Éléonore Reverzy : Rendre son pouls à l’Histoire et Témoigner pour Paris

L’« année terrible » que chronique le formidable Témoigner pour Paris, n’est pas seulement celle de la Commune dont nous commémorons aujourd’hui, 18 mars 2021, le 150e anniversaire. C’est aussi celle du Siège de Paris : en quelques mois, Paris est le théâtre d’une série d’événements historiques majeurs dont Éléonore Reverzy éclaire une contiguïté qui n’est pas uniquement chronologique mais souligne « la vie invincible de Paris, que rien ne peut tuer », selon les termes de Théophile Gautier dans ses Tableaux de siège. Ces pulsations sont au cœur de son anthologie, chronique d’une année par celles et ceux qui l’ont vécue, journal qui épouse, dans sa forme même, la présence quotidienne conjointe des Parisiens et des événements.

De la proclamation de la République aux convois de prisonniers communards conduits à Satory, du « spectacle grandiose » de « tout un peuple acclamant la République devant le Palais du Corps législatif » (Émile Maury) au « considérez les ruines. La Commune est vaincue ; voyez Paris morne, immobile, nu » (Catulle Mendès), c’est l’ensemble d’une année qui est ici saisie, du 4 septembre 1870 à la fin août 1871. Pour la dire dans ses strates et sa complexité se succèdent ses témoins et ses acteurs, des écrivains comme des hommes et des femmes ordinaires.
Leur perception des événements est idéologiquement contrastée mais ils ont en commun un lieu irradiant de tensions et de violences : Paris, « encore une fois maître de lui » (Gustave Lefrançais) ; « — pourquoi ne pas oser le dire ? — Paris, impressionnable, nerveux, romanesque, admire toutes les audaces, et n’a qu’une sympathie modérée pour les prudences » (Catulle Mendès). Et quand tout est terminé (écrasé, fusillé, emprisonné), Paris retrouve son rythme, les omnibus circulent à travers les ruines, « effleurant presque les groupes de passants arrêtés et muets d’horreur devant ce lamentable spectacle. La vie invincible de Paris, que rien ne peut tuer, reprenait peu à peu son cours » (Théophile Gautier). Si la Commune est aujourd’hui l’une des pages de nos livres d’histoire, elle fut d’abord une utopie éphémère, 73 journées de la Commune, titre du livre de Catulle Mendès, 72 ou 73 jours pour repenser la politique, la place des femmes, du peuple, des arts. Et si la Commune est encore et toujours un référent pour l’écoféminisme ou l’écosocialisme, pour le militantisme libertaire, etc., c’est bien parce qu’elle a tenté de construire un autre récit, celui auquel le livre d’Éléonore Reverzy redonne toute sa force : il n’est pas une énième relecture ou interprétation de la Commune mais l’exposition d’une Histoire qui s’écrit et oeuvre, dans et par la factualité effervescente du témoignage quotidien.

« Je ne puis rester chez moi, j’ai besoin de voir, de savoir » (Edmond de Goncourt)

Paris est donc le grand centre de cette anthologie, un lieu qui est un temps comme un espace déplié en journées, dans ses rythmes, sa poésie du quotidien, des marchés aux barricades, des foules de spectateurs aux combattants, de La Madeleine au Père-Lachaise et, surtout dans ses rues. Comme l’écrit Éléonore Reverzy, « depuis le Siège, c’est dans la rue que se vit la politique : lecture des placards et affiches, manifestations, attroupements… (…) La pédagogie passe par l’image : le symbolique (drapeau rouge, démolition de la maison de Thiers et de la colonne Vendôme) et la célébration (photographies devant les barricades, cortèges funèbres) priment le discours et le fait. Cette propagande visuelle, héritière de la fête révolutionnaire, reste sans nul doute l’un des aspects les plus marquants de la mémoire communautaire, portée par l’image et le récit — un récit animé, visuel et recourant largement à l’hypotypose ». C’était le défi, réussi, de cette anthologie : ne pas figer l’effervescence du moment, donner à voir et éprouver, à 150 ans de distance, en donnant forme à celles et ceux qui justement ont vu.

De pages en pages, nous voici replongés dans les rues quand la ville est libéré, oubliant « que les Prussiens sont à trois ou quatre marches de Paris » tant ils sont pris dans la « curiosité fiévreuse du grand drame historique qui se joue » (Edmond de Goncourt, Journal, 4 septembre 1870) ; Paris est bientôt assiégé puis, le 18 mars 1871, se soulève et se constitue, dès le 29 mars, en République de Paris, forçant le gouvernement de Thiers à se replier à Versailles. De témoignages en témoignages, le lecteur voit la scène s’animer et s’incarner, de grands écrivains de l’époque imposer leurs silhouettes : c’est Hugo qui, fidèle à sa promesse, revient de son exil dans les îles anglo- normandes et se voit accueilli par la foule en liesse. Il est « l’homme petit, trapu, la tête légèrement penchée sur l’épaule, la barbe blanche, le teint rose », décrit par Maxime Vuillaume (5 septembre 1870) qui parle à la foule immédiatement « conquise » et « attachée à ses lèvres ». C’est ce même Hugo enterrant son fils Charles au tout début de la Commune, le convoi traversant tout Paris. C’est aussi Verlaine qui, « ce soir, chez Burty, (…) confesse une chose incroyable » : « il a dû combattre une proposition (…) demandant la destruction de Notre-Dame ». Pourtant c’est la colonne Vendôme, symbole honni de l’Empire napoléonien, qui sera détruite et l’on voit alors Courbet, tout juste élu président de la Fédération des artistes, sortant de sa redingote des lettres qui le menacent de mort, puisqu’on le considère (faussement) comme responsable du déboulonnage. Plus largement nous sommes aux côtés de celles et ceux qui consignent le moment dans la fièvre des événements, au rythme où elles et ils le vivent, prennent les armes, montent sur les barricades, s’engagent : Louise Michel, Malvina Blanchecotte, tant d’autres.

La puissance de cette anthologie est dans son parti-pris littéraire et polyphonique : rendre des voix, jusqu’à celles que l’histoire a longtemps invisibilisées ou minorées, celles des ouvriers, des femmes, celles d’hommes et de femmes ordinaires pris dans un moment immense. Ils sont conscience de sa dimension historique et veulent prendre part à ce qui se (dé)joue, plume à la main. En ce sens ce livre contribue à cerner et définir une forme littéraire dont il démontre la pertinence et la force, dans son introduction puis à chaque page consignée : celle du témoignage, « un type de narration factuelle à la première personne adoptée par un scripteur confronté à une situation extrême ». Et si l’on a tendance à voir dans les atrocités du XXe siècle le moment de prévalence des écrits de témoins, Éléonore Reverzy montre combien cette année 1870-1871 doit être considérée comme l’une de ses fortes origines : face au Siège de Paris comme face à la Commune, sous les bombardements et au cœur de la violence qui se déchaîne dans les rues, le témoin prend la place du mémorialiste, il n’a pour lui ni la légitimité ni le surplomb de ce dernier mais bien la pertinence de l’« expérience vécue » ; son « je » est situé, ancré dans un moment et il vaut pour un « nous ». « La position de véridicité du témoin est en effet déterminée par sa position dans l’espace : il est dans l’événement, à sa hauteur ; il côtoie les autres, il va au-devant d’eux, les interroge, leur parle. (…) Une des forces de l’écrit de témoins est sa nature intrinsèquement démocratique ».

« Je suis un passant qui voit, écoute et éprouve » (Catulle Mendès)

Ici la littérature, redéfinie dans ses frontières, n’est pas abstraction : elle est inscription dans un moment qui fera époque, elle est reportage, saisie du présent au plus près de l’action. « Tranquillise-toi, je suis en sureté, tout en pouvant tout voir », écrit Édouard Manet à Suzanne, le 7 décembre 1870. Il y a, plus largement, un « mystérieux plaisir à être témoin d’événements si prodigieux qu’aucun siècle n’en aura vu de pareils (…) ! On fait de l’histoire, et de la grande et c’est une jouissance qui n’est pas commune » (Francisque Sarcey). Le Journal des frères Goncourt prend lui aussi un cours nouveau en 19870-71 : seul Edmond est encore vivant et les pages qui nous plongent au cœur du Siège et de la Commune sont, plus que jamais, « trace mémorielle » : « le scripteur prend d’abord la parole pour rapporter ce qu’il voit et ce qu’il entend parce qu’il se fait un devoir de le faire ».

Le témoignage est donc l’une des formes de la grande mosaïque du moment, plurielle et contradictoire, polyphonique — « mosaïque » au sens que Marie-Ève Thérenty a donné à cette notion centrale pour le XIXe siècle dans sa volonté de saisir les révolutions sociales, littéraires, sensibles, scientifiques, économiques qui le traversent, sans réduire le chaos du présent. Littérature au quotidien, du quotidien donc que ces écrits « à chaud », dans la fièvre de l’instant, qu’il s’agisse de journaux intimes, de correspondances, d’articles destinés à la presse — de textes comme des feuilles volantes ou pour lesquels leurs autrices et auteurs espèrent une publication donc une postérité. Mais quel que soit leur devenir (beaucoup sont tombés dans l’oubli et l’anthologie leur rend leur présence radiante), toutes ces « écritures ordinaires » et « quotidiennes » sont légitimes. C’est par leur concomitance que l’on peut, aujourd’hui encore, percevoir encore la puissance d’un moment proprement moteur de récits. Le témoin est histor, « celui qui sait pour avoir vu ou appris » et l’histoire historiè, enquête, écriture sourcée et réactive.

« J’ai tellement regardé que je ne sais plus voir » (Catulle Mendès)

La littérature est donc d’abord témoignage, c’est sa dimension essentielle, soulignée dès le titre de l’ouvrage et précisément commentée par l’introduction d’Éléonore Reverzy : il s’agit de tenir une chronique des événements à hauteur des « choses vues », des détails relevés, des épisodes qui font sens (ou le débordent largement). Les médias peuvent-ils vraiment le faire, ne sont-ils pas aux ordres d’un camp ou de l’autre, diffusant la propagande versaillaise ou soumis aux œillères idéologiques et militantes de la Commune ? Alors toutes et tous sortent, arpentent les boulevards, regardent, écoutent, observent la ville. Edmond de Goncourt a son observatoire de prédilection, d’autres préfèrent la place de l’Hôtel de ville, en plein cœur de l’action. D’autres encore suivent une scène qui se déplace, quand les Champs-Élysées sont bombardés, quand le cimetière du Père-Lachaise est le théâtre tragique du dénouement, lors de la « Semaine sanglante ». Mais ce qui se joue n’est pas seulement cette chronique de scènes de rues, dans l’effervescence de la résistance durant le Siège ou des combats lors de la Commune. Ici s’interroge un droit à la parole : qui peut dire ce moment ? Et la parole légitime n’est plus seulement celle qu’un pouvoir symbolique, qu’il soit politique ou littéraire, confère à l’énonciateur. Les gardes nationaux, les militaires, le peuple, tout parle, écrit, débat, consigne, témoigne. Et tout se dit « du dedans », « au cœur » de ce qui se passe, sans médiation ou classements de ces différents locuteurs : Edmond de Goncourt et son Journal, monument du siècle, ont la même place que Louis Rossel et ses Papiers posthumes évoquant Eugène Girardin, peintre en bâtiment. Dans Témoigner pour Paris, seule la chronologie distribue, de date en date, elle structure sans hiérarchiser.

C’est donc une histoire du sensible qui s’écrit sous nos yeux, à travers les choix pertinents de cette anthologie qui offre aux lectrices et lecteurs tous les éléments de compréhension de cette année terrible : préface, chronologie finale, notes, introductions aux empans du volume, riche cahier photographique central. Éléonore Reverzy nous place de plain pied dans tout ce que la littérature du XIXe siècle inlassablement questionne : le réel et sa mise en récit, les mots articulés aux choses, ces modes inédits d’enquête et investigation. Le siècle n’a cessé de mettre ses contemporains au défi de trouver une forme pour dire l’opacité et l’illisibilité de ce qui se produisait sous leurs yeux, dans l’inouï du quotidien comme le soudain surgissement de l’extraordinaire ou de l’Histoire dans la rue, en bas de chez soi. On le comprend, ce livre dépasse très largement la portée de l’année qu’il expose — même s’il en devient l’un des ouvrages de référence — pour offrir un questionnement plus large des enjeux de la littérature dans ses rapports à l’Histoire.

Éléonore Reverzy, Témoigner pour Paris. Récits du Siège et de la Commune (1870-1871). Anthologie, éditions Kimé, janvier 2021, 588 p., 30 €