Amandine André : « tremblé par le désir » (Anatomique comme)

Amandine André (autoportrait, courtesy © Amandine André)

Anatomisé, c’est peut-être pour moi la formule secrète de l’expérience de ce recueil. Anatomisé, c’est-à-dire atomisé et anatomiquement rendu à sa dimension corporelle, dans une conjonction où le mot, le verbe est à la fois isolé de tous les autres dans un souffle sans ponctuation et disant pourtant non pas la verticalité foudroyante de la parole, une parole hachée, bégayée, mais faisant de cette atomisation parole de corps et de mouvement, mots et verbes qui « activent nerfs fureurs et désastres ».

« Arraché au crâne issu des mots absorbe les organes réfute le papier. Plus que la phrase le goût de chair extraction du corps extraction de texte plus que la phrase ébrouer cela au monde. D’un bons hors la phrase lui marchant elle auteur. D’un bond autre temps séquence suivante phrases aux aguets. »

Une poésie faite pour le vertige de la voix, pour la renverse du souffle. « Cela comme monde comme seul comme brisé ».  C’est une partition étrange à lire dans le blanc entre les mots, où dans cet espace sidéral (cosmos retourné, solarisé) se lisent des gestes plutôt que des absences, des mystères insoupçonnés, ou des oublis : « ici joindre mains et la trace seulement ».

C’est dire que ce livre ouvre ainsi un espace de possibles où la formule « Anatomique comme » s’inscrit comme une proposition d’interruption plutôt qu’ouverture à la liste, à la longue liste qui pourrait se vouloir comme poétique de l’image et de la métaphore que l’on pourrait continuer à l’infini (comme… comme… comme… pulsation régulière de l’imaginaire poétique). Au « stupéfiant image » et à « l’explosante fixe » d’André Breton, Amandine André répond par l’« Infixe explosante hors », où « fictionnant l’infixe elle des images au montage et ». Il faut alors entendre « anatomique comme » – rien, comme la totalité de ce qui fait corps, atomisé et rendu corporel. Anatomique comme ce qui se dit dans d’autres langages que celui des mots. Ici disant essentiellement le corps, disant essentiellement le corps en mouvement, défait de l’image, disant en saccade, en « souffles rauques » parfois la partition du butō (« A la mi-nuit six jambes s’activant vers prenant le corps neutralisant lui »), parfois combat de nuit et de nuit « tracé noté par elle (…) comme noir l’œil ce qui fixe », parfois redisant la rencontre dans la foule d’un homme et d’une femme « tremblé par le désir » – chorégraphie du chaos en cinq actes et trois scènes.

© Diacritik

Le regard anatomique est d’ordinaire le regard sur le corps défait, décomposé en organes – regard que la naissance de la médecine dite clinique viendra, à la fin du XVIIIe siècle, sanctifier. On se souvient du début du livre de Foucault : « Il est question dans ce livre de l’espace, du langage et de la mort – il est question de regard. » (Naissance de la clinique). Ce regard est thanatopratique, c’est celui de l’anatomie pathologique et du corps vivant écartelé sous le regard de la médecine en parties composantes. Malaise du corps rendu à son anatomie, c’était ce dont Amandine André parlait dans De la destruction (2016) en parlant du visage de la personne disparue, absorbé dans cette ressemblance sans ressemblance dont parle si bien Blanchot et qui lui permet de penser ce qu’est une image : « Le cadavre est sa propre image. Il n’a plus avec ce monde où il apparaît que les relations d’une image (…). La catégorie de l’art est liée à cette possibilité pour les objets d’« apparaître », c’est-à-dire s’abandonner à la pure et simple ressemblance derrière laquelle il n’y a rien » (L’espace littéraire). Mais ici le corps anatomique n’est pas image, ne fait pas image, le corps atomisé n’est pas mort, le regard corporel se fait au contraire vitalité – vitalité qui n’exclut pas la violence et la menace de la mort, au contraire. C’est peut-être là la grande leçon du « corps-sans-organes » d’Artaud et qu’analysèrent Deleuze et Guattari : la possibilité de retourner l’expérience traumatique, schizoïde, de la perception du corps fragmenté en une puissance d’exister, et c’est ce que fait Amandine André dans cette « phrase prise de vitesse ».

L’espace est redistribué par ces intensités, par ces multiplicités : « corps est peuplé n’est plus lui est en l’autre celui-là même il elle. ». Et quoique se déroule quelque chose de l’ordre du narratif – rencontre, confrontation de personnages –, ce qui se donne à lire ce sont plutôt de purs mouvements aberrants « thorax pour le geste horizon maintenu en la main est encore », des mouvements de vie et de révolte (« elle extase et fureur est ») composant ces pulsions de désir et de mort. C’est de cette façon que se relie, se refait le corps où tout s’hybride, se croise, se mêle dans la voix du poème qui redonne, dans son chaos même, non pas l’unité, mais une dimension du corps non réduit à l’anatomie et pouvant composer avec le ciel, la terre, les autres corps, les virus, les étoiles, un nouveau type de rapport au corps : « le poème défait refait dedans corps lui ».

Autant de points de constellations vivantes mêlant corps et cosmos. Cœur noir sur cela. Sur cette dimension disant à la fois l’explosion cosmique et l’exploration du corps dans un double mouvement. Mouvement du corps, mouvement du cosmos, parcours des mots brûlant, atomes brûlant des actes perdant chaque seconde des liaisons dans une dégradation vertigineuse et rayonnante pourtant, radieuse, inquiétante et lumineuse. Il est ainsi des « descente du cosmos » comme il est des descentes d’organes, comme si les organes et le cosmos s’échangeaient, comme si l’intérieur du cosmos se faisait chair.  Brûlante « dépression soudaine » de l’espace, « gravitation terrestre décharges nerveuses », « inclinaison terrestre avec chairs tremblées de », « inversion des corps célestes aux pieds et pieds foulant céleste ». Car si chacune des trois pièces de ce recueil décliné en cinq actes correspond à des scènes précises, distinctes, on y trouve toujours cette poétique transverse, cette langue faite d’autres langues, où progressent d’autres langages, expulsés peu à peu, par la scansion, où le français laisse parfois place à l’anglais, « expulser cela », « All breath. To expel. All breath », laissant ces étourdissements faire place à d’autres lenteurs, à des vitesses soudaines. Il y a toujours dans ce recueil une double tension à l’œuvre, tension répétée, déclinée sur plusieurs lignes de fuite, celles, repérées, de l’atomisation et du mouvement, celle du cosmique et du charnel, celle aussi de l’offense et de l’offrande où il faut « maltraiter son langage l’offendre », « outside flesh open the bruise up ».

On lit avec gravité ces scènes de luttes, d’amour, de destruction. Gravité, les éclairs dans le corps, gravité les nébuleuses, toutes choses réelles, corps, ciel, terre, anatomie chaotique. « Anatomies de l’informe ». Et là se pose la question fascinante de la fiction, de la fiction en poésie, de son expérience particulière et de sa construction spécifique. S’il faut ici se rapporter à chaque fois à la lecture du mouvement auquel se rapporte le passage énoncé au début de l’ouvrage (« combat entre deux enfants… », « le jeune homme de l’avenue Jean Olive… », « un homme à terre à minuit… »), tout ne se déroule pas comme dans un cinéma mental parce que le rythme défait toute image au profit des corps et des mouvements, on l’a dit : « Parcourir l’espace ponctuer l’espace faire surgir corps et », voilà plutôt l’enjeu. Pourtant quelque chose « oblige la fiction », l’esprit reconstitue en creux non pas l’image surréaliste (quoique « six paires de jambes se forment au milieu de la phrase ») mais une forme particulière qui se construit par le bouleversement de la syntaxe et l’absence de ponctuation nous laissant « recomposer la somme visible perdue » à partir des manques du texte. Comme si ce qui faisait la force de cette fiction était cette atomisation et cette soustraction.

Anatomique comme nous donne à lire ces « fragments de phrases prélevés et agrandis » pour devenir récit, des gonflements de la voix pourtant portés par une respiration courte, « respiration à peine ». Contrairement à la logique litanique, répétitive, infernalement recommencée qui ordonnait les poèmes de De la destruction (2016), on a ici une œuvre retravaillant le souffle pour « avancer rompre au micro voix souffle rauque jusqu’à la nuit rompre ». Quelque chose qui nous porte en avant plutôt que nous renvoie au « Cercle de chiens » présent dans son précédent recueil. Mais de la même manière, il faut accepter ce nouveau traité « De la dévoration » où il faut être mangé par la phrase pour la voir resurgir à nouveau dans notre gorge, pour dire ce corps fait de tous les corps, de tous les mouvements.

Amandine André, Anatomique comme, Les presses du réel/Al Dante, janvier 2021, 48 p., 9 €