Qu’est-ce qu’un film « poétique » ? Et qu’appelle-t-on « lyrisme » au cinéma ? Que faire de ce vocable « poétique » lorsque l’on est critique de cinéma ? Telles sont les pertinentes et vives questions que Nadja Cohen se pose dans un indispensable ouvrage collectif logiquement intitulé Un cinéma en quête de poésie qui vient de paraître aux Impressions Nouvelles. De Tarkovski à Raoul Ruiz, de Jarmusch à Miyazaki en passant par Malick, Nadja Cohen interroge, en associant chercheurs en littérature et en cinéma, les formes et les sens que la poésie peut prendre sur grand écran. Autant de pistes fécondes que Diacritik est parti sillonner avec Nadja Cohen le temps d’un grand entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse du passionnant collectif que vous dirigez, Un cinéma en quête de poésie qui vient de paraître. Si on vous sait spécialiste des liens entre cinéma et littérature, qu’est-ce qui a plus particulièrement retenu votre attention sur cette question du cinéma « poétique » au point que vous y consacriez un volume ? Est-ce l’usage du terme même dans la critique cinématographique pour des cinéastes aussi différents que Terence Malick, Jim Jarmusch, Gus Van Sant ou encore Hayao Miyazaki qui vous a alertée sur ce que vous présentez sans attendre comme une « catégorie aux contours flous, difficile à cerner », qu’il s’agissait donc pour vous de clarifier et définir ?
Ce questionnement a une double origine. Il est tout d’abord né d’un étonnement face aux nombreuses occurrences du qualificatif « poétique » sous la plume des journalistes, dans un champ contemporain pourtant fort peu lyrique où la poésie pouvait sembler largement ringardisée. Avec une collègue, nous avons commencé à inventorier ces usages, observés dans des formes culturelles variées : la danse, l’architecture, la photographie, et d’autres plus insolites, mais aussi et surtout… le cinéma, dont les productions se voient régulièrement qualifier de « poétiques » ou de « lyriques » dans les discours journalistiques et promotionnels, sans que ces termes soient vraiment définis, comme s’ils renvoyaient à une expérience commune et intuitivement partagée, à une certaine idée de poésie que nous avons voulu éclairer de nos lumières. Ce tour d’horizon pluridisciplinaire, auquel nous avons consacré un numéro de la revue Fabula LHT (Nadja Cohen & Ane Reverseau (dir.), « Un je-ne-sais-quoi de poétique », avril 2017), m’a donné envie d’explorer plus particulièrement le domaine de recherche qui est le mien : le cinéma, qui s’est avéré un des plus foisonnants et intrigants en la matière.
Ce questionnement s’inscrit aussi dans la droite ligne de mes recherches précédentes sur le rôle du paradigme cinématographique en poésie, dont il constitue en quelque sorte le symétrique : après m’être interrogée sur le cinéma comme aiguillon de la poésie, dans les années 1910-1930 avec Les Poètes modernes et le cinéma (1910-1930) paru en 2013 chez Classiques Garnier, 2013 puis, dans une moindre mesure, dans la période contemporaine — par exemple « La novellisation poétique, différenciation ou émulation ? Les cas de Jan Baetens et de Jérôme Game », Sens public, 2018 —, il s’agissait en quelque sorte d’envisager le mécanisme inverse. Non plus me demander ce que le cinéma fait à la poésie mais ce que le poétique fait au cinéma. Cette approche inductive – partir des usages et pas d’une définition préalable –, par la bande, m’a semblé stimulante à la fois pour penser le cinéma et pour poursuivre mes investigations sur le devenir de l’idée de poésie hors du champ littéraire, à partir d’un corpus varié. Le volume s’appuie en effet sur des discours critiques, journalistiques, promotionnels, pédagogiques sur les cinéastes mais aussi sur l’étude des films et des discours des cinéastes eux-mêmes, de Jean Epstein à Jim Jarmusch, qu’étudient les contributeurs de ce volume qui est né d’un colloque et d’une programmation organisés en 2019 à la Cinematek de Bruxelles et la KU Leuven.
Dans le sillage de ce que vous désignez encore comme une « notion fuyante », vous dénoncez d’emblée cette notion même de film « poétique » son usage mercantile et opportuniste afin de venir qualifier certains films jugés atypiques sur le plan formel ou narratif. Cependant, loin de rester dans le vague, vous proposez, dans le volume, une saisie poétique de ce cinéma poétique. Vous affirmez ainsi que le cinéma « poétique » consiste en un recours à certains procédés empruntés à la poésie, certaines figures. Quels sont les procédés poétiques au cinéma et chez quels cinéastes en particulier ? En quoi ce cinéma poétique se distingue-t-il, selon vous, de ce célèbre « cinéma de poésie » développé par Pier Paolo Pasolini ?
L’idée du livre est avant tout de questionner la notion de cinéma poétique en tant que construction discursive (passionnante à ce titre) plutôt que d’en faire une catégorie objective qui délimiterait un corpus de façon stable et indiscutable. En effet, les discours sur le poétique sont souvent investis d’une forte dimension axiologique, ils portent au moins autant sur l’éthique que sur l’esthétique, mobilisent des valeurs, définissent un horizon, justifient des choix (il en va souvent d’un affranchissement des contraintes de la narration mais aussi, et de ce fait même, de celles de la production commerciale etc…). Partant de là, j’ai structuré le livre de façon à ouvrir plusieurs pistes successives, notamment le recours à certaines figures comme la métaphore, étudiée dans deux articles dont les conclusions sont d’ailleurs assez divergentes, mais aussi de façon plus lâche, la question du rythme à partir du cas de Tarkovski et des pistes fournies par les travaux de Meschonnic. On peut également constater des effets de « rimes visuelles » comme celles mises au jour dans l’article sur Paterson de Jarmusch. Pour d’autres cinéastes, le poétique ne serait pas à penser à partir de modèles littéraires mais de bricolages purement cinématographiques comme la lentille coupée chez Raoul Ruiz ou l’inversion pelliculaire chez Cocteau, l’un et l’autre procédé se distinguant par un « manque patent de fluidité » (Jean-Claude Biette) qui est pour beaucoup le propre de la langue poétique. Cette opacité des signes est une des manières dont Pasolini définit lui aussi le cinéma de poésie, lorsqu’il commence à développer cette notion lors de la conférence de Pesaro de 1965, même s’il a en tête un tout autre corpus que celui que nous venons d’évoquer.
Poursuivant votre tentative de cerner cet impensé théorique, vous avancez ensuite que le cinéma poétique, loin de se limiter à un emprunt intermédial entre cinéma et poésie, s’offre comme une possibilité esthétique d’un certain cinéma. A ce titre, comme chez Epstein, existe-t-il une manière de ciné-poème, où se donnent la prégnance de l’image, du flash poétique, de l’épiphanie cinématographique, au détriment même du scénario qui finit par devenir accessoire ? Est-ce que le cinéma en quête de poésie est un cinéma qui refuse de se mettre en quête de scénario ?
En effet, si la notion de cinéma poétique peine à trouver son unité, le rejet ou du moins la défiance à l’égard de la narration semble en être une constante, même si les films concernés ne la délaissent pas toute au même degré. Si un pan du cinéma tend franchement vers l’abstraction (comme celui de Marie Menken étudié dans le livre) et s’expose dans les musées plus qu’il ne se voit en salle (pour le critique américain qui a le plus travaillé cette notion, Paul Adams Sitney en 2014 dans The Cinema of Poetry paru aux Oxford University Press, le cinéma de poésie est presque synonyme de cinéma expérimental), d’autres films plus traditionnels peuvent être appelés « poétiques », par les libertés qu’ils prennent de diverses façons à l’égard du récit : minceur de l’intrigue (dans Un jeune poète de Damien Manivel par exemple), refus du dramatique (dans Paterson de Jarmusch, qui se consacre précisément au quotidien prosaïque d’un poète du dimanche), dilatation du temps dans ce qu’on appelle parfois le « Slow Cinema » comme celui de Tsaï Ming-liang, recherche des « intensités » (Grandrieux) au détriment de la linéarité, perturbation de la chronologie au profit d’une logique onirique ou métaphorique (dans Le Miroir, par exemple), etc…
Il est frappant de constater que, dès les années 1920, l’avant-garde française, en quête d’un cinéma autonome, ait voulu s’affranchir de la littérature en affichant son mépris pour le scénario perçu comme reliquat du modèle romanesque, alors qu’elle revendiquait le paradigme poétique en l’associant à tout un système de valeurs :
gratuité, autonomie, liberté, voire « pureté », selon un vocable à la mode à l’époque dans divers domaines. Pour autant, on aurait tort d’opposer trop frontalement poésie et récit (et cela vaut aussi pour la littérature, mais c’est un autre sujet), les « épiphanies » dont vous parlez pouvant très bien surgir dans un film narratif comme Liliom de Borzage, auquel Jean-Paul Civeyrac a justement consacré un essai, intitulé Rose pourquoi (P.O.L, 2017) visant à élucider la nature de cette émotion poétique que recèle pour lui une séquence de ce film vue à la télévision lorsqu’il était enfant.
Est-ce que, en définitive, l’image qui cherche la poésie est forcément disjonctive narrativement parlant, à savoir contre toute narration linéaire ? Plus largement, dans son usage de l’image, en quoi le cinéma poétique peut selon vous recouper, en partie, la question de l’image-temps mise symétriquement en lumière par Gilles Deleuze ? Est-ce que le cinéma poétique n’est que l’apanage d’un certain cinéma dit d’avant-garde comme Epstein ou Raoul Ruiz peuvent, malgré eux souvent, l’incarner ?
En effet, la distance prise, sinon avec la narration, du moins avec ce que Deleuze appelle le « schème sensori-moteur » peut nous amener à rapprocher un certain cinéma poétique de celui de « l’image-temps », mais ce n’est là selon moi qu’une des formes de la poésie filmique. Comme le montrait bien Philippe Met dans un article dont le titre seul a des accents de manifeste (« le scintillement de la putrescence »), le poétique peut jaillir bien loin du cinéma d’avant-garde et même du cinéma de la modernité, en l’occurrence pour ce qui est de son corpus, dans le cinéma fantastique et horrifique, par le traitement de certains motifs iconographiques récurrents
Inversement, à la manière d’un double négatif, vous paraît-il possible de parler d’un cinéma de prose, à savoir un cinéma tourné vers une linéarité, qui met l’accent sur le romanesque et ne privilégie ainsi pas la disruption par l’image ?
J’imagine que l’on pourrait en effet dire cela de l’immense majorité de la production filmique qui fait du medium un usage purement narratif et fonctionnel. Ces cinéastes, comme Monsieur Jourdain, feraient de la prose sans le savoir, ce qui n’empêche pas, j’y insiste à nouveau, certains spectateurs d’y voir occasionnellement jaillir certaines images, plans ou séquences qu’ils jugeront ou rendront eux-mêmes « poétiques » par un travail de décontextualisation de ces images (ce qui revient donc souvent à soustraire ces images à la narration) et l’élaboration d’un discours ou d’une œuvre qui trouverait son origine dans leur visionnement. L’usage que font certains artistes d’images filmiques dans leur travail est à cet égard exemplaire de l’idée selon laquelle le poète est « celui qui inspire » et pas seulement « celui qui est inspiré » selon la formule d’Eluard. Il en va ainsi par exemple des photogrammes de films extraits, agrandis et exposés par Éric Rondepierre dans ses magnifiques séries photographiques qui décèlent/créent de la poésie et de l’étrangeté, même dans les films les plus narratifs qui soient, à partir d’images « malades » (photogrammes abîmés, glitches) ou simplement cartons de films muets tirés de leur contexte.
Au-delà du pôle créateur, le cinéma poétique peut aussi bien s’envisager, comme vous le suggérez, du point de vue de la réception. Vous n’hésitez pas ainsi à avancer que la question formelle cède le pas dans l’esprit du cinéaste à l’émotion que va ressentir le spectateur. En quoi, comme Tarkovski l’entend notamment, le cinéma poétique peut-il être le cœur d’une sensibilité et d’un bouleversement émotionnels qui marquent durablement le public ? Ne retrouve-t-on pas ici une poésie qui se ferait synonyme de lyrisme et d’une certaine qualité, existentielle, de rapport au monde ? Est-ce ici, dans cette fibre ontologique, que le cinéma poétique peut rêver à un public élargi ? Que faire, par exemple, du cinéma d’un Michel Gondry qui paraît aller dans cette direction ?
En effet, on le sait bien, il est essentiel d’envisager le pôle du récepteur pour aborder la question de la poésie, dont de nombreuses définitions mettent l’accent non sur sa fabrique mais sur ce qu’elle vise à créer, « l’état poétique », chez le lecteur ou le spectateur. On pourrait dire que c’est ce que cherche à faire un des cinéastes contemporains auxquels le qualificatif « poétique » est le plus régulièrement appliqué, Terrence Malick, qui, remontant aux origines étymologiques du lyrisme (la lyre), utilise abondamment les ressources émotionnelles de la musique. On peut penser à la fameuse séquence de l’univers qui a tant divisé la critique, dans The Tree of Life, où le cinéaste réinscrit l’homme dans le cosmos sur fond de Lacrimosa, poignant requiem de Zbigniew Preisner. Un cinéaste comme Tarkovski envisage les choses très différemment, dans ses très beaux textes théoriques regroupés dans le volume Le Temps scellé. Il conçoit en effet ses films comme un « partage du sensible », selon l’expression de Rancière, une invitation lancée au spectateur à vivre une expérience émotionnelle qui passe chez lui en grande partie par un travail sur la durée. Mais, alors que Malick accompagne ses films d’une voix-off omniprésente qui en oriente la lecture, cette invitation est associée chez Tarkovski à une volonté de laisser le sens de l’œuvre ouvert. À cet égard, il ne cesse de réitérer sa méfiance à l’égard du montage comme outil de manipulation du spectateur. La manière dont il nous invite à une réception active de son œuvre, appelle, peut-être plus encore que l’inclusion explicite de poèmes dans Le Miroir, le rapprochement entre sa démarche et celle du poète.
Enfin, vous consacrez également une large part du collectif aux films non plus seulement poétiques mais aux films de poètes, à savoir mettant en scène, notamment sous la forme de biopic, des figures de poètes. Qu’apporte à ces films la mise en scène de figures poétiques ? S’agit-il pour le cinéaste de donner à voir le poète en action ou s’agit-il bien plutôt de proposer à la caméra de capter une atmosphère poétique, c’est-à-dire comme dans Paterson de Jim Jarmusch, de donner au film un certain rythme, où infuse une manière de patience contemplative ?
Les figures de poètes à l’écran remplissent différentes fonctions et certains films qui leur sont consacrés ne visent pas à créer une forme particulière de poésie de cinéma mais s’inscrivent simplement dans la veine du biopic en costume pour public cultivé, avec, si possible, quelques scènes sulfureuses exploitant les penchants bien connus des poètes pour l’alcool, les drogues (voir Pandaemonium sur Coleridge et Wordsworth) et le sexe, voire les trois ensemble (voir par exemple Total eclipse sur le couple Rimbaud/Verlaine), ainsi que leur malheureux mais cinégénique attrait pour le suicide (Sylvia Plath dans Sylvia). Écartons-les d’emblée, même si ces films, assez médiocres, n’en sont pas moins intéressants à un autre niveau quand on s’intéresse, comme moi, aux représentations du littéraire dans le champ médiatique.
Les films dont traite le volume envisagent d’une autre manière la figure du poète. Ils portent aussi bien sur des poètes réels (Arthur Rimbaud, Marina Spada) que sur des figures fictives (Un jeune poète de Damien Manivel et Paterson de Jim Jarmusch) mais ont en commun de proposer une réflexion formelle sur la mise en scène de telles figures qui passe par un travail sur l’espace dans lequel déambulent les personnages et, corrélativement, sur le rythme. Le film de Jarmusch est particulièrement intéressant à cet égard car la figure du poète y est tout sauf anecdotique et permet au cinéaste de promouvoir la poésie mais aussi le cinéma qu’il appelle de ses vœux, une poésie « désaffublée » comme celle pratiquée par l’école de New-York dont Frank O’Hara est l’un des représentants les plus célèbres. Cette défense passe par certains choix visuels (le poème se surimprimant simplement sur la vitre d’un bus) mais plus encore par l’affirmation d’un rythme singulier en marge mais en même temps profondément ancré dans le monde.
Un cinéma en quête de poésie, sous la direction de Nadja Cohen, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, mars 2021, 416 p., 28 € — Lire un extrait