Lectures transversales 12: W.G. Sebald, Les Émigrants

© Julien de Kerviler

« Une seule fois, depuis ma jeunesse, j’ai entrepris un voyage à l’étranger. Il y a deux ans, à l’été, je suis allé à Colmar, et de Colmar par Bâle jusqu’au lac Léman. J’avais depuis très longtemps envie de voir de mes propres yeux le retable de Grünewald à Issenheim, qui si souvent me hante quand je peins, et en particulier le panneau de la mise au tombeau, mais je ne réussissais pas à dominer ma peur des déplacements. Je fus d’autant plus étonné, une fois que j’eus franchi le pas, de constater combien cela était facile. Sur le bateau, me retournant pour regarder les falaises blanches de Douvres, je crus même que dorénavant j’étais délivré, et le trajet en train à travers la France, que j’appréhendais tout particulièrement, se fit sous les meilleurs auspices. La journée était belle, j’avais tout le compartiment pour moi, si ce n’est toute la voiture, l’air entrait par la fenêtre ouverte et je sentais m’envahir une exaltation de jour de fête. J’arrivai à Colmar vers dix ou onze heures du soir, passai une bonne nuit à l’hôtel Terminus Bristol sur la place de la gare et le lendemain matin, je me rendis sans attendre au musée pour m’absorber dans l’étude des tableaux de Grünewald. La vision extrême que cet homme singulier a du monde, et qui imprègne chaque détail, tord tous les membres sans exception, pigmente les couleurs comme une maladie, était, je l’avais toujours su et j’en avais maintenant la confirmation visuelle, profondément conforme à ma personnalité. La monstruosité de la souffrance qui, émanant des personnages représentés, recouvre la nature entière pour ensuite refluer des paysages éteints et pénétrer les figurations humaines de la mort, cette monstruosité se mettait à présent en mouvement, montant et descendant en moi exactement comme les oscillations des marées. Et regardant les suppliciés transpercés, regardant, roseaux ployés par l’affliction, les corps des témoins du supplice, je comprenais peu à peu que parvenue à un certain stade, la douleur abolit les circonstances de son apparition, la conscience, et partant s’abolit elle-même… Peut-être : nous en savons très peu dans ce domaine. Ce qui est certain, c’est que la souffrance morale, elle, est pratiquement infinie. Lorsqu’on croit en avoir atteint les limites extrêmes, il se trouve toujours d’autres tortures. On tombe d’abîme en abîme. »

W.G. Sebald, Les Émigrants (1992), traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau, Folio, 2003, pp. 221-223 [acheté à Pékin].

© Julien de Kerviler