Je suis à Paris, il vit à Barcelone, quel temps fait-il à Barcelone ? Tout le temps depuis qu’il y est je me demande quel temps il fait à Barcelone, je me demande son temps, son soleil, son ciel. Je pense à lui. Éveillé je pense à lui, endormi je le vois. Il dessine. Des portraits. Dans la vie il dessine des portraits. Il vient de faire le mien. Sa main dessine les portraits de ses amoureux et amoureuses. Des anges qu’il croise. Des petits démons aussi. Il dessine depuis l’enfance. Au stylo Bic. Il ne se prend pas au sérieux. Je le regarde dessiner, je bande un peu, doucement, je ferme les yeux.
Voir, ne plus que voir. Je le mate. Il me mate.
Il s’exhibe, c’est un exhibeau. Je ne sais pas combien de temps ça va durer, cette action ou manie, pulsion, occupation. Lentement le bouffer des yeux.
Son énorme queue, son petit cul.
Ma pudeur, mon impudeur.
Ce qui me plaît, en ce moment, le regarder. Ce qui me semble le plus juste.
Vais-je désormais le regarder toute ma vie ?
Et pourquoi pas ?
Mais comment gagner cette vie pour me permettre cela, juste le regarder ?
Regarder pour sortir. Pour être. Être en sortie.
Chercher la sortie du regard. Une sortie.
Peut-être que rien n’a changé depuis Platon, après tout.
Peut-être que nous vivons toujours dans la caverne. Et que cette caverne nous avons fini par l’appeler réel. Le propre de toute caverne est qu’il existe un dehors de celle-ci. Un dehors du réel, donc.
Mais alors où ?
Par où ? Vers où ?
Comment sortir ?
Avec lui ?
Hier à Barcelone où il vit désormais, un type l’a menacé de mort, c’est sérieux, je m’inquiète. Il vit au bord du précipice, depuis toujours, il héberge tous les damnés de la terre, se fait voler, se laisse faire, pour le meilleur et pour le pire, ça me plaît mais je m’attends chaque jour à ce qu’on m’annonce sa mort, ou la mienne.
Il s’appelle Bitume.
C’est son nom d’acteur porno.
All the good girls go to hell.
Il a arrêté. Maintenant il bosse dans une boîte de voyance, il vend de la voyance au téléphone, ça marche, ça manque pas de clients, les gens n’ont jamais autant eu besoin de connaître l’avenir.
Il s’appelle Pierre.
Dans ma tête c’est toujours Bitume, dans mon corps et dans mon cœur, c’est Pierre.
Stein, la pierre, Steiner, de la pierre.
Je regarde la photo. Je nous trouve pas mal. Nous sommes dans une boîte, il y a un couloir doré, nous ne faisons que passer.

C’était le début des années 2000, nous étions jeunes et nous attendions. Parfois, surtout quand on est jeune, on ne fait qu’attendre. On ne sait pas forcément ce qu’on attend mais on attend parce qu’on est jeune et que c’est léger et qu’il y a la nuit pour nous envelopper, et les étoiles pour nous regarder ou nous donner des leçons de brillance.
Parfois aussi on peut attendre parce qu’on sait sans le savoir que les choses vont arriver, les meilleures et les pires, c’est pas grave, on prendra tout, on a la peau dure à cet âge. On porte bien les bleus à cet âge merveilleux, miraculeux, des peaux dures et pourtant si douces et si fines.
Quelque chose bigger than life.
Le buisson ardent.
Ça éclaire, c’est beau, ça brûle aussi.
Nous étions là, nous qui attendions, un pied dans le siècle finissant, un autre dans celui qu’on annonçait, et il allait falloir trouver sa place ou la perdre. Nous étions là, dans ce quartier du Marais qui la nuit avait la taille exacte de l’Univers. Comme des électrons de vingt ans et des poussières, à graviter, en silence, dans tous les sens. A graviter, sans poids aucun, sans projet, sans passé, sans autre avenir que la nuit elle-même.
C’était beau, ces moments dansés, le ciel, la night, les corps. Nous étions des êtres de pulsions-répulsions. C’est après minuit que ça commençait. Quand tous les commerces étaient fermés, après que les derniers serveurs avaient rangé les dernières chaises sur les terrasses. Il fallait aussi attendre le passage des derniers taxis vers une ou deux heures du matin – je parle des taxis qui ramenaient les gens chez eux, qui étaient encore des taxis de la journée, ils n’étaient pas de même nature que les véritables taxis de la nuit, qui sont vides, un peu moins propres, qui volent comme des bourdons et roulent lentement à la recherche du client potentiel. Donc ça commençait vraiment à partir de deux heures, et ça irait comme ça jusqu’aux premières lumières de l’aube, elles sont souvent roses et bleues à Paris, elles l’étaient toujours dans mon souvenir.
Le véritable commencement de cette sorte de nuit dans la nuit arrivait avec une nappe de silence qui semblait lentement se déposer comme de la neige sur de la Place des Vosges au Centre Pompidou, de la Seine à la rue de Bretagne, sur tout ce rectangle-là. C’est un silence que je n’ai jamais plus connu. Ouaté. Qui faisait un peu mal au ventre. Un silence qui faisait que le temps ralentissait, comme s’il avait perdu un peu de sa force et de sa superbe, un silence enfin que j’ai aimé comme on aime une personne. C’est là qu’ils arrivaient. Petit à petit, un par un on aurait dit. Ils arrivaient par le Nord, par le Sud, on ne les entendait pas venir. Est-ce que je faisais partie d’eux ? Je ne sais pas. J’avais l’impression d’être avec eux, de partager leur air mais pas tout à fait. Peut-être qu’eux aussi, individuellement, ressentaient la même chose ? Mais au milieu d’eux j’étais, sur le même échiquier, et je me sentais complètement, tendrement, tragiquement, à ma place. Exactement là où il fallait dans le temps et l’espace. Le passé et l’avenir n’étaient que deux voyages fait et à faire, et là, tout pouvait se passer dans la minute suivante : rien, jouir, mourir aussi bien. C’était ça l’intensité : la plus grande légèreté et la plus grande gravité dans la poignée de nos mains.
Pierre est un ange. Bitume un satyre.
Norma Jean. Marilyn.
Isabelle. Adjani.
Mes amours.
Mes obsessions.
Trois heures du matin : le Marais n’est plus le quartier d’une ville nommée Paris, c’est une autre planète, une piste de danse dans une petite boîte de nuit de province en semaine, un dortoir au passé glorieux, une zone de chantier en même temps. Les bourgeois, les autres – les bourgeois sont toujours les autres – dormaient dans les étages et derrière les façades en pierres de taille ; et en bas, dans les rues, au niveau des caniveaux, dans les coins, sous les portes cochères et partout où il y avait de l’ombre et du risque, ça se frôlait, ça se draguait, ça se suivait, ça se semait, ça se suçait, ça se pénétrait… le plus souvent sans mots, les mots pour le dire étaient inutiles puisque tout était déjà dit, et là, entier, total, souverain.
Puis, je l’ai vu. Rue des Archives. Adossé à un mur. Petit. Pas très grand je veux dire. Yeux verts cils de biche. Survet noir, baskets, casquette : la tenue de guerre du désir. Dans toute histoire il y a une rencontre ou un personnage qui se détache. Le voici. Une image. La plus charnelle des images. Je l’ai vu. Il est apparu. Avec cette force de l’apparition. C’était ça : une déflagration mate, une vibration nouvelle. Les nuits du Marais à cette époque étaient peuplées d’anges qui apparaissaient et disparaissent. Certes, le sexe nous reliait, le désir pour être plus précis, mais c’était comme une convention, un prétexte, un langage. Le désir nous avait entraîné, attiré là mais j’ai toujours pensé, senti plutôt, qu’il y avait plus, mieux, autre chose… une autre raison. Un truc un peu mystique. Certaines personnes doivent se rencontrer. Je veux dire que le rapport, l’échange, l’errance, dépassait la simple charge hormonale… Hors de question que je foute le mot Dieu là dedans, que ceux qui veulent le faire le fassent, ça ne me dérange pas, mais non. C’était…. Être seul complètement, absolument, et être en même temps avec ses semblables différents, aussi près d’eux que possible, à errer dans le labyrinthe, à chercher une issue à la nuit.

Issue, sortie, on ne cherche que ça lui et moi.
Et nous nous aimons dans cette quête.
La suite ?
C’est la vie.
La vie qui écrit.
Il faut que j’aille à Barcelone. J’attends que les frontières ré-ouvrent.