Le Président Emmanuel Macron, lors de l’annonce du premier confinement, au soir du 16 mars 2020, encourageait le peuple de France à la pratique de ce vice encore impuni qu’est la lecture. On se souvient de ses mots : « Lisez, retrouvez aussi ce sens de l’essentiel… » Nous sommes un certain nombre à n’avoir pas attendu ce précieux conseil prodigué sur un ton douceâtre et paternel, mais qu’importe ?
L’habile communicant d’embrayer aussi sec, après un vague propos consacré à la culture, sur un surprenant « nous sommes en guerre », incantation fermement répétée, un peu décrochée il est vrai du discours présidentiel. On ne sait toujours pas bien, au reste, où est-ce que cette anaphore guerrière lancée dans l’azur covidéen est retombée. Le prononcé faisant foi sinon loi, lisons. Lisons donc Mascarons de Macron, l’habile ouvrage que Jean-Luc Nancy vient de faire paraître aux éditions Galilée. Car c’est d’habileté dans l’exécution dont il s’agit : « le mascaron, précise Nancy, s’est élevé à la dignité délicate d’un ouvrage de précision et de charme doué d’une expression morale, sociale ou intellectuelle. » Cette définition, on s’en doute, vaut aussi bien pour le livre de Nancy.
Qu’est-ce qu’un mascaron, au juste ? Il s’agit d’un terme d’architecture, nous explique le Littré, lequel renvoie à une « figure de tête faite en caprice, qu’on met aux fontaines, aux portes, aux clefs des arcades ». Le caprice ou capriccio est affaire de fantaisie. Le vocable apparaît d’ailleurs dans le texte de Nancy : « Qui fera le partage entre le caprice arbitraire et la volonté informée et soucieuse du bien public ? L’idée de la décision politique souveraine contient au moins la possibilité de fusionner les deux. Quel que soit le sujet de la volonté il est alors entendu que le caprice est résorbé ou transcendé dans la volonté. Mais on ne peut être sûr d’éviter le contraire : que la volonté soit enrobée dans le caprice. » Pour le coup, la pensée, bien que joueuse, n’est pas ici capricieuse : elle interroge de manière franche le concept de volonté, tel qu’il se manifeste chez le Président. « La faiblesse de Macron est dans sa volonté. Il faut faire ici un peu de philosophie comme il en a fait lui-même. »
Avec Mascarons de Macron, Nancy nous propose une satire. Or, celle-ci, pour qu’elle soit bonne, exige un objet clair et identifiable, sur lequel elle puisse appuyer sa colère, son ire. Et, tant qu’à faire, susciter le rire. L’objet de la satire doit opposer une dureté, une consistance. À l’image, si l’on veut, de la statue de Pasquin, sur laquelle on placardait ce que l’on a nommé « pasquinades ».
La difficulté, lorsqu’il s’agit de placarder de la satire sur Macron, c’est que, chez lui, le corps du roi touche à l’infigurable, à quelque inquiétante raison qui avance sans masque. « Alors qu’il est de coutume de démasquer les hommes et les femmes politiques, Emmanuel Macron déjoue cette entreprise. Il n’est pas un masque et il n’en porte pas non plus. Plutôt cisèle-t-il aux frontons de nos institutions une série de mascarons qui présentent sinon toutes, du moins de nombreuses figures d’un registre symbolique, mythologique ou idéologique (chacun fera son choix, mais peut-être ne vaut-il mieux ne pas choisir, car le registre est complexe). » Il fallait donc inventer quelque chose. Une forme, un dispositif d’énonciation qui permette, le temps d’un libelle, de monumentaliser l’infigurable. Sous la forme, donc, non de masques carnavalesques, mais d’une série de mascarons qui, tour à tour, donnent à voir l’ « abîme présidentiel ».
On pourrait réorganiser les Mascarons à la manière d’un nouveau Dictionnaire du diable, dont les entrées seraient : « 5GCODIV196 », « Algorithme », « Anthropocène », « Banquier », « Complot », « Délibération », « En marche », « État », « Futur », « Gilets jaunes », « Le Jeune », « Louis XVI », « Macroion », « Macronvirus », « Mission », « Panique », « Passion », « Phronèsis », « Self-fils », « Symptôme », « Travail libéré », « Volonté ». Ce vade-mecum de la Macronie est tellement diabolique que je ne suis pas sûr qu’Emmanuel Macron en personne n’en apprécie pas la drolatique pertinence.
Nancy désigne calmement l’intégration du pouvoir au spectacle permanent, le dépérissement rendu grotesque d’un État ayant suppléé l’État justement : « Macron aura voulu être l’agent de l’intégration de l’État à une dynamique dans laquelle l’État, tendanciellement, n’a plus de place. » C’est ainsi qu’il dénonce sans grande peine le sempiternel « manège » du management, le misérable miracle de la start up nation et de ses produits mortifères. « La start up est la figure de l’entreprise comme marche plutôt que la marche de l’entreprise. Le mouvement se prouve en marchant, disait Diogène. Mais à part lui-même, que prouve le mouvement ? » Il pointe également la déréalisation macroniste de la sphère politique, son évidement systémique. « On rêve d’un Président qui déclarerait que l’homme disparaît dans son inconnu, que le politique doit se faire à partir de cet inconnu et que c’est là qu’il faut se retrousser les manches. On rêve. » Les Mascarons accusent un monde fermé et autonome, la perfection claustrale d’une machine célibataire lancée à tout jamais dans le mauvais infini. À cet égard, le philosophe ne manque pas d’évoquer deux infinis, ou infinités ― la vie contre la mort — à la confluence desquelles se situerait Macron selon lui : « au point critique où cette civilisation [ie. la nôtre] rencontre la croisée des chemins qui sépare la pesante infinité accumulatrice, progressiste, mais privée d’horizon de l’autre infinité qui serait la possibilité de tracer un horizon d’égalité, c’est-à-dire simplement une possibilité de vie. »
La série symptomatologique des Mascarons se présente presque comme les chroniques de la Macronie (on veut la suite…). Une première mouture de l’ouvrage avait été achevée en mars 2020, mais l’« expansion mondiale de l’affection dont le sigle technique est COVID-19 » a fait que quelques pages décisives s’ajoutent au livre. Car ce que cette crise sanitaire dévoile n’est autre que la maladresse structurelle du macronisme, celle d’un « État incertain de lui-même », présidé par un homme « aussi maladroit qu’il est intelligent ». Nancy parvient à saisir à la fois le vertige et les vacillements de cet ahurissant pouvoir, à en désigner les failles, les limites et, même, à en souligner la drôlerie ― dont on peut se demander si elle est aussi involontaire qu’on voudrait le croire. Kant et Hegel sont bien sûr appelés à la rescousse. Fallait-il les déranger pour si peu ? Peut-être bien. On croisera également les Dupondt et le missionnaire de Tintin au Congo. C’est de la Macronie dont il est question, après tout.
Jean-Luc Nancy, Mascarons de Macron, Galilée, janvier 2021, 89 p., 13 €