Olivier Villepreux : « Journaliste, ce n’est pas du Sophie Calle, on ne se déguise pas en femme de ménage pour prendre des photos dans des chambres d’hôtel »

Essentiel et incisif : tels sont les deux termes qui qualifient sans doute le mieux l’essai d’Olivier Villepreux, Journalisme qui vient de sortir chez Anamosa. Journaliste qui a longtemps travaillé à L’Equipe et à Libération, Villepreux offre ici, avec un recul critique remarquable, une riche réflexion sur la pratique journalistique à l’heure tragique de la multiplication des fake news, du macronisme comme boîte de com’ ou encore de l’éditorialisme. Il revient pour Diacritik, le temps d’un grand entretien, sur ces questions clefs, ainsi que sur la pratique d’immersion, et le houleux débat autour de la loi sécurité globale et son sinistre article 24.  

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre stimulant essai, Journalisme qui vient de paraître. Quelle en est l’origine exacte ? Vous ouvrez votre réflexion par l’évocation de l’effet d’aubaine que constitue pour le journalisme une personnalité spectaculaire comme Donald Trump en politique mais existe-t-il un fait précis ou un traitement en particulier d’une information par la presse qui a suscité en vous la nécessité de revenir sur la définition même du journalisme ? Ou bien est-ce, comme vous le dites d’emblée, parce que vous êtes à présent « un journaliste sans journal » que vous avez eu le temps nécessaire de prendre le recul critique sur les résonances politiques et économiques de votre propre pratique ?

J’ai répondu à l’invitation de l’historien Christophe Granger qui dirige la collection « Le Mot est faible » pour la maison d’édition Anamosa après une discussion que nous avions eue. Je crois lui avoir dit que si la pratique du journalisme m’apparaissait plus que jamais très nécessaire et excitante, en faire son métier l’était moins. Parce que cette question des conditions dans lesquelles on accepte ou pas d’être salarié de la presse m’intéresse. Ainsi que celle de faire du journalisme sans appartenir à un organe de presse. Elle est liée à ma situation. Faire du journalisme son métier conduit souvent à des formes de raisonnements qui enferment, des codes parfois superflus. J’estime que c’est un métier dans lequel on aurait besoin de se régénérer régulièrement, de se nourrir d’autre chose, d’oxygéner sa réflexion en dehors des cadres imposés, formats, grilles, etc., bref avoir la possibilité de le quitter et d’y revenir, pour observer plus posément ce que le journalisme déploie.

Par exemple, pourquoi s’obliger à relayer telle déclaration politique sans l’évaluer ? Parce que celui qui s’exprime est important ? Mais est-il pertinent de se faire partout l’écho des paroles de Manuel Valls, quand il dit de surcroît dans Valeurs Actuelles  « La lutte des classes disparaît au profit de la guerre entre races », sans examen méticuleux de cette phrase, sans contradiction, précision ? C’est une affirmation terrible de la part d’un ancien Premier ministre socialiste, qui dans le concert de défiance orchestré par le gouvernement et les droites sur le « séparatisme » peut avoir des effets dramatiques. Tout métier crée des réflexes dont il faut se méfier. Dont celui de s’appuyer sur des phrases chocs en réalité inconsistantes. Par ailleurs, ce qui intéresse ici un journaliste n’intéresse pas forcément les lecteurs. Je m’en suis vraiment rendu compte en devenant « comme tout le monde ». Il serait bon, à mon avis, que ce ne soit pas toujours les mêmes qui écrivent, parlent, et de prendre le temps de réaliser combien la presse oublie de défendre l’intérêt de ceux qui sont censés les lire, les écouter, c’est important. Le citoyen français n’est pas un sujet à considérer comme un objet inerte ou avec hauteur. Il ne s’agit pas non plus de hurler à l’unisson de revendications particulières mais d’expliquer, de nuancer et de complexifier certaines évidences d’apparence biblique surtout à une époque où des causes politiques nouvelles émergent. Notamment chez les jeunes. Il faut essayer de comprendre comment eux voient la société dans laquelle ils vivent et comment ils espèrent la changer. Pas les regarder comme des anomalies. Cette expression, sans cesse reprise, des « fêtards », désignant des jeunes qui se réunissent, m’agace. Comme s’ils ourdissaient un complot.

J’ai quitté la rédaction de Libération en 2007 parce nous étions très loin des raisons pour lesquelles j’avais été heureux d’entrer dans ce journal qui avait été celui de ma jeunesse, en prise avec les mouvements souterrains créatifs de la société, avec des écritures variées, dont certaines de grande qualité, un journal joyeusement bordélique, stimulant, qui cèderaient doucement aux conventions du journalisme classique. Depuis, je me suis positionné en dehors du métier, à la lisière, tout en continuant de suivre des préceptes du journalisme (des fois pas du tout)  hors les journaux. J’ai ma propre déontologie.  Je lis, j’écoute, je regarde ce monde organisé, très hiérarchisé, que je n’estime pas vraiment dans ce qu’il a de micro-société tout en lui concédant un rôle essentiel. En tout cas, depuis 2007, j’ai pu voyager (particulièrement aux États-Unis), me découvrir d’autres centres d’intérêts que je n’avais pas développés auparavant, le monde associatif, d’autres métiers, l’audiovisuel, la traduction, j’ai créé une petite revue et, en conclusion, ai cessé de fréquenter des journalistes tous les jours. Mon expérience de 20 ans dans la presse dont 17 dans des grands quotidiens, L’Équipe et Libération, m’a appris énormément de choses, dont celle-ci : il faut qu’un journaliste, comme quiconque, soit libre et indépendant. Qu’une entreprise de presse ne le soit pas est secondaire. Quand j’ai quitté Libé, on m’a dit : « Dehors, il fait froid. » Eh bien non. Libé m’avait refroidi.

Ce qui m’a décidé à écrire ce petit livre de réflexions, ensuite, a été le traitement actuel de l’information face à un gouvernement qui ivre de sa propre communication, à la façon de Trump, donne chaque jour à la presse une nourriture (on pourrait appeler ça des junk news) qui relève moins du politique que d’un management des médias, d’une manipulation de l’opinion, par successives déclarations, dont les fondements et justifications sont floues et servent de paravent à ses véritables actions qui sont, elles, idéologiques, dont récemment l’attaque ciblée par Gérald Darmanin de la maire écologiste de Strasbourg à travers la construction d’une mosquée. Mais aussi : pourquoi ne pas poser franchement la question de la fermeture des universités sous un angle purement politique tandis que les grandes écoles privées restent ouvertes ? Pourquoi ne pas réclamer des preuves concrètes de « l’islamogauchisme » à Jean-Michel Blanquer dans les cours ou travaux des enseignants ? Que dire de cette velléité de « guerre » contre le virus, alors qu’en réalité on lutte contre une surcharge des hôpitaux publics sous-financés plus que contre une maladie mortelle et que l’adaptation à « l’ennemi » est finalement devenue une règle molle dont on désignerait à l’avance les victimes (le monde de la culture, le vivant) et les vainqueurs (l’économie virtuelle, le numérique). J’ouvre le livre sur Trump parce que, rapidement, les journaux à grande diffusion américains qui déclinaient ont travaillé sur ses actions et éructations dont il est possible de voir aujourd’hui point par point qu’ils ont été analysés et démentis ou contredits dans leur presque totalité. La presse a joué son rôle d’informateur en direction des citoyens américains et a recouvré un certain lustre, se sont distingués des réseaux sociaux pour le meilleur. « Attention ! Trump vous ment. » Et Trump a perdu. L’élection de Trump a créé un effet de sidération dans le monde intellectuel et celui de la presse tandis qu’en France, Macron a été largement été accompagné par les médias dans son ascension. On serait en droit d’attendre ce même travail quotidien sur la politique de Macron que sur celle de Trump, les deux ayant tendance à vouloir imposer leur vision du réel. Chez Emmanuel Macron, ce n’est pas du mensonge, c’est plus subtil, c’est une vérité huileuse, serpentine, kaléidoscopique, sur le modèle du concept des « 50 nuances de mesures » du ministre de la Santé. On en rirait si ce n’était pas le propos d’un ministre. En tout cas, les macronistes utilisent le langage pour nous perdre et il faut réhabiliter le langage. On voit là que les journalistes ne sont pas tous des linguistes. Et ils répètent les formules telles que « la clause de revoyure »… à l’envi. « Le mot est faible » donc.

Vous débutez sans attendre votre propos en posant que définir le journalisme est une gageure tant le terme même de « journalisme » recouvre, dites-vous, des réalités extrêmement différentes pour ne pas dire parfois contradictoires. Cependant, d’emblée, si vous constatez que le cadre professionnel paraît difficile à établir, c’est parce qu’il s’agit davantage d’un travail que d’un statut. Et ce travail, pour vous, repose avant tout sur l’enquête.
Ma question ici sera simple : est-ce que l’enquête, à savoir s’enquérir donc des faits, les sourcer précisément, définit pour vous le travail premier de tout journaliste ? Est-ce ce souci d’exactitude qui vous conduit notamment à dire qu’« un bon journaliste devrait donc se reconnaître inquiet plus que goguenard » ? Le journalisme, est-ce l’inquiétude de la question même de l’actualité ?

En résumé, beaucoup de journalistes sont tributaires des différentes modalités de fabrication d’un journal (web, papier, magazine, lignes éditoriales, financements) et ne font pas le même travail ; la carte de presse n’indique aucunement que vous pratiquez le journalisme mais juste que l’entreprise qui vous paie est une société de presse. Et si j’écris « un journaliste se reconnaît à son air inquiet », c’est une des conséquences de son travail : cela signifie qu’il tient un bon sujet journalistique. Il sort une info qui ne va pas plaire à tout le monde. Un animateur de débat à la télé ou à la radio n’a pas à s’inquiéter, on parle à sa place. Le propre d’une vérité est qu’elle n’émerge pas seule. Et des non journalistes peuvent participer à ce travail. Je ne dis pas non plus que le journalisme professionnel doit être enquête de police ; un reportage réclame également des savoirs, de la culture, des références, des désirs et une grande ouverture d’esprit, du style. Vous pouvez ne pas être préparé à une réponse que l’on vous fait, être désarçonné. Simplement, il ne faut pas l’accepter telle quelle. Il faut avoir la ressource intellectuelle, toujours, de (se) questionner encore et encore pour avoir ce sentiment d’être allé au bout de votre curiosité en doutant de la parole autrui. Ce qui implique a minima d’avoir le temps en amont de travailler un sujet avant d’interviewer quelqu’un ou d’aller sur le terrain et ensuite le temps de vérifier ce que l’on en a retiré. Enfin, de vous faire votre opinion. Ce temps a été réduit dans la plupart des cas pour des raisons d’économies et ce temps retiré fait que les informations sont approximatives et donc perdent de la valeur, donc se vendent mal. J’emploie le mot « goguenard » pour décrire certains acteurs des médias parce que, particulièrement dans l’audiovisuel, il semblerait qu’il soit de bon ton de rire de l’actualité, d’être en connivence, en sous-entendus, de se marrer parce que bon, tout ça c’est du cirque. C’est une erreur. L’actualité sociale, politique, culturelle, aujourd’hui, n’est pas drôle.

Dans le même souci de montrer combien le journalisme consiste à offrir non l’actualité mais les conditions factuelles d’une lecture critique de l’actualité même, vous pointez immédiatement la place démesurée qu’occupent désormais dans le débat public les fake news. Loin de les assigner aux complotistes ou aux manipulations politiques, vous montrez qu’à la vérité, une partie de la presse comme Checknews à Libération notamment ou Les Décodeurs du Monde usent des fake news pour valoriser leur savoir-faire et ainsi surtout pour le faire savoir. Pourquoi, en dépit de l’enquête qui s’y déploie, cela vous semble être une distorsion de la pratique journalistique ? Le journaliste doit-il toujours être à l’origine de l’information ? N’aurait-il pas le droit d’être son commentateur ou alors en quoi s’agit-il d’un autre métier ?

Je questionne plus simplement la notion de rubrique assignée aux fake news. Un journal, à mon sens, produit les vérités qu’il se donne à chercher et découvrir. Que des sites ou des réseaux sociaux parviennent à faire proliférer de fausses informations devrait renforcer la position de la presse professionnelle qui, elle, subordonne ses publications à des méthodes de vérification de l’information. Mais si elle s’attarde à contrecarrer les rumeurs les plus irrationnelles, elle se soumet à leur pouvoir (voir l’épisode autour du professeur Raoult). Pour moi, c’est un peu comme de consacrer beaucoup d’espace au discours du Rassemblement national. Ne vaut-il pas mieux travailler d’autres idées, sujets, pour contrer l’extrême droite en éclairant patiemment le public sur les réalités dont elle s’empare pour affirmer des choses fausses, plutôt que de passer son temps à l’aider à débiter ses propos simplistes et ce faisant de les rendre audibles ? Ce serait une autre façon les affaiblir. Il reviendrait alors au RN de démentir la presse. Ce serait cocasse. D’autre part, le face-à-face Darmanin–Le Pen est un condensé de fake news fabriqué par la télévision. C’est embêtant. On voit bien que le journalisme cède à la facilité. Quant au droit de la presse à être son propre commentateur, évidemment. La pluralité de la presse doit assurer naturellement le débat sans que cela ressemble à du catch. La concurrence des idées garantit le contrôle de la presse dans son ensemble. Pas le fait de juste désigner ponctuellement une fausse information ou un buzz parti de rien et puis voilà, c’est fait, on passe à autre chose. Donner de vraies informations n’a pas à être indexé sur la parution de fausses dans d’autres médias. Vous imaginez le boulot ! En revanche, la vérification de propos et actions de responsables politiques, de dirigeants, de tous ceux qui ont le pouvoir d’agir sur la vie des citoyens est prioritaire si nous voulons une démocratie vivante. Ce que fait très simplement et très bien l’émission en ligne de Mediapart « À l’air libre ». Enfin, j’insiste là-dessus : le journaliste professionnel ne doit pas être le seul à produire des informations et à s’exprimer. C’est l’affaire de tout citoyen. C’est un droit. Aux journalistes d’approfondir. Et quand les journalistes dérapent, d’autres doivent les corriger.

Un des traits les plus remarquables de votre réflexion sur le journalisme tient au paradoxe selon lequel, contrairement à l’opinion reçue, le journaliste ne doit pas être soumis à l’urgence mais doit prendre son temps, ne doit pas s’obliger à écrire quotidiennement. Paradoxalement, vous dites ainsi que « l’immédiateté a tué l’actualité ». En quoi, dès lors, selon vous, le journalisme nécessite-t-il un temps long ? Est-ce une manière de dire que les chaînes d’information continue ne proposent pas, par nature et à proprement parler, un travail journalistique ? Que pensez-vous par exemple de la démarche de Florence Aubenas, de sa pratique immersive et plus largement de ce que l’on appelle le « journalisme littéraire » qui, de fait, implique un temps long ?

Il faut du temps mais il peut être plus ou moins long. Je parle du temps nécessaire pour boucler un sujet. Ça peut être deux coups de fils indispensables comme y passer des mois. Ce temps du travail journalistique n’est pas celui visible du résultat. Pas même le temps de l’écriture ou de la présentation d’une émission. Le temps qui m’importe est celui qui entoure la réalisation d’un article ou d’un reportage mais aussi le temps de la vie. Vous n’avez pas tous les jours quelque chose à dire ou à écrire de pertinent, ça ne se programme pas. Tout cela est très trompeur. Florence Aubenas a sans doute besoin de temps pour travailler mais tous les journalistes en ont besoin. Elle a de la chance qu’on le lui accorde, et dans son journal, et pour écrire des livres. Quand un journaliste « part » en reportage « en province » sur un sujet « sociétal » qui lui est étranger, comme les gilets jaunes, cela lui prend du temps, c’est difficile, il part de loin, c’est le cas de le dire. Mais en réalité le rédacteur d’une locale pourrait très bien faire la même chose. De plus, il s’adresserait directement aux personnes dont il ne découvre pas la vie. Le localier n’écrirait pas pour des gens situés en dehors d’une réalité partagée. Et le ferait rapidement, il connaît déjà les gens sur le rond-point.

En revanche, il faut du temps pour aborder les sujets politiques, d’économie, les affaires européennes… Il y a des abstractions, cela demande beaucoup de précision et de pédagogie. Je me suis toujours demandé, admiratif, comment faisaient les journalistes qui écrivaient dans un journal, passaient à la radio le matin et à la télévision le soir pour être trois fois incontournables dans la journée. Enfin, vous évoquez « l’immersion ». Cette pratique a été à la mode à Libération dans le sillage du journalisme dit « Gonzo ». C’est du Gonzo qui a acquis ses lettres de noblesses. Mais en ne s’annonçant pas journaliste, l’écrivant qui devient aussi personnage de son sujet, me semble-t-il, trompe son monde. Le principe du journalisme, si c’est un métier, est tout de même de s’assumer journaliste face à ses interlocuteurs. Sinon, nous sommes dans la duperie. La position non avouée de celui qui s’immerge trahit la confiance de ceux qu’il implique dans son récit et ses lecteurs. Comment peut-on croire quelqu’un sans garantie qu’il ait bien été à cet endroit, durant ce temps-là, avec telles ou telles personnes ? On transgresse les règles du jeu. Un journaliste doit pouvoir dire qu’il l’est et qu’il fait son travail. Ce qui n’est pas, certes, sans danger, on s’expose, mais c’est la différence avec l’immersion. Journaliste, ce n’est pas du Sophie Calle, on ne se déguise pas en femme de ménage pour prendre des photos dans des chambres d’hôtel. Ou alors, il fait de l’art. On essaie de faire ressusciter des figures du journalisme littéraire alors qu’en fait, bien souvent, ça n’existe pas. Ou on fait du roman, ou on fait de l’information. Même si l’auteur est le ou la même. Sauf que dans la pratique, c’est un peu comme l’huile et le vinaigre. On veut mélanger deux choses qui ne se mélangent pas. Quand Norman Mailer suit les conventions démocrates et républicaines à Chicago et Miami en 1968 envoyé par un magazine, chacun sait qu’il est écrivain. Et il fait de la littérature. Ses écrits enrichissent des faits mais il ne les « couvre » pas. Par ailleurs, ce n’est pas « comme si on y était », on n’y est pas du tout, on est avec Norman Mailer qui traîne sa propre vie au milieu des réceptions, tout en regardant par la fenêtre. On ne peut pas dire comme on le lit ici ou là qu’il ait « révolutionné » la pratique journalistique, Norman Mailer est un auteur. Il est lu comme tel. Dans le genre écrivain qui a écrit des chroniques pour la presse, Dany Laferrière excelle. L’écriture de Florence Aubenas, ce n’est pas de la littérature. Savoir ensuite si ce qu’elle fait relève du journalisme pourrait s’évaluer en fonction de qu’elle nous apprend ou pas, de la véracité des choses racontées. Pas du temps qu’elle y a passé. Mais c’est son temps nécessaire. Temps qui n’est pas comparable à celui d’un journaliste de « desk » qui réécrit des dépêches devant un ordinateur pour un site ou une chaîne d’info en continu d’heure en heure.

S’agissant de ces chaînes d’informations continue, vous indiquez qu’elles créent ce que vous désignez comme un plafond de verre. Le public, selon vous, ne perçoit plus, dans ce bavardage et commentaire incessants, combien le journaliste peut être un défenseur des droits tant il y est réduit à un simple médiateur, une espèce d’antenne relais entre le public et les politiques afin d’en diffuser les communiqués. Les journalistes n’y sont que de simples « agents de liaison ». Diriez-vous, et ce sera ma question, que les journalistes de ces chaînes d’information ou tout autre qui ne se ferait pas défenseur des droits manqueraient d’éthique, à savoir oublieraient combien user du droit à l’information, c’est défendre une liberté que seule la démocratie cautionne et garantit ?

Je dis par là que répéter un communiqué du gouvernement sans le « penser » et le commenter ou le faire commenter pendant une heure n’est pas du journalisme. C’est du spectacle. On ne prend pas le parti du spectateur pour faire lumière dans une salle obscure. Personnellement, je préfère parler avec des gens autour de moi, ils ne disent pas mieux ou pire que ce que j’entends sur les plateaux télé des retards dans la politique vaccinale. Ils ont leurs opinions mais voient bien les contradictions des annonces gouvernementales et leur portée. Donc, ce qu’il faudrait, c’est apporter des explications concrètes à la place du gouvernement, au lieu de dire que « ça cafouille », c’est une évidence. Il est là le plafond. On s’y cogne la tête. Certains journalistes font ce boulot mais pas sur des chaînes à grande audience comme BFM TV. Ce qui est curieux, c’est qu’il m’arrive par exemple de lire de bons articles sur le site de France Info, dont les débats en direct ne font pas état. Comme si l’écrit autorisait de monter un sujet et que l’écran l’interdisait.

À présent, évoquons une part importante de votre réflexion qui émane de votre pratique toujours envisagée depuis le pragmatisme. Vous semblez dessiner une scission nette, accélérée notamment par internet et l’effondrement du marché du travail, entre les journalistes qui, d’une part, avaient auparavant à cœur d’œuvrer à un véritable contact avec leurs sources, et, d’autre part, les journalistes qui, désormais, répondent de pratiques superficielles.
Cette superficialité prendrait essentiellement deux formes : la première se manifeste par le rubricage des journaux. Pourquoi, condamnez-vous notamment cette spécialisation par rubricage des magazines ? En quoi ledit rubricage vous semble-t-il une manière de brider les journalistes ?

Cela vient de mon expérience. Il m’est arrivé d’être mieux placé que d’autres pour parler de tel ou tel sujet mais je n’étais pas dans la bonne rubrique. Mais l’inverse se produisait aussi. Pourquoi m’envoie-t-on couvrir tel sujet, me disais-je, alors que je sais pertinemment que tel collègue serait le mieux placé ? C’est aussi bête que ça. Dans ce sens, la rubrique et la spécialisation sont limitantes. Mais plus le travail doit être « vite fait », internet oblige, plus vous avez besoin de spécialistes avec des contacts, ce qui semble un bon moyen d’éviter de perdre du temps. Cela dit, un contact en appelle un autre, on peut avancer très vite hors de sa bulle. Et faire attention à ne pas toujours consulter les mêmes voix. En fait, peu importe le domaine que vous abordez, selon moi, il s’agit surtout pour bien rendre compte d’un sujet de se laisser aller à une curiosité personnelle à partir d’un vécu et de savoirs croisés. Quand je parle de superficialité, il s’agit de gens qui ont une carte de presse et qui sont des animateurs, des présentateurs, des commentateurs, des amuseurs. Pour moi, c’est un autre job.

Olivier Villepreux © Anamosa

La deuxième forme de superficialité tient à la formation sinon au formatage comme vous dites des jeunes journalistes dans les écoles. Ce formatage pose, à la vérité, selon vous, une question de classe sociale. Vous dites ainsi que ces jeunes journalistes sont tous interchangeables et qu’ils n’ont, par leur formation, aucun regard spécifique. Diriez-vous ainsi que ces jeunes journalistes ne fabriquent, parfois même à leur corps défendant, qu’une presse bourgeoise, une presse pour CSP+ ? Vous soulignez avec une grande justesse la presque disparition de la presse rurale et montrez que son absence n’a pas permis de voir la montée des Gilets jaunes en 2018 : diriez-vous que le journalisme est désormais essentiellement parisien ou plutôt jacobiniste ?

Je suis parti d’un sentiment au contact de journalistes sortant d’école avec qui j’ai travaillé et des études sociologiques m’ont confirmé que les jeunes journalistes passés par ces établissements n’étaient pas spécialement des enfants des classes populaires et sont plutôt des urbains. Comme moi. J’ai eu des facilités pour exercer cette profession, et je ne suis pas le seul, loin de là. Mais ce qui m’intéresse, ce n’est pas tellement ce constat. C’est plutôt comment apprend-on ce métier qui ne s’apprend pas ? Et ne prend-on pas le risque de former des gens qui ne s’adressent qu’à certaines classes sociales à partir d’un bagage commun ? Je ne vois pas trop à quoi sert l’école de journalisme. Apprendre des techniques ? Le journalisme, c’est une tournure d’esprit. Cet esprit est en vous, il ne s’inculque pas. Un journaliste, il l’est. Il sent qu’il l’est quand il cherche un truc. Faire une école pourquoi ? Une convention collective ? Il vaut mieux faire socio ou histoire, économie ou que sais-je… travailler dans un bar. Bon, il faut savoir écrire quand même. Ensuite, je suis un provincial et globalement, je trouve que la presse régionale ne profite pas assez de sa situation privilégiée pour envoyer des journalistes travailler près de chez eux, sur le terrain, notamment en ruralité, et faire des enquêtes sur leurs élus, la politique locale, la vie sociale au sens civique du terme. Les journalistes locaux en savent souvent bien plus que les journalistes parisiens sur leur zone de diffusion et pourtant il est très rare qu’ils devancent les Parisiens sur des affaires disons d’intérêt public. Je vous laisse libre de penser s’ils sont timides ou si leur direction veille au grain et donc d’en conclure que le métier est plus important que la pratique. Ce qui est sûr, c’est que pour des raisons d’économies bien pratiques, il arrive en PQR que seuls trois journalistes doivent couvrir tous les jours l’équivalent de deux sous-préfectures… Comment faire ? Donc tout le monde regarde Paris, alors que Paris, c’est loin de tout.

Ma dernière question voudrait porter sur la liberté de la presse, et les rapports que le journalisme tisse avec le monde politique. Vous revenez notamment sur l’article 24 de la loi sécurité globale pour interroger le caractère même de la liberté de la presse : vous dites que cette liberté est fragile. En quoi, notamment, le mandat Macron a-t-il porté de sévères atteintes à la liberté de la presse ? Ne s’agit-il pas pour lui de réduire la presse à une vaste agence de communication ?
Enfin, s’agissant plus généralement du rapport des journalistes au monde politique et aussi à l’agenda politique, vous affirmez : « Le travail du journaliste est d’être au dehors du politique. » Par conséquent, en quoi l’éditorialisme et les éditorialistes ne constituent pas pour vous finalement des journalistes mais, pourrait-on dire, des manières d’hommes politiques du journalisme ?

Macron, on le voit, joue au président. Sa liste de noms de héros de la République en direct à la télévision, ce n’est pas du discours politique, c’est un artefact. Sur la loi sécurité globale, il suffit de savoir lire pour comprendre. En gros, il y aurait un journalisme officiel accrédité et un journalisme pirate, non accrédité et donc potentiellement malfaisant, mais aussi la possibilité pour la police d’interdire l’exploitation publique d’une image dégradante à son encontre. Si les policiers et leur hiérarchie font leur travail de maintien de l’ordre dans les règles, il n’y a pas lieu de craindre une quelconque image. Si c’était le cas, la loi existe pour les protéger comme n’importe quel citoyen. Mais ce texte est caduque. Vous n’empêcherez personne de vouloir démontrer une vérité. Sauf dans des régimes autoritaires et violents. Dans un régime démocratique, il est souhaitable qu’un gouvernement protège la liberté de la presse sans condition, ne serait-ce que pour être cohérent avec les valeurs d’un système qui ne remet pas en cause que Gérald Darmanin ait été élu à Tourcoing, ville de 97 000 habitants, appartenant à un grand pays de libertés et de droits de 67 millions de citoyens.

Sur le second point, un journaliste peut comme chacun avoir une opinion politique. Un journaliste vote, peut manifester, s’engager pour une cause, mais s’il entre dans l’arène politique, vous comprenez bien que sa capacité à informer est biaisée. J’ai été confronté à ce souci alors que je tournais un documentaire. J’ai eu envie de participer à la vie locale de mon village et la direction de la chaîne qui devait diffuser le film m’a demandé de retirer mon nom d’une liste électorale plurielle (je n’étais pas du tout tête de liste) si je tenais à ce que mon travail aille à son terme. Sur le moment, j’ai trouvé cela abusif. Je savais que la personne qui avait fait pression sur la production avait des amis politiques eux-mêmes qui ne souhaitaient pas que j’aille au terme de mon travail ou sur la liste d’opposition à leurs idées. J’ai choisi de finir le documentaire, je me suis retiré de la liste. Je ne le regrette pas, je suis bien aise de leur ambiguïté. Et puis, ils n’avaient pas tort. Je préfère écrire. Le jour venu, je serai d’ailleurs libre d’écrire (ou pas) sur ces gens. Dans le livre, je me moque surtout de notables éditorialistes de la presse nationale qui sont des supplétifs d’hommes politiques sous couvert de journalisme. Il n’est même pas besoin de les nommer.

Olivier Villepreux, Journalisme, Anamosa, « Le Mot est faible », mars 2021, 112 p., 9 €