’essais sur divers thèmes sociaux (mémoire, démocratie, laïcité, droits des enfants, situations des femmes..) dont certains traduits du français comme La Mémoire collective de Maurice Halbwachs. En 2018 il expliquait ainsi la naissance de sa collection de témoignages :
« Au début de la révolution, je me suis beaucoup impliqué. Et j’ai voulu lire des récits sur la façon dont les gens avaient vécu des révolutions ailleurs, par exemple, la guerre civile en Espagne. J’ai réalisé qu’il n’y avait pas grand-chose d’écrit sur le vif. Il y avait beaucoup de choses écrites après, mais sur le moment, les gens étaient… comment dit-on ? Emportés par les événements. Je me suis dit que nous ne devions pas faire la même erreur. Nous espérions que le régime allait tomber en quelques mois. Dans le même temps de mon côté j’étais sûr et certain que les choses allaient durer. Je n’avais pas prévu cet enfer dans lequel nous vivons actuellement, mais je savais que le régime ne céderait pas et que les évènements se multiplieraient. C’est pour cela que j’ai conçu le projet de demander aux jeunes d’écrire, au jour le jour, ce qui leur arrivait. » (entretien de Hassan Abbas avec Emma Boltanski et Thierry Boissière, 2018)
Par son ouverture et sa fiabilité à la fois la maison d’édition, riche d’une quarantaine de titres, a gagné une légitimité qui attirait de plus en plus les écrivains déjà consacrés. Mais Abbas regrettait que la part des « jeunes » ait faibli du fait de leur disparition, dispersion ou difficultés à survivre. Devenu un peu le « père de la culture syrienne à Beyrouth » (La formule est du journaliste et réalisateur Dellair Youssef), auteur d’un livre sur la musique syrienne et d’un autre sur le corps dans la guerre en Syrie, il dirigeait depuis 2016 un programme sur la culture comme résistance à l’Université américaine de Beyrouth : l’Asfari Institute for Civil Society and Citizenship a rendu hommage au savoir encyclopédique et littéraire qui tramait son activisme, offert à deux générations d’étudiants venus de l’ensemble du monde arabe — « We have lost an accomplished scholar, a beloved activist, a dedicated thinker with « an encyclopedic knowledge of Syrian cultural, artistic history » and a humble and graceful human being who has marked all those who knew him or knew of him. » Facebook 8 mars 2021. Un hommage sans discours – mais avec les musiques qu’il aimait – lui a été rendu à Paris au Jardin du Luxembourg. C’est dans un esprit plus spécifiquement citoyen que s’est créé en 2012 Dawlati, dirigée par Salma Kahhalah, destiné à documenter le mouvement civil afin de le rendre plus conscient et maître de ses concepts par le dialogue et l’échange d’expériences, et à promouvoir les valeurs de pacifisme, justice transitionnelle et citoyenneté, avec une attention nouvelle à la question du genre.
Toutes ces initiatives ont contribué à faire émerger ce que Yassin al Haj Saleh, cofondateur du journal Al Jumhuriyah qui accueille également ce type d’écrits, a appelé « la nouvelle écriture syrienne » : écriture dite « habitée », «issue d’en bas », « informelle » et « expérimentale », où se côtoient auteurs consacrés et non-professionnels. Il en résulte un « récit désordonné de la révolution » (« L’écriture habitée. À propos de quelques caractéristiques de la nouvelle écriture syrienne », in Ecrits libres de Syrie, p. 13-28), mais cet élargissement démocratique de l’écriture est lui-même une « révolution culturelle ». Cette écriture exprime et annonce une « transformation » multiforme et exprime « une nouvelle subjectivité, emplie de monde », dans laquelle les femmes ont pris et prendront une part décisive.
Il faut dire ici l’importance du travail réalisé par l’écrivaine Samar Yazbek, qui après avoir livré un témoignage sismographique des premiers mois de la révolution (Feux croisés) puis de l’effondrement du pays dans la guerre (Les Portes du néant), et évoqué en fiction le siège de Douma et les attaques chimiques (La marcheuse), a fait paraître 19 femmes. Les Syriennes racontent, recueil de récits recueillis auprès de femmes de tous âges, horizons et confessions. Ce livre terrible donne une visibilité inédite aux aspects les plus enfouis et complexes de cette expérience historique, vécue par des femmes diversement impliquées dans la révolution, et qui durent souvent se battre à l’intérieur de leur propre camp pour exister. Ce très précieux livre, où l’écrivaine reconnue se retire pour faire entendre des voix inconnues, est une partie émergée de l’iceberg nommé Women Now for Development : ONG créée par elle depuis son exil français en 2012, destinée d’abord à aider les Syriennes à survivre et s’émanciper économiquement, ce qu’elle est parvenue à faire en créant de nombreuses antennes sur le terrain.
Samar Yazbek fait partie de ces femmes-phénix consumées par une expérience ravageuse où elles puisent une « force étrange », comme le dit l’une des dix-neuf, où s’emmêlent course à la vie et terreur du non-sens. « Je suis la mémoire de ces corps, nourriture du néant », dit Yazbek de manière saisissante à la fin du recueil Tous témoins, qui rassemble 24 écrivains autour des terribles dessins de Najah Al Bukai, survivant des geôles du régime (Tous témoins, sous la direction de Farouk Mardam Bey, Actes Sud, 2021). Yassin al Haj Saleh dit, lui, que les ex-insurgés livrés au néant sont des « parias du sens » (Lettres à Samira, Ed. des Lisières, 2021). Lorsque la torture et l’extermination coïncident avec la liquidation d’une révolution et de ses valeurs, c’est à l’invivable perspective du « rien » que le témoignage s’affronte de plein fouet. Pour se protéger de sa violence compulsive, l’archiviste n’a que l’étroit horizon de sens qu’ouvre son geste d’inscription et de sauvegarde. Relatant un bombardement à Saraqeb en 2013 et sa fuite parmi des gravats de ciment auxquels se mêlaient des débris de corps, dont la main d’une jeune fille, Yazbek écrit : « Elle m’a fait découvrir un sens que je ne connaissais pas du corps humain : c’est le rien ». C’est ce rien que découvrent ces 19 femmes à l’issue d’une expérience exaltée qui ne dure que trop peu, et c’est lui que font voir les scènes infernales d’Al Bukai. Inscrire ce rien dans l’archive, c’est lui opposer un refus minimal qui ne suffit pas – à tout moment en tout cas – à surmonter la puissance de déréalisation de ce qui a lieu. Le témoin des corps saccagés est traversé de visions qui déréalisent tout, et soi : « je me tâtais le visage pour me rassurer que nous étions vraiment des êtres humains », dit Yazbek. L’archiviste et le collecteur sont cette femme et cet homme qui se tâtent le visage pour s’assurer qu’ils sont des humains et qu’ils sont au monde. Monde sans lequel le « corps épique » du soulèvement ne peut pas même devenir « corps tragique » (voir Hassan Abbas, « Du corps épique au corps tragique », in Nibras Chehayed éd., Images de chair et de sang. Penser le corps en Syrie, Ifpo éditions, 2021). Ce que, dans Le Mal de vérité ou l’utopie de la mémoire (Colin, 2015), j’ai précisément appelé le « mal de vérité » lié à la désappartenance qu’engendrent les crimes de masse, touche ici à un mal de rien né de l’amertume vertigineuse de l’espoir piétiné.
Tapie dans le geste de l’archiviste, l’espérance d’une justice devient alors une sorte de dernier recours pour le sens. Elle se tient souvent au fond d’une attente laconique, lointain espoir clignotant, parfois aussi tout près de l’acte d’archiver : les traces collectées sont alors des preuves à charge, dont la sauvegarde doit permettre d’établir des vérités factuelles et d’administrer les preuves des crimes. Tel était l’esprit du Centre de Documentation des Violations en Syrie, créé avec les Comités locaux de coordination révolutionnaire dès avril 2011 par Razan Zeitouneh et Mazen Darwich, dont la minutieuse et éprouvante vigie permit trois ans durant de tracer et chiffrer les crimes et exactions. Elle s’est accompagnée aussi pour R. Zeitouneh d’une énergie d’écriture éperdue dont rend compte De l’ardeur de Justine Augier (2017). La guerre en Syrie est aussi une guerre des traces, monstrueusement inégale là aussi. Un autre activisme a dû se former pour contrer les actions de l’Electronic Syrian Army, spécialisée dans la traque et la destruction des documents numériques de l’ennemi, relayée par la force de frappe russe. En 2014 un jeune Syrien exilé à Istanbul, Hadi al Khatib, a fondé The Syrian Archive, organisme destiné à sauvegarder et restaurer les centaines de milliers de films anonymes YouTube effacés ou menacés de l’être chaque jour, mais aussi à vérifier chaque document collecté en vue d’une utilisation juridique, donc à démonter les récits de tous bords. Les activistes de la révolution sont devenus les greffiers à charge du crime, juges d’instruction virtuels et décrypteurs de machines à désinformer. Al Khatib a critiqué les dégâts produits par la traque des discours extrémistes : en 2017, 10 % de l’archive documentant la violence en Syrie a été détruite. Mais la vigie déborde là aussi le juridique : « (Re-)Humanization of the Syrian digital memory », telle est l’ambition ultime affichée de The Syrian Archive.
Les formes du « mal d’archive » ont changé depuis Derrida, comme le « différend » dont parlait Lyotard à propos du génocide nazi : pour celui-ci, la destruction génocidaire de la réalité engendrait une « métaréalité » que l’art ou la poésie était plus apte à saisir que le témoignage. Cette métaréalité s’inscrit à présent dans la virtualité numérique. Au paradoxe d’une surproduction bureaucratique d’archive liée à la destruction totalitaire du fait, qui engendre une pulsion d’archive testimoniale en étrangéisant l’intégralité du réel, s’ajoute le paradoxe numérique : l’énormité d’une production proportionnelle à sa destructibilité. La guerre des traces s’est démultipliée elle aussi à l’échelle internationale. On sait que Daech a produit une toute autre archive proliférante, profitable aux services du Pentagone de « l’Opération Gallant Phoenix » qui, depuis cinq ans, construit de sa base jordanienne un énorme Data Center des mouvements djihadistes de tous bords. Les perspectives d’avenir qu’ouvrent ces problématiques font saisir le retard abyssal des « études mémorielles » et « politiques de mémoire » à l’occidentale en ce qui concerne le Moyen Orient.

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Lorsque Sana Yazigi a créé de Beyrouth Creative Memory, la fondation UMAM de Lokman Slim et Monika Bergmann disposait d’une vitesse acquise de dix ans qui pouvait servir. Slim les a aidés et encouragés. « Lokman et UMAM ont été les premiers à nous féliciter, dit Sana Yazigi. Il m’a fait visiter leurs locaux et m’a montré leur travail. Quand je lui ai demandé : alors quel conseil ? il a dit : rien… nous apprenons ensemble! J’ai beaucoup apprécié ! Il nous a toujours montré beaucoup de respect. Umam nous a réunis en 2015 à Istanbul avec des dizaines d’initiatives syriennes qui travaillent sur la documentation (tous aspects : juridiques, créatifs, violations, titres de propriété, registres personnels… etc). Une archiviste américaine invitée par Umam nous a formés (en forme de questions et réponses, cruciales et fondamentales), cela a été un des maillons de nos formations. » (email du 24 mars 2021).
Faire de soi-même un maillon dans une chaîne de documentation, et renoncer à conseiller pour continuer d’apprendre : tel aura été aussi le tact partageur de Lokman Slim, comme de ces autres personnalités hors pair qui se sont soustraits à leur propre iconisation, auteurs ou artistes devenus archivistes, maillons d’une chaîne destinée à sauver le réel, son sens et ses traces, celui à la fois des crimes et des actes d’espoir. Il faudrait écrire un jour l’histoire de ces figures du tact archiviste et de la culture comme résistance, qui, alors que le monde n’en finit pas de se défaire, font croire qu’une chaîne humaine existe, et que l’histoire la plus atroce cache dans ses interstices un visage humain. Ils permettent que le « trésor perdu » dont parlait Hannah Arendt, ce « miracle » des révolutions qui semble ne pouvoir qu’apparaître et disparaître, inscrive son temps dans le nôtre, même chargé du goût amer de la liberté associée à la mort.