Gianni Forte : « La splendeur d’un corps poétique est une nécessité vitale » (Entretien)

Ricci/Forte, MACADAMIA NUT BRITTLE © Gaetano Giordano

Depuis une quinzaine d’années, Gianni Forte et Stefano Ricci occupent le devant de la scène théâtrale européenne. Provocatrices, poétiques, politiques, en rupture, inventives, leurs réalisations travaillent les corps, les âmes, les relations, les cultures, les mondes qui existent et d’autres qui sont possibles. Pour la période 2021-2024, ils sont nommés directeurs de la Biennale Teatro di Venezia. Entretien avec le dramaturge Gianni Forte.


« La culture n’est pas le terrain de la vérité, mais du conflit sur la vérité »,
Nicola Chiaromonte (intellectuel antifasciste, exilé à Paris, ami de Camus)


Est-ce que tu viens d’un milieu social ou d’une famille où la culture avait une place ?

Je suis né et j’ai grandi au sud de l’Italie, issu d’une famille des classes moyennes, une mère institutrice, un père travaillant pour la fonction publique territoriale. Chez moi, la culture telle qu’on l’entend aujourd’hui, n’entrait pas dans les préoccupations majeures. Cependant, mes parents m’ont transmis une forme de curiosité insatiable, le goût du savoir et de la découverte, par le biais les livres en particulier.

À l’époque, nous vivions tous ensemble : une famille élargie à mon grand-père, ma tante et mes deux grand-tantes zia Carmelina et zia Nunziella. Ces dernières, pendant qu’elles tricotaient inlassablement, me contaient, pour m’émerveiller, la vie de mes ancêtres, probablement de manière plus rocambolesque que la réalité.

Enfant, bien qu’hyperactif, une santé fragile me clouait souvent au lit. Ma mère me lisait beaucoup de fables pour me distraire. Je m’endormais la tête remplie d’histoires. Mon inclination pour la fiction est probablement née de ces moments privilégiés : écouter, mémoriser, mélanger des récits, en inventer de nouveaux, les raconter à mon tour. Vêtu de l’habit d’un alphabet chatoyant, je me tenais dans le noir, la bougie allumée des paroles enchantées à la main.

Je vivais l’émergence de mes visions, comme un chant de rossignols s’échappant de mon cœur crevé. Les mythes et les contes de fées ont représenté pour moi un salut féroce, un coffre aux trésors à défendre, ils ont brisé le silence et l’ennui de trop longues journées confinées à la maison (mon frère étant né beaucoup plus tard) : ils ont été des clés ouvrant des portes inattendues. La solitude, ce strange delight, a peut-être été la condition première pour activer « les chevaux ailés de mes chimères », comme le disait mon instituteur. Je me glissais comme Alice dans le terrier du lapin et, traversant un dédale de tunnels je me retrouvais dans une forêt d’un vert surnaturel, devinant entre les ramures un ciel d’azur à couper le souffle. Alors je tombais nez à nez avec Sandokan, le fameux protagoniste du roman d’Emilio Salgari : comme un rond de fumée parfait, je m’élevais au-dessus d’une réalité grisâtre dans laquelle je ne m’étais jamais senti en adéquation, pour construire mon propre jardin irréel où, démons et fées, complices, dansaient la valse.

Est-ce que, durant ton enfance, tu étais en contact avec le théâtre ?

Mon grand-père Giovanni, ébéniste de profession, m’avait fabriqué avec une boite à chaussures et des chutes de bois, un petit théâtre de marionnettes. Ma tante Emilia, qui était couturière, m’a appris à confectionner des costumes en chiffons, pour habiller mes figurines de papier mâché. Vers l’âge de huit ou neuf ans, avec les quelques sous que mon grand-père me donnait, j’ai acheté Orlando, mon premier petit pupo sicilien. Je l’ai démonté pour comprendre comment il était constitué, puis j’ai commencé à fabriquer mes propres pupi. Une fois par semaine, dans le garage, en cachette de ma famille, j’organisais des spectacles de marionnettes pour mes petits camarades du quartier, contre quelques centimes. J’avais le sens des affaires !

Là où l’imagination tisse de nouvelles galaxies, tout est possible et plausible, et pourtant le temps et l’espace sont abolis. C’est ce qu’ont également expérimenté les enfants Fanny et Alexandre dans le film éponyme de Ingmar Bergman.

Comment est venue l’idée que tu pourrais faire du théâtre ?

Mon père étant souvent absent, c’est nonno Giovanni qui, dès l’école primaire, m’emmenait au cirque, chaque fois que celui-ci s’arrêtait dans mon village pendant la période de Noël. Tous les dimanches après-midi, nous allions au cinéma à la première séance. Le plus souvent, la salle était encore vide, c’était un peu comme si elle était toute à moi. Lorsque les lumières s’éteignaient, une lanterne magique illuminait sur l’écran un monde fascinant et inconnu. C’est ainsi que la mèche de la créativité s’est allumée en moi. Comme un vaisseau débarquant sur la lune, je traversais la frontière de mon petit monde familier et quotidien, me projetant dans un univers titanesque et extraordinaire de fantaisie, de liberté et d’émotion. Devenir un conteur d’histoires, un acteur, un trapéziste, un illusionniste, tout cela à la fois. D’où le désir, le besoin urgent, vital, d’ouvrir la clôture en grand, à mes passions et à mes rêveries afin de les partager avec les autres, avec ce qui, à l’âge adulte, deviendrait le public. Une relation de dépendance entre, en amont, lire, observer, écouter et s’évader, et en aval, transformer ces errances en caractères d’encre. J’ai donc débuté comme comédien et j’ai toujours été auteur, plus récemment aussi traducteur.

Ricci/Forte, TROIA’S DISCOUNT © Alvise Nicoletti

Quel était pour toi, au commencement, le but de travailler dans le théâtre ?

À la suite de ma rencontre avec Stefano Ricci, nous avons fondé notre compagnie et présenté TROIA’S DISCOUNT, d’après le chant IX de l’Énéide de Virgile, en 2005, première d’une longue série de créations théâtrale et performances. Le désir de concevoir des spectacles est né, entre autres, de la déception liée à ce que la scène proposait à cette époque. Il fallait envisager un travail plus direct, plus viscéral, plus corporel, tout en garantissant une place majeure au texte, ou plus précisément, à la parole ; tenter de dynamiter les conventions d’un théâtre trop classique par une nouvelle forme fragmentaire, constituée, non plus à partir des actes et des personnages, mais avec des personnes de chair et de sang ; allier la poésie des corps à celle de la langue et explorer ainsi des voies transversales, où l’émotion règne et se transmet, du texte aux corps des comédiens / performers, jusqu’à celui du spectateur.

Je suppose qu’il y a des metteurs en scène, ou plus généralement des artistes, qui t’ont influencé, ou en tout cas que tu pourrais reconnaître comme des repères, ou dont tu te sens proche. Quels créateurs ou quelles créatrices mettrais-tu plutôt en parallèle avec ce que vous faites, Stefano et toi ? Une de vos pièces s’intitule Pinter’s anatomy, donc peut-être pourrais-tu dire pourquoi cette référence à Harold Pinter et la signification, pour toi, de son théâtre ? Il y a aussi, par exemple, un autre spectacle qui se présente comme un hommage à Jean Genet…

Dans Uccellacci e uccellini, le film de Pasolini, le Corbeau conseille Totò et Ninetto Davoli : il faut manger les Maîtres en sauce piquante pour mieux les digérer, en ingérant ainsi leur savoir et leur sagesse, on nourrit l’âme.

L’artiste combat et résiste dignement à l’endormissement de l’esprit induit par une société-sangsue, il est un guetteur qui affronte les géants de l’âge classique, escaladant leurs corps imposants, jusqu’à l’épaule d’où, perché, il peut regarder plus loin et voir l’avenir. La parole poétique a toujours possédé une puissance révolutionnaire qui réveille l’Homme en l’homme, ce que les grandes dictatures ont bien compris, en lui coupant la langue et en la jetant au fond des oubliettes.

Pinter, Genet, Pasolini, Tsvétaïeva sont des autrices et auteurs qui ont effectivement profondément marqué ces créations et fait résonner la harpe de nos côtes, par le contenu prophétique et politique de leur œuvre dénonçant la marginalisation raciale, sexuelle, culturelle imposée par un monde violent où il ne suffit pas d’abdiquer son identité pour être accepté, où la puanteur de la différence resserre la gorge et déchaîne la bête féroce qui sommeille, jusque dans l’être apparemment le plus placide, et ce dans l’indifférence collective.

On pourrait également évoquer Ovide, Virgile, Aristophane, l’Arioste, Marlowe, Shakespeare, les frères Grimm, jusqu’à Chuck Palahniuk et Dennis Cooper, parmi tant d’autres – des auteurs pour prendre envol, dont le souffle déplace l’air à la manière du colibri aux ailes fines mais tranchantes comme des lames, une parole contaminante et libre qui, accouchée, sème le virus de la pensée critique.

Sans oublier l’enrichissante expérience humaine – celle des gens qu’on croise parfois all’improviso –, des metteurs en scène, philosophes, architectes, plasticiens, photographes, chorégraphes, musiciens, la culture dite « populaire », les bandes-dessinées, etc. : cannibaliser tout ce qui nous environne pour ne pas tomber dans la routine stylistique d’un langage prévisible.

Les gens n’entrent jamais totalement par hasard dans nos vies, il y a toujours des concordances, des fils invisibles qui nous relient. Certaines rencontres changent l’axe de la Terre.

Gianni Forte © Angelo CRICCHI

Lorsque l’on crée, il me semble que l’on crée en fonction d’un objectif précis, que l’on crée pour quelque chose, en vue de quelque chose, mais aussi contre : contre une certaine esthétique, contre un certain état de la société, contre soi-même aussi bien, etc. Est-ce que tu pourrais définir en vue de quoi vous créez, avec Stefano, et ce contre quoi vous créez ?

Si tu approuves, tu es sauf. Si tu contestes, tu deviens dangereux. Alors il est nécessaire de créer, pour lutter contre les fléaux de la barbarie, de la vulgarité et de l’ignorance, contre l’enfermement et la limitation des perspectives. Créer pour susciter le questionnement et aiguillonner l’imagination. Une parole pure, sans ombre, fait éclore et mûrir les épis d’une connaissance affranchie, loin des conventions, dans le cerveau de l’être humain, jette des passerelles entre les cœurs et les consciences. Créer des formes, des gestes dans des lieux, avec des personnes différentes et singulières, et pour des publics nouveaux. Voyager de par le monde permet d’approcher des traditions éloignées de nos propres routines, d’être souvent touché, quelquefois inspiré, toujours étonné.

Vivre dans un pays étranger est enfin une excellente opportunité de ne pas oublier qu’il existe d’autres horizons, d’autres cultures, d’autres systèmes de pensée. C’est un enrichissement et un rappel fort de la diversité que constitue l’humanité et de l’esprit de curiosité qui m’a toujours animé. S’éloigner, même pour un temps de ses racines, de son environnement habituel est un moyen de reconsidérer ce que l’on produit, ce que l’on observe, d’où l’on voit et d’où l’on vient. Rester ouvert sur l’extérieur est essentiel, cesser de se regarder soi, pour regarder l’autre, changer le prisme par lequel on saisit le monde, privilégier la pluralité, oser la générosité.

Ce qui caractérise votre travail à tous les deux et le rend singulier, c’est justement que vous créez à deux, que vous cosignez ce que vous faites. Pourquoi ce choix ? Comment s’organise cette création à deux : est-ce qu’il y a une répartition des rôles, est-ce que tous les partis pris sont l’objet de discussions ? Que permet pour vous deux cette création à deux mais aussi quelles seraient les limites de ce choix ?

La complicité se base sur ce que le poète Gianni Rodari a pu définir dans sa Grammaire de la fantaisie comme un « binôme fantastique » : semblables comme pourraient l’être un gland et un chêne adulte, une combinaison-oxymore qui, cependant, permet de repositionner sans relâche la focale du regard et donc la lecture du monde ; ce qui oblige à sortir de l’ornière des habitus et à poser, et en même temps à se poser, humainement et esthétiquement des questions d’où émane une fluorescence féconde pour continuer à fabriquer des investigations et établir de nouvelles propositions poétiques. Une certaine intolérance envers l’œil fossilisant d’un système théâtral italien qui contraint les artistes à l’immobilité, le désir spasmodique de changer le monde, ont été des leviers, les pivots autour lesquels s’est construit l’apprentissage conceptuel à quatre mains. À la racine du mot doute, se trouve la notion de « dualité », de « duo », d’oscillation entre au moins deux possibilités. Les points de vue se déclinent au pluriel : mieux vaut ne pas trop se fier aux évidences monolithiques.

La joie non partagée est condamnée à une disparition certaine. Un tandem de téméraires Lawrence d’Arabie, à la tête d’une caravane sillonnant le désert périlleux du politiquement correct, galopant à contre-courant, traversés par des doutes continuels et sans jamais se contenter des solutions faciles qui frappent à la porte, brisant de la lumière crue d’un soleil ardent, la ligne de crête uniformisante de l’homologation. Deux personnes distinctes, funambules de la création, dont la valeur est précisément celle de la balance, du contraste, des visions parfois diamétralement opposées qui s’équilibrent. Tout cela permet de disséquer chaque nuance de la force expressive, de déplacer le méridien d’un système stérile d’autocélébration. Une tentative charnelle de greffer au réel un « jihad poétique », dans le but de maintenir le spectateur en état de vigilance.

Ricci/Forte, WUNDERKAMMER SOAP #2_FAUST © Lucia Puricelli

Ce qui apparaît dès vos premières créations, c’est l’importance du corps, des corps : les corps que vous montrez, qui sont centraux dans vos mises en scène, mais aussi ce qui arrive aux corps qui dansent mais aussi se heurtent, s’enlacent, se touchent, corps nus et montrés frontalement, qui sont des surfaces sur lesquelles on écrit, qui sont recouverts de liquides, qui sont grimés, etc. On pourrait dire que votre théâtre est centré sur l’exploration des corps, sur le déploiement de ce que peut un corps et de ce qui peut arriver à un corps. Dans cette exploration, vous montrez autant des corps aliénés que des corps qui cherchent des voies de libération, d’expression de ce qu’ils peuvent. Pourquoi cette place centrale des corps dans le théâtre que vous faites tous les deux ? Comment la mise en scène s’organise-t-elle à partir des corps ?

Les corps sont des étincelles, des feux follets qui, dans la nuit, esquissent des voies éventuelles. Un scintillement qui les distingue de ces corps sclérosés par le conformisme : je produis de la lumière, je déplace l’ombre, j’ouvre un « possible ». Les corps se font œuvre d’art, jeu vertigineux de la révélation. Ils forment un des thèmes récurrents, continuellement modulé, comme les Variations Golberg de Bach.

Les corps sont des instruments produisant du sens, ils sont le siège des émotions, du ressenti, ils sont suspendus entre des virtualités encore inexprimées, dans « un accord avec ce qu’il y a de plus profond, éphémère et mystérieux », aurait pu dire Marcel Proust.

Les interprètes qui collaborent à ces architectures oniriques perçoivent comme une urgence sincère le partage d’un code expressif, d’un langage mutuel, dans un effort, certes exténuant, mais néanmoins gratifiant. C’est leur tendre une corde raide au-dessus du vide, sur laquelle ils peuvent se mouvoir en confiance, sans risque de tomber.

Au-delà des fauteuils et rideaux de velours rouges, de processus ennuyeux de création de personnages dans le théâtre académique, des médiations conventionnelles du « quatrième mur », ils découvrent ici le potentiel fructueux de pouvoir communiquer sans armure et de manière directe avec le spectateur.

Dans un brasier ardent, mettre le feu aux dogmes et aux carcans du jeu trop longtemps ressassés par les écoles de théâtre, et sur leurs cendres, sur les glyphes cicatriciels tracés par la flamme, édifier une maison nouvelle, un Éden de visions entrelacées, avec des labyrinthes et des énigmes.

Cette construction inédite s’adresse à la sphère la plus intime et la plus privée de chacun. La transfiguration artistique qui s’y développe est un long match, fait de victoires et de revers. À l’intérieur de l’édifice solide dont ils connaissent à présent chaque recoin, les performers laissent ruisseler leurs expériences, leurs manques, et y trouvent le privilège d’un pourcentage d’improvisation, de happening, qui fait de chaque spectacle un miracle, une épiphanie.

Les corps des interprètes, dans leur mouvement d’ensemble, ne font qu’un pour composer une partition poétique, un « jardin de souffrance » dans lequel l’on peut sentir, avec le parfum des fleurs, le tragique de la vie. Cette « machinerie » des corps, constituée de rouages, de bielles et de pistons, entame un périple sur une piste jalonnée de baobabs aux propriétés magiques, tout au long du parcours de ses pérégrinations.

Encore au sujet des corps, la façon dont vous les montrez et dont vous les faites agir relève souvent d’une érotisation ou sexualisation des corps. Pourquoi cette volonté ou ce désir de mettre en avant ces dimensions du corps ? Qu’est-ce qui, selon toi, définit la singularité de votre approche, dans votre travail, de la sexualisation ou érotisation des corps ?

L’Antiquité cultivait le corps comme une terre fertile et le travaillait afin d’en obtenir les meilleures récoltes. Aujourd’hui, en revanche, la plupart des hommes occidentaux regardent le corporel avec malaise : leur appréhension du corps, ou plutôt de sa nudité, est stigmatisée comme s’il s’agissait d’un anathème. Les femmes semblent le voir davantage comme un langage organique, un alphabet signifiant, celui du vivant – archétypale est l’image des Maria Maddalena qui pleurent en lavant le corps inanimé du Christ.

Le propos n’est donc pas du tout transgressif au regard de la nudité visible. De toute évidence, il est beaucoup plus facile de montrer la nudité de la chair que celle de l’âme, et c’est cette dernière qu’il s’agit de présenter au public, découvrir son cœur écorché et l’offrir en partage.

Le corps est un réservoir sensible de propositions infinies, un laboratoire, non plus seulement chimique et sensoriel, mais aussi et surtout humain, donc politique et spirituel.

Provoquer une conversation personnelle, essentielle et unique entre les interprètes et le spectateur, les yeux dans les yeux, presque de chair à chair, s’interroger sur la difficulté de vivre et d’aimer dans une société en lambeaux. Tout cela est plus difficile à l’heure actuelle ! La pandémie provoque des traumatismes et des fractures modifiant en profondeur la relation entre les êtres humains. La poétesse russe Marina Tsvétaïeva a écrit que sa poésie est née du Renoncement, avec un R majuscule. Est-il possible de remplacer la musicalité incandescente des corps, qui se rencontrent et se balancent dans une extase poétique et enchanteresse, par une absence ? Une autre question ouverte à laquelle nous, artistes et citoyens, devons trouver réponse. Les astronomes disent qu’il faut que l’obscurité s’épaississe afin de voir briller certaines étoiles. Per aspera ad astra, malgré ces sentiers ardus et à travers les obstacles innombrables, dans un combat énergique – croisons les doigts – nous nous mettons en marche vers ces étoiles, pour échapper au cauchemar médiatique climatisé d’une succession de jours ordinaires.

Ricci/Forte WUNDERKAMMER SOAP #1 – DIDON © Dom Agius

Comment dans les mises en scène articulez-vous le rapport des corps au texte ?

Le corps tout entier, comme chacune de ses parties, parle aussi sans la parole, il la prolonge, en dilate le sens. Les mots se font chair et réciproquement, pour déchaîner le langage et faire prendre conscience de cette douleur profonde qui émerge comme un fleuve karstique, laissant entrevoir ce qui est au-delà, de manière transversale, comme les lacérations de Lucio Fontana ou les entailles d’Alberto Burri. Ainsi, les vérités cachées remontent lentement à la surface, découvrant, quand la vague se retire après la tempête, une cargaison d’émotions. Devenir des spéléologues qui, sous les branches vibrantes de sensations, captent le présent, creusent à l’intérieur du public afin d’en mettre à nu les racines intimes, déterrent au cœur de chacun l’univers dont le vernis cruellement opaque recèle, à la source, une prodigieuse pureté.

La parole et le corps s’entrelacent dans une combinaison inattendue, tels les fils d’or d’un tissu précieux, pour former un espace libre et féérique : une nuit de nuages et d’astres miroitants mêlés. La splendeur d’un corps poétique n’est pas un luxe, mais une nécessité vitale.

Une autre caractéristique qui me paraît importante, dans ce que vous faites, concerne l’espace. Il me semble que l’espace que vous présentez sur scène est un espace clos, fermé, très étroit, le plus explicite de ce point de vue étant peut-être Wunderkammer Soap #1 – Didone et Wunderkammer Soap #2 – Faust. Non seulement, vos mises en scène présentent un espace fermé mais à l’intérieur de celui-ci vous inscrivez des espaces qui redoublent cette étroitesse ou cet enfermement : les corps sont enfermés dans des sacs en plastique ou s’accrochent à des structures métalliques, ils s’installent dans une baignoire, dans une tente, ils agissent à l’intérieur de l’espace limité d’une piscine, ils s’écrasent contre une surface vitrée ou contre un mur, etc. Même dans Turandot, vous vous arrangez pour mettre en pratique cette logique de l’espace. Pourquoi ce choix de ce type d’espace ? Quelles sont les possibilités et les contraintes que ce type d’espace permet à la mise en scène ? Comment s’articule votre recherche sur le corps évoquée ci-dessus et votre recherche sur ce type d’espace ?

Il n’existe pas de possibilité d’être, ni de mouvement, sans la définition d’un espace. Ici, la question de l’espace est donc moins celle de l’enfermement que celle d’un lieu préservé, privilégié, où le politique s’incarne dans le corps, les gestes et les désirs de chacun, un abri fictionnel où peut advenir la vérité. Brigitte Fontaine évoquait le théâtre d’un « château intérieur », où se déploient l’esprit le plus vif, la fantaisie baroque, la perception la plus bouleversante.

Les lieux ne sont qu’une chambre d’écho sous-cutanée déployée entre le public et l’interprète. Comme dans un tube à essai où le chimiste déclenche et observe la formation d’un précipité d’humanité. Le regard du spectateur se fait microscope, s’immisce dans les interstices d’un sanctuaire secret, il « sémantise », choisit et conquiert sa vision à 360 degrés. Il lui est proposé de maintenir sa propre individualité dissidente plutôt que de se laisser engloutir dans l’entonnoir de la pensée mainstream. Il n’est plus placé d’office dans une position confortable et extérieure. Pas de structures dramaturgiques narratives, un plateau le plus souvent nu, avec des objets de la vie quotidienne : une vision, un FLASH lui sont offerts, une simple boussole lui permettant de choisir l’itinéraire à emprunter pour son voyage actif, loin des enchevêtrements de communication (réseaux sociaux, gps, téléphonie, informatique, etc.). Les Grecs appelaient kénosis l’acte de soustraire le superflu pour récupérer l’humain.

Dans le projet Wunderkammer Soap, les quelques « élus » admis dans ces endroits privés en reconnaissent les périmètres familiers – salle de bain, cuisine, parking, cave, chambre, salle de jeu ou piscine –, et s’investissent malgré eux dans le rôle de voyeur. Avec la sensation d’espionner l’intimité d’autrui, le spectateur frissonne en se voyant lui-même dans un miroir, poisson rouge dans le verre grossissant de l’aquarium : il se sent comme un intrus, presque impoli. On produit ainsi un renversement des rôles entre sujet et objet : le spectateur devient l’objet tandis que le performer dans son environnement devient le sujet.

Sacs de plastique dans Pinter’s Anatomy, container métallique dans Darling, petites tentes Disney pour enfants dans Macadamia Nut Brittle, caddie de supermarché dans Troia’s Discount, cercueil de bois blanc ou fauteuil roulant dans Easy To Remember, constituent autant d’espaces dans l’espace. Ils sont le lieu d’un isolement, au sein même d’une société consumériste, où l’on vit égaré, figé dans un infantilisme chronique, en profonde solitude, sans aucune prise où se raccrocher, dans la dispersion des affects, dans des relations étriquées de couples, dans la suffocation sucrée du noyau familial, dans un attachement animal à sa propre survie, méfiant envers ses voisins, ne se déplaçant que sur la toile d’araignée étroite de ses besoins les plus primaires. On est tout seul dans son corps.

Ricci/Forte DARLING (hypothèses pour une Orestie) © François Stemmer

En considérant tes réponses au sujet de ton travail avec Stefano, je me dis que ce qui les traverse, c’est l’idée de la création artistique, et en l’occurrence théâtrale, comme ayant une dimension politique, peut-être essentiellement politique. Il s’agit de développer des points de vue critiques, de se distinguer d’une certaine histoire du théâtre, d’une certaine façon, institutionnalisée, d’en faire et de concevoir la mise en scène, mais aussi de permettre l’irruption, dans un espace commun, de corps et de situations qui lézardent les représentations habituelles, socialement admises. Est-ce que tu reconnaitrais que ton travail dans le théâtre possède cette dimension politique ? Qu’est-ce qui aujourd’hui te semblerait important à faire, dans le théâtre, dans la mise en scène, dans l’écriture dramaturgique, dans les institutions, pour travailler cette dimension politique du théâtre ?

Le Théâtre est toujours politique : cela ne veut pas dire qu’il doit être un froid manifeste idéologique. Il lui faut révéler une « perspective politique », c’est-à-dire une vision du monde tel qu’il est à présent et tel que nous le voudrions à la place, communiquant un état d’esprit de révolte poétique sans tenir une mitrailleuse à la main, où la créativité est l’arme pour abattre ses adversaires, comme a pu le faire le sous-commandant Marcos avec ses forces aériennes, jetant des dizaines d’avions en papier pleins de messages dissuasifs sur les barrages militaires. Essayons, alors, de nous accrocher aux lianes de la fantaisie, la poésie prolongera nos vies et nous distraira de la mort.

Nous tous sommes enlisés, abîmés dans la « fosse commune » de la plainte institutionnalisée, plongés dans les bas-fonds de la banalisation culturelle, dans l’idolâtrie et le sacre de minuscules divinités de la mondialisation. C’est pour ça que le Théâtre est un antidote pour éclairer le revers de la pièce d’un faisceau de lumière crue : briser la croûte des choses, descendre dans les entrailles des corps, arriver dans les anses artérielles de l’estomac.

Le Théâtre est une zone libre, où il est possible de stimuler l’appétence du spectateur à s’interroger, à penser avec sa propre tête : devenir autonome et conscient, nager à contre-courant, remonter avec fureur le fleuve du conservatisme, de cette imparable mutation anthropologique en cours, comme la qualifiait Pasolini avec une lucidité brûlante.

Aujourd’hui, dans la situation sanitaire que nous connaissons, les pays sont devenus, tels le costume d’Arlequin, un patchwork de zones colorées. Plus que jamais, nous ressentons le besoin impérieux d’analyser et de débattre de la perte et du gouffre dans lesquels nous sommes tombés, de remettre en question la situation contingente que nous traversons et les antidotes pour y faire face en défendant ses avant-postes éthiques et culturels. Mais en même temps, il est d’une extrême urgence de pouvoir renouer avec nos semblables, de nous réinventer pour ne pas succomber. Il est difficile d’imaginer notre monde de demain s’il se réduit à la distanciation permanente et aux barrières sociales, un monde qui nous fait nous percevoir nous-mêmes et les autres avec une méfiance constante, par peur de la contagion. Nous nous transformons en une société insulaire, où le pessimisme est porté comme un uniforme. Les gens, enfermés dans l’armure de leur solitude, en compagnie de la peur, de l’anxiété et de la précarité de la vie, égarés par rapport aux nouveaux régimes émotionnels et existentiels imposés par la pandémie, perdent de plus en plus le sens et le sentiment d’appartenance à une communauté. Les villes se sont transformées en grands cimetières où les âmes des vivants flottent au gré des vents. Assez du lockdown, place au look down ! S’inquiéter pour ceux – dont le nombre s’accroit de jour en jour – qui chutent et se retrouvent inexorablement plus bas que d’autres, et se charger d’œuvrer en faveur de ceux qui sont broyés par ce qu’on appelait jadis « lutte des classes ».

Les inégalités se creusent au détriment de la majorité. L’homme ne se révèle jamais mieux à lui-même que lorsqu’il est en crise, en danger, pour le meilleur et, hélas, parfois pour le pire. Nous devons donc tous nous unir contre une résignation mortifère. Il ne s’agit plus seulement de s’allier au sein de nos catégories professionnelles – artistique et technique – mais à tout un peuple, à toute l’humanité : il est temps pour chacun de se battre pour tous.

Les plateformes numériques, la diffusion télévisée de nouveaux spectacles ou de ceux du passé ne doivent pas devenir une règle impérative : le Théâtre vivant doit retrouver sa place centrale dans l’histoire humaine ! De te fabula narratur, dit Horace dans ses Satires. Le Théâtre est une source de connaissances sur nous-mêmes et sur le monde qui nous environne. Il a une mission de service public, une fonction de nourriture fondamentale dans la vie quotidienne de tous les citoyens : faire dialoguer collectivement artistes et spectateurs, comme dans la Grèce antique, afin de restaurer cette conscience politique et poétique nécessaire à la croissance saine de nos États.

Mais si l’idée d’un retour en arrière possible est illusoire, de faire notre « retour à Reims » pour paraphraser le sociologue Didier Eribon, après cet interminable Carême, nous espérons le retour d’un Printemps pour pouvoir ouvrir des brèches dans ces forteresses que nous sommes devenus, pour laisser nos corps dialoguer, se toucher à nouveau, partager nos émotions, être ensemble, prendre soin de l’Autre et échanger ce grain de folie poétique magique que chacun porte en soi : abaisser enfin les pont-levis, ne plus devoir se couvrir le visage de muselières – un frein aux mots, aux baisers, aux sourires –, remonter l’horloge du cœur et ré-entendre le tic-tac de nos passions imprévisibles, libres de se tourner vers un soleil véritable et non plus se résigner au streaming sur un écran.

Stefano Ricci et toi avez récemment été nommés directeurs de la section théâtre de la Biennale de Venise. Cette année, sous votre direction, le Lion d’Or a été attribué pour l’ensemble de sa carrière au metteur en scène Krzysztof Warlikowski, et le Lion d’Argent est revenu à l’auteur Kae Tempest. Est-ce que tu peux dire ce qui t’intéresse dans le travail de ces deux artistes ?

Les artistes à qui seront décernés en juillet prochain le Lion d’or pour ses quarante ans de carrière – le polonais Warlikowski –, et celui d’argent – l’anglais Tempest, découvert grâce aux publications des Éditions l’Arche – sont à leur manière deux non-conformistes, deux francs-tireurs affranchis des normes morales et des injonctions granitiques, réfractaires à tout régime.

Des Sisyphe modernes, ou nouveaux Atlantes, qui portent sur leurs épaules le poids d’une planète pillée qui s’effondre, encore inconsciente de son échec, et qui tentent d’y opérer des changements en interpelant idéologiquement, moralement et artistiquement, en toute transparence, les totems du système. Se sentant comme des étrangers dans leur propre pays, ils ressentent dans leurs narines l’odeur âcre et angoissante du vide qui les envahit. Leur travail est ainsi un astrolabe de l’inconfort contemporain que nous vivons tous, inadaptés au sentiment, luttant le long de la pente d’une héroïcité reflétée dans le paysage de colorés et séduisants produits du quotidien. Krzystof et Kae, esprits in itinere, sans filet de sécurité, en quête de sens, les deux futurs Lions de l’édition de la Biennale Teatro di Venezia 2021, suivent des chemins ardus pour atteindre l’autre côté d’une frontière possible, résistant et s’opposant aux coercitions libérales totalitaires oppressives pour s’affirmer dignement avec leur identité propre dans l’actualisation de leur désir de pouvoir être eux-mêmes. Une envie aussi, en forme de trou noir intérieur, de fureur de matière inflammable, celle d’affronter l’inconnu du décollage vers d’autres horizons, d’échapper à l’avide selva oscura de l’aujourd’hui, ce monstre vorace constamment en quête de sa prochaine victime.

Ricci/Forte PINTER’S ANATOMY © Mirella Caldarone

Pour finir, et puisque l’on parle de la Biennale, comment entends-tu cette fonction de codirection de la section théâtre et quels sont les projets que tu entends mettre en place, avec Stefano, si tu peux en parler ?

Une codirection qui affronte la réalité les yeux grands ouverts, sans aucun filtre, pour offrir sa vision du monde, dépassant l’enceinte indigène de ses propres murs. Il n’y aura pas un seul théâtre mais de nombreux théâtres possibles dans une multiplicité d’expression. Être pluriel comme l’univers.

La pensée en mouvement ne connaît ni coutumes ni frontières. Tous les arts – Théâtre, Danse, Musique, Cinéma, Architecture, Art Contemporain – seront ouverts à l’intersection, franchiront les lignes de démarcation. Notre projet Biennale Teatro pour la période 2021/2024 se déploiera et prendra la forme d’une tétralogie, composée de quatre parties, avec une matrice thématique différente pour chaque année, centrée sur l’exploration de l’Homme contemporain et ses facettes complexes – une mise à jour de la Comédie Humaine de Balzac –, liée à une couleur spécifique, un pigment qui agira comme ingrédient actif et nous « contaminera » émotionnellement en modifiant l’imagination, le langage, les états d’esprit, le rythme biologique et l’environnement dans lequel nous vivons.

La couleur choisie pour cette première édition sera le BLEU qui, comme la lampe d’Aladdin lorsqu’on la frotte, révélera une autre perception de notre planète, sans négliger l’évolution de nos comportements : tabous, préjugés, peurs, désirs, passions, etc. En plus de la programmation d’un festival international kaléidoscopique – du 2 au 11 juillet – et d’un cycle pédagogique de neuf Master Classes, animées par un collège de Maîtres d’excellence – pour lesquels aucune information complémentaire ne peut être encore divulguée à cette heure… – la Biennale Teatro consolidera sa tradition de recherche et de soutien aux talents émergents en promouvant des appels adressés à des jeunes metteurs en scène et dramaturges et, à partir de cette année, également à des projets de performances site-specific, pour une construction revigorante de ponts et d’entrecroisement, d’échanges concrets avec les jeunes générations d’artistes. Et bien d’autres enchantements que nous inviterons très vite à découvrir…