Novalis disait – et nous y croyons aussi – qu’il faut romantiser le monde. Mais aujourd’hui peut-être la formulation est-elle plutôt qu’il faut cosmiciser le monde, ton monde, lui donner l’aura individuelle de poétiques pluralistes, de plurivers ouverts – ô Martin ô Martin ô Martin – mondes ouverts à la fulguration du sens qui circule en nous avec ces petits corpuscules que l’on appelle des mots, pour aller vite, qui sont aussi des gravités et des ellipses, des rotations sur elles-mêmes et dans la langue, pêle-mêle, avec les souples collines de la 3e circonvolution frontale de l’hémisphère gauche, avec les cheveux de nerfs de l’hippocampe, avec donc, bien sûr, ici, le bec du toucan.
Il faut cosmiciser le monde pour résister à sa disparition. Il faut le recosmiciser de toutes parts, depuis tous les univers, comme ici cela est fait depuis la sainte momie de deux ans de la jeune Rosalia Lombardo déposée dans les catacombes de Palerme, rose pâle au corps gonflé de tant de chimies fluides et d’amour vertigineux (y en a-t-il d’autres ?), recosmiciser le monde depuis les forêts en flammes des toucans à l’œil bleu comme la vie, depuis les cerveaux multiples des pieuvres-araignées qui pourchassent certaines nuits normandes les infigurables marcheurs. Il faut recosmiciser le monde depuis les images découpées de nos rêves – Sancta Agatha – aux têtes coupées mais renaissantes (Fra Angelico 🖤), souvenir de souffles, ébranlement de toutes les chimères.

Tout cela, tous ces mondes, tout ce cosmos qui se dit dans ce livre improbable de « lyrisme qui louche » (c’est lui qui le dit, et ce regard est émouvant, aussi « folie du langage », « carnaval d’idiomes », c’est vrai aussi), regard croisé à la vie, à tous les mélanges, recoupant, image sur image tous les cauchemars qui sont pourtant des formules incantatoires d’amour fantôme (on y revient toujours, et la nuit même, aussi). Faire un cosmos vivant, métamorphique, de cette momie enfantine, des plumes arrachées à la nuit, de toucan, de danses lamantines, de basilic étoilé, « assoiffé de ce qui brûle SANS IMAGE. »
« Rotation des astres. Élever une géographie de tes reliefs corporels. Rotation des astres. Je suis nu, allongé sur toi, dans la rotation des astres. Je jure de tourner cent fois comme Mercure. Mon vecteur de vitesse restera constant. Dans un mouvement circulaire uniforme, la composante tangentielle démon accélération sera nulle. Ma force de gravité mesurée sera influencée par la combinaison de la force gravitationnelle, due à l’attraction de ton corps adoré et de la force centrifuge due à ma rotation, dont la charge gravitationnelle embrassera la densité absolue de ton corps désiré. »
Cette façon de « faire monde » (wordling dit-elle, avec un présent continu, actif, radioactif, faisant trembler les atomes de notre temps qui est un temps de catastrophe et de dissipation qui appelle ainsi à faire monde contre l’aube noire qui voudrait sa perpétuelle décomposition), cette façon de faire monde nous est proche dans les lointains de l’imaginaire – et pas seulement – dans les yeux noirs de son corps multiple, dans sa métamorphose athée du Toucan en créature émancipée de Maldoror, pouvant se réagencer pour en faire d’autres choses qu’un totem réduit au colifichet de l’image, à ses éclats de nacre vendus à la conscience camée et gavée des mots blasant de la poésie.
« Toucan nom de baptême Étienne ». Le Toucan est sa mythologie individuelle, dévorant sans cesse le fruit de la passion dans l’innocence célébrée contre toutes les dévastations faciles. A la femelle du requin du Comte de Lautréamont, Toco dit : « tu peux me confier tes œufs… tes œufs de requin dans mon nid de toucan. » C’est à d’autres métamorphoses qu’il nous convie dans le monde vert du toucan, végétalisation des pensées, douceurs qui se consument aussi lentement et intensément que les étoiles dansant sur elles-mêmes.
« Ma danse entraîne le monde dans sa révolution… Je ne dors plus, je danse les yeux fermés, et je vois la vibration des constellations sous mes paupières, et je vois encore ton visage constellé… et tes deux mains qui s’ouvrent comme des étoiles… »
« Apprenez-moi plutôt à rester indifférent à la langue des hommes, cette crasse de la gencive. Je préfère de loin l’alphabet magique de la constellation du crabe, ou la station aventureuse du phasme. »
Transformation de toute chose dans la vérité intime d’un être où tous les motifs, où tous les désirs se croisent intimement pour former sa complexion, sa complexité viscérale, mentale, sexuelle et affective – ici son complexe du Toucan, mais aussi son visage de toucan occupé par ce bec à la langue immense, à la couleur verte improbable, « couleur du végétal, mon bec de toucan. Toucan d’amour fou. Ramphastidae des oracles. Je t’embrasse avec la langue, avec mon bec d’amour coloré. Ma langue tourne en cercles colorés dans mon bec ouvert. »
Les images saintes, l’intime, le complexe, la poésie – tout cela pourrait faire aussi penser parfois à Leiris. A ce Leiris de L’Âge d’homme qui disait écrire – et plus encore qu’il fallait écrire – sous la menace perpétuelle de la corne du taureau – littérature du péril où s’exprime alors le sang le plus authentique de la littérature.
Mais abandonnons Leiris comme nous avons laissé plus tôt Novalis, Maldoror et le reste, pour les transformer, et voyons Michelet – Étienne, Saint-Michel-Archange-du-Toucan-et-Notre-Dame-D’autres-Fleurs – vivre sa poésie intime sous l’ombre végétarienne, au sang pâle de palmier, sous la corne du bec du Toucan. Voilà le temps du bec du Toucan, mieux que la Lune triste de Novalis et la corne tauromachique de Leiris – Leiris devenue l’Iris métamorphosée, présente dans ce livre de poésie végétale, rejoignant Tiger Lily dans une transposition inattendue, couverte de fleurs et de fleurs. À l’Âge d’homme, Michelet – donc Étienne, martyr du toucan au bec parfois brisé par les trafiquants – compose davantage un âge d’enfant, d’une innocence au lis tigré tranchant sur la nuit verte du monde du toucan.

Ce livre écrit en langue toucan, en langue de chair d’étoiles et de plantes, ouvre « des rêves et des formules » pour toute personne qui le lit. Et il reste une livre qui ouvre en nous la possibilité d’accomplir cette façon de donner par la langue un cosmos personnel mais ouvert au monde, amoureusement lié à lui, à ses ivresses et à ses malheurs, à ses astres et à ses désastres, livrant une perspective qui fait sienne l’impossibilité de revenir à n’importe quelle continuité, à n’importe quel animisme de surface, composant avec les impossibilités de notre temps, en ce moment particulier de la façon dont nous faisons récit avec l’univers. Si le monde est à cosmiciser, Etienne Michelet nous montre la voie.
Ce livre est à lire aussi dans ses pluralités virtuelles dans « l’antilivre dynamique » des éditions Abrüpt qui le distribue sous toutes ses formes.
Étienne Michelet, Toucan Fantôme, éditions Abrüpt, mars 2021, 132 p., 9 € 50