Comment se façonnent une ville et son esthétique ? Comment est décidé ce qui rend la ville « belle » ou, à l’inverse, ce qui l’enlaidit ? Dans Gouverner les graffitis (Presses universitaires de Grenoble), la politiste Julie Vaslin décrit la transformation opérée depuis vingt ans dans la perception et le traitement des peintures murales urbaines : le « tag », jusque-là considéré comme un problème de propreté et d’insécurité, et réprimé comme tel, est devenu du « street art », valorisé par des politiques culturelles et touristiques au service de l’image d’une ville jeune, décontractée et ouverte sur le monde. Leurs auteurs – ou du moins certains d’entre eux – sont désormais reconnus comme des artistes, et non plus comme des délinquants. La ville se transforme en même temps que ses murs et ses lieux, par de l’« urbanisme transitoire », des commandes publiques, des friches, etc., et plus profondément par une conversion du regard des acteurs politiques et publics, auxquels s’intéresse cette enquête sociologique. « Le patrimoine que nous avons, c’est le patrimoine de l’art urbain », déclare par exemple une maire d’arrondissement de Paris. Entretien avec la chercheuse.
Votre livre montre comment le graffiti est passé de la « souillure » à la « culture », et plus précisément comment, après l’avoir dénoncé comme du vandalisme et effacé, des villes l’ont depuis les années 2000 promu, voire en on fait un élément stratégique de promotion culturelle et de développement territorial… Comment comprenez-vous cette transformation ?
Ce qui est frappant quand on discute avec les acteurs municipaux, c’est l’évidence avec laquelle ils font cohabiter deux problématisations du graffiti, deux types de traitement opposés de ces peintures. Dans ce livre, j’invite les lecteurs et les lectrices à s’étonner de cette évidence. Car le graffiti est toujours une souillure aux yeux des acteurs de la propreté mais oui, il y a bien eu une transformation du regard des acteurs culturels sur le graffiti.
Elle s’explique je crois par le rôle déterminant de ceux que j’appelle les « opérateurs d’art urbain », souvent des associations, qui tentent de convaincre les élus que les auteurs de graffitis peuvent être vus comme des artistes. C’est un travail minutieux, au cas par cas, qui aboutit à la commande municipale de quelques fresques. Les élus sont convaincus pour différentes raisons, et sans généralisation abusive, j’essaye de montrer que l’aménagement esthétique et l’attractivité touristique que permettent ces fresques, ainsi que leur faible coût de production, sont des arguments de poids dans la conversion de leur regard.
Mais cette transformation est un processus en cours car si certains élus sont devenus les ambassadeurs de l’art urbain, les services culturels des municipalités, des DRAC [Directions régionales de la culture] et au-delà peinent encore à accompagner les auteurs de graffiti dans leur professionnalisation.
Cela dit, vous nuancez ce tableau : à l’issue des processus politiques et sociaux que vous décrivez, persiste un « graffiti » illégitime, sale, considéré comme une nuisance, et de l’« art urbain », valorisé, financé par de l’argent public… où passe la ligne de démarcation entre les deux, entre le vandale et le légitime ? Entre l’« artiste » et le « graffeur » ? Vous soulignez même que les budgets de nettoyage restent supérieurs aux budgets de promotion artistique…
Oui, revenir aux finances permet de relativiser les « transformations » évoquées précédemment. À Paris, on a d’un côté des marchés publics d’effacement qui coûtent une dizaine de millions d’euros et de l’autre, des fresques produites ponctuellement pour quelques milliers d’euros chacune. Ce déséquilibre peut être souligné dans la plupart des grandes villes, c’est par exemple ce que fait Pedro Soares Neves à propos de Lisbonne.
Mais l’un des enjeux du livre est de montrer que si elle existe bien, la ligne de démarcation est mouvante : un même graffiti peut être perçu comme « beau » ou comme « sale » selon les époques, selon les lieux et selon les personnes qui le jugent. J’essaye d’articuler ces trois variables pour montrer comment la frontière entre propreté et culture est travaillée par les acteurs municipaux, mais il est difficile d’en tirer une conclusion définitive dans la qualification des formes elles-mêmes.
En revanche, j’aimerais que ce travail puisse inviter à questionner l’impact des politiques municipales sur la carrière des auteurs de graffitis. Quelles stratégies faut-il déployer pour acquérir un droit de cité sur les murs d’une ville ? Quels choix esthétiques faut-il faire pour que ses peintures perdurent ? Que faut-il à l’inverse éviter pour ne pas être effacé ? Parallèlement, qui faut-il être, de quelles légitimités faut-il disposer pour être reconnu comme un artiste par les pouvoirs publics ? Et de quelles dispositions doit-on être doté pour envisager devenir artiste alors qu’on a vu toutes ses productions disparaître sous l’effet de l’effacement systématique et des programmes immobiliers ?
Je réponds à votre question par d’autres questions, car sur ce dernier point le livre ouvre des pistes plus qu’il n’y répond.

À Paris, dans le quartier de Belleville, la rue Dénoyez dont une photographie illustre la couverture de votre livre, est emblématique de ces transformations et de leurs ambiguïtés…
Oui, la rue Dénoyez est emblématique des questions qui animent les jeunes politiques « d’art urbain » : s’agit-il de politiques culturelles ou d’autre chose ? Rue Dénoyez, les élus parisiens ont su s’appuyer sur les artistes pour transformer l’image et les usages d’un quartier, pour favoriser ce qu’ils appellent le « lien social » et développer une mixité par le haut, c’est-à-dire attirer des touristes, des habitants plus aisés, etc. Certains auteurs de graffiti, artistes professionnels ou non, gardent l’amer souvenir d’avoir été pris pour des médiateurs ou animateurs sociaux lorsque la « politique de la ville » finançait au coup par coup des ateliers graffs dans les années 1990. Dans les années 2010, la rhétorique change, mais le procédé est le même : les soutiens qu’ils reçoivent sont souvent conditionnés à une mission d’amélioration du cadre de vie, de décoration urbaine. La question qui en découle, et que pose ce livre, est assez simple : en quoi ces soutiens municipaux constituent-ils une politique « culturelle » et permettent-ils, par exemple, aux auteurs de graffitis de devenir des professionnels de l’art ?

Le livre est traversé par une comparaison entre Paris et Berlin. Les processus ont-ils été, et sont-ils encore, identiques ? On a parfois l’impression que des villes comme Paris courent à travers leur politique culturelle après une certaine image de Berlin, non sans fantasmes… Vous dites aussi que l’art urbain permet de mener une « politique culturelle à moindre coût ».
Faire « comme à Berlin » excite bien des acteurs culturels depuis plus de dix ans en France et j’avoue moi-même une certaine fascination pour cette ville, son histoire politique, culturelle, et tous les espaces qu’elle a pu offrir aux contre-cultures depuis quarante ans. Et si mes travaux ont commencé par une comparaison Paris-Berlin, c’est d’abord parce qu’en 2011, quand je commence ma thèse, les soutiens parisiens au graffiti sont quasi inexistants et qu’il faut aller voir ailleurs pour observer des soutiens « culturels » au graffiti (il y en avait ailleurs en France, bien sûr, mais je cherchais une ville de taille comparable). Mon intuition à ce moment-là n’est pourtant pas d’opposer les deux villes mais de montrer que les pouvoirs publics, qu’ils effacent ou qu’ils promeuvent les graffitis, servent la même ambition : produire une esthétique urbaine maîtrisée, ordonnée, partout dans la ville. Dans le livre, je cherche moins à comparer les deux villes, qu’à montrer qu’il existe une multitude de manières, pour les pouvoirs publics, de produire cet « ordre esthétique ». Des plus répressifs aux plus permissifs, les processus d’encadrement des graffitis sont à lire comme un continuum d’actions publiques, un vivier de solutions dans lesquelles piochent les services municipaux pour maîtriser l’apparence des rues. Peu importe, à la limite, qu’ils soient berlinois, parisiens, acteurs de la propreté, du tourisme ou de la culture, ils sont animés par le même horizon (que je caricature à peine) : produire et maintenir la « beauté » de la ville telle qu’ils la perçoivent, montrer esthétiquement qu’ils la gouvernement.
A partir de là, l’objectif du livre est de montrer qui participe comment à la construction de ces multiples perceptions du « bel espace public légitime » : quelles tensions, quelles contradictions opposent ces perceptions dans l’espace politique et administratif d’une municipalité ? Les couacs des services propreté qui viennent effacer les œuvres commandées par les services culturels sont emblématiques de ces tensions et ce qui m’intéresse ici, c’est de comprendre comment des compromis localisés peuvent être trouvés, avec les entreprises d’effacement, les associations et les auteurs de graffitis, pour produire l’ordre esthétique d’un quartier, d’une ville. Dans le fond, le graffiti n’est pour moi qu’un prétexte pour tenter de saisir l’esthétique des politiques publiques…
Ainsi, vous expliquez comment une pratique dite d’« art urbain » acquiert une légitimité et une reconnaissance symboliques. Mais est-ce que cela transforme ce qui est produit, les esthétiques du graffiti, les types mêmes d’œuvres et de formes ?
C’est exactement le projet d’histoire sociale de l’art que j’appelle de mes vœux à la fin de l’ouvrage. Évidemment, il y a un faisceau d’indices qui m’inciterait à vous répondre « oui ». Les cahiers des charges qui accompagnent la commande publique d’art ont toujours existé, et l’art urbain n’échappe pas à la règle. Plus largement, la traduction esthétique des contraintes institutionnelles, qu’elles soient religieuses, commerciales ou politiques, est présente dans toute l’histoire de l’art, de la musique, etc. Mais qu’en est-il de l’art urbain ? Les auteurs de graffitis doivent-ils, plus que les autres, infléchir leur style pour le faire entrer dans les cadres de la commande publique ? Je n’en suis pas sûre. Mais, à l’évidence, ils sont inégaux entre eux face à ces contraintes : les adeptes du muralisme ont plus de chance de nouer un partenariat avec une mairie que les surdoués du tag. Mais il serait dommage de s’en tenir à cette affirmation simpliste et il faut, je crois, aller regarder en détails les stratégies relationnelles, économiques et esthétiques que mettent en œuvre les auteurs de graffitis pour articuler leurs productions spontanées dans l’espace public, jugées « déviantes », et leurs œuvres perçues comme « artistiques », qu’elles soient commandées in situ ou vendues en galeries.
Par ailleurs, la reconnaissance symbolique des pouvoirs publics n’est pas l’alpha et l’oméga de la quête de légitimité. Car si la street credibility des artistes qui continuent de peindre en « vandales » est louée dans les ventes aux enchères de leurs toiles, le fait d’avoir répondu à une commande publique n’est pas forcément perçu, sur ce même marché, comme un gage de crédibilité artistique.

Par ailleurs, vous soulignez que ces processus de reconnaissance conduisent à rabattre les artistes sur des formes très traditionnelles : l’un des artistes que vous avez rencontrés vous explique que pour gagner véritablement sa vie, il faut faire des toiles et les vendre dans des galeries…
La professionnalisation des artistes repose sur une combinaison de revenus, au sein de laquelle la commande de fresques peut peser. Alors que les municipalités ont longtemps rétribué les graffeurs en leur offrant gentiment des bombes lorsqu’ils peignaient un mur sur commande, aujourd’hui les fresques commandées font souvent l’objet d’une rémunération. Mais elle dépasse rarement quelques milliers d’euros, en partie absorbés par le coût de la production (nacelles, échafaudages, peintures, etc.). Côté pouvoirs publics, les sommes allouées à la commande de fresque par les mairies d’arrondissement à Paris n’ont rien à voir avec les budgets qui furent consacrés à la commande publique artistique dans les années 2000. Les plasticiens peuvent-ils vivre de la commande publique ? Je ne sais pas, mais en tout cas ce n’est surtout pas le cas des auteurs de graffitis qui doivent multiplier les sources de revenus, par exemple la publicité, l’activité de guides d’art urbain et, très souvent, le marché de l’art. Cette discussion mérite d’être approfondie par de nouvelles recherches.
Julie Vaslin, Gouverner les graffitis, Presses Universitaires de Grenoble, collection « Politiques culturelles », février 2021, 142 p., 20 €