« J’étais piégé » : Hari Kunzru (Red Pill)

Détail de la couverture de Red Pill : © Norris Yim, Nameless 0720

Le titre du sixième roman de Hari Kunzru, Red Pill, est sans doute emprunté à une scène de Matrix et au choix que Morpheus laisse à Neo : « Choisis la pilule bleue et tout s’arrête, après tu pourras faire de beaux rêves et penser ce que tu veux. Choisis la pilule rouge : tu restes au Pays des Merveilles et on descend avec le lapin blanc au fond du gouffre ». Le narrateur de Red Pill, en résidence d’écriture à Berlin a manifestement fait le choix de la pilule rouge. Il va découvrir un univers de la transparence et de la surveillance généralisée érigé en un système politique qui prend tout dans ses rets : le quotidien des artistes en résidence, l’Histoire comme la série Blue Lives, que le narrateur bingewatche au lieu d’écrire.

Le Centre Deuter, à Berlin, avait pourtant tout pour séduire l’écrivain : trois mois de tranquillité, loin de sa femme et leur petite Nina, pour tenter de mener à bien un projet d’écriture sur la construction du sujet en poésie lyrique. Peut-être parviendra-t-il ainsi à laisser derrière lui, à Brooklyn, la crise intérieure qu’il traverse, ce « trouble profond et insaisissable » ayant bousculé le « socle des choses, des croyances sur lesquelles j’avais consacré une partie de ma vie à écrire et à spéculer ». Le Centre Deuter, « conçu comme un microcosme de la vaste sphère publique », est un lieu pensé « pour travailler, pour réfléchir » par un « industriel aux idées utopistes » : là des chambres individuelles, une bourse, « une armée de bibliothécaires, de femmes de ménage, de cuisiniers et de techniciens informatiques résolus à offrir aux membres de la communauté l’environnement qui leur permettrait d’accomplir tout le travail nécessaire en les libérant des aspects matériels du quotidien ».

Tout commence donc plutôt bien, même si le narrateur est un peu perplexe face à l’immense bibliothèque de travail, véritable open space, avec bureaux, étagères et connexion Internet visant à ce que toutes et tous se retrouvent dans ce grand cube transparent pour travailler et échanger. L’auteur n’est pas beaucoup plus attiré par les repas que le Centre encourage à prendre en commun et il pense très vite à Sartre (L’Être et le Néant), à Foucault (et ses écrits sur la prison). Mais, tout en cédant aux apparences — quelques dîners de groupe, la persona de l’écrivain en pleine quête de l’inspiration dans la bibliothèque — il parviendra, espère-t-il, à s’abstraire du système, grâce à de longues promenades solitaires autour de Wannsee, vers la tombe de Kleist, ou en allant dîner dans un restaurant chinois aux allures d’aquarium bleu, et surtout, en restant des heures dans sa chambre pour regarder une série ultra-violente, Blue Lives, qui heurte profondément l’écrivain mais dont il ne peut se détacher. Et c’est lorsque la connexion internet de sa chambre s’interrompt, lui interdisant de voir la suite de sa série, que tout bascule : ses soupçons d’une vie sous les yeux de tous (et de la terrible Frau Janowitz), de caméras de surveillance dans le Centre, ce sentiment exprimé à sa femme Rei d’être « piégé » et « prisonnier » deviennent certitudes.

Toutes les semaines un feuillet est remis à chaque résident, récapitulant le temps passé à l’Espace de Travail, les documents consultés, les sites visités, soit tout un historique d’« activité », dans le sens pris par ce terme dans notre Âge du capitalisme de surveillance. La première fois, le narrateur avait protesté, Frau Janowitz lui avait alors rappelé le contrat signé en arrivant au Centre et ce paragraphe par lequel il acceptait de renoncer à ses droits à la protection de ses données personnelles pour servir les « objectifs de recherche du Centre ». Descendant dans la salle informatique de l’Académie, l’écrivain voit soudain le pire se matérialiser sous ses yeux : sur les écrans, les images de caméras de surveillance destinées à assurer la sécurité du lieu d’autres aussi, depuis l’intérieur des chambres qui ne sont plus des espaces privés.

« Il faut s’attendre à l’inattendu »

Le narrateur va alors enquêter sur les pratiques du centre Deuter, interroger Monika qui fait le ménage dans sa chambre, découvrir un véritable système, qui passe aussi par l’histoire de l’Allemagne — la Stasi, en ex-Allemagne de l’Est, à travers Monika, le lourd passé nazi avec la Maison de la Conférence de Wannsee sur l’autre rive du lac — et du monde aujourd’hui. Sa quête de sens devient insensée et quasi démente. Et, pour le lecteur, tout ce qui pouvait d’abord sembler morcelé, le travail du narrateur sur le « je » lyrique et le moi privé, cette série policière Blue Lives, a priori médiocre et conventionnelle pourtant « sous-texte introduit en coulisse dans le processus narratif coutumier », la vie de Monika, l’élection de Donald Trump qui se profile, tout entre dans un système qui rappelle le Panopticon de Foucault, et ces « petits théâtres où chaque acteur est seul, parfaitement individualisé et parfaitement visible ». Quel espace privé est aujourd’hui possible, que ce sont ces systèmes politiques reposant sur une transparence de tous, que pouvons-nous faire ?

Le roman, déployé depuis le réel plus qu’il ne s’en inspire, creusant une perception alternative de ce que nous ne voyons pas ou plus, explore chaque « tentacule narratif » d’un gouffre (pour reprendre l’image séminale de Matrix), à travers l’histoire du narrateur, de Monika, du drôle de mécène Deuter mais aussi d’Anton, le créateur de Blue Lives. « Chaque élément du puzzle » trouve sa place. Véritable spirale infernale, vortex narratif et psychique, Red Pill interroge les frontières de l’« acceptable », traçant une ligne de basse continue du romantisme allemand à aujourd’hui, de la littérature à la politique, de la vie privée à nos systèmes collectifs. Sans doute « la réaction raisonnable » face à tout cela — c’est longtemps celle du narrateur, c’est aussi le cri munchien de la couverture signée Norris Yim — serait-elle de « pousser un cri d’épouvante sans fin »,. Celle de Hari Kunzru est de nous conduire au cœur de la machine, dans le paradoxe du partage, qui n’est pas ici « la sinistre injonction des réseaux sociaux » mais bien une plongée dans une « île » qui pourrait sembler paranoïaque et n’est que la vision crument réaliste de la folie ordinaire de nos présents.

Hari Kunzru, Red Pill, traduit de l’anglais par Elisabeth Peellaert, éditions Bourgois, avril 2021, 368 p., 23 €