Le mot « élites », prisé par les professionnels de l’information, désigne une catégorie de personnes dotée d’une surface sociale et/ou d’une assise financière lui assurant des positions de pouvoir et un capital d’influence inaccessibles à tout individu dont les mérites et les talents n’ont pas été validés par les instances de cooptation propres à cette catégorie (d’où l’impression de circuit fermé).
Au sens large, le terme désigne les personnes « en vue » dans les secteurs politiques, financiers, médiatiques, administratifs, scientifiques et artistiques. Parmi les personnes évoluant dans le groupe identifié sous l’appellation « élites », il s’en trouve, j’imagine, de tout à fait dignes d’estime, voire d’admiration. Certaines exhalent un parfum d’imposture qui ne paraît pas les déranger, ce qui est le propre de l’imposture. D’autres peuvent inspirer le mépris. Bref, c’est un groupe humain. Le mépris, lorsqu’il s’applique à une ou plusieurs personnes relevant de la catégorie « élites », s’il n’a pas d’autre motif que le ressentiment, s’il n’est que l’expression d’une hargne envieuse d’être « à la place de », est lui-même méprisable. Cependant, lorsqu’il est justifié, cela peut arriver, il se fonde sur l’opinion que jouir des prérogatives attachées aux élites (considération, visibilité, prospérité, notoriété etc.) exige une conduite moralement acceptable, au moins pour ce qui retentit sur les affaires publiques.
On lit et entend souvent qu’il existe un divorce entre le peuple et les élites. Le phénomène des Gilets jaunes, nous disent les « experts » (eux-mêmes relevant la plupart du temps de la catégorie « élites »), a cristallisé ce divorce dans toute son ampleur et sa violence. L’observation paraît juste. Même si le conseil d’administration du Siècle élisait un bénéficiaire du RSA à sa présidence (le poste est vacant), je ne crois pas que ça résoudrait le problème. Puisque, selon toute apparence, problème il y a. Il n’est pas aberrant de supposer qu’une fois la pandémie maîtrisée, si cela arrive jamais, les effets de ce divorce referont surface dans la rue. Les masques à gaz supplanteront les masques chirurgicaux. Les tirs de LBD succéderont aux gestes barrières. D’autant que les répercussions du virus sur l’économie, à en croire les mêmes experts, ne seront pas anodines.
Les « élites » sont-elles le siège du Mal, une vile secte uniquement préoccupée de préserver ses intérêts en spoliant le « peuple » et lui mentant ? Tandis que le « peuple » serait protégé de toute infamie et de tout fourvoiement par la forteresse imprenable de la common decency ? Je réponds non à ces deux questions.
On ne doit pas se laisser impressionner par le terme « élites ». On peut s’en agacer ou en sourire mais il ne faut pas lui accorder plus de poids qu’il n’en mérite. Après tout ce n’est qu’une formule journalistique. Elle veut désigner la portion de la population qui détient le pouvoir et les « places ». En ce sens, elle reflète une situation objective. Si beaucoup de gens y entendent une note méprisante ou une connotation « de classe », il faut reconnaître qu’a contrario, employée à satiété, elle a aussi fini par prendre l’aspect pas très ragoutant d’une facilité démagogique dès lors qu’il s’agit d’opposer de manière binaire la décence commune et l’indécence de caste, la droiture à la forfaiture, les vertus solidaires et responsables aux dérives de l’entre soi, du carriérisme et de la cupidité.
Faut-il supprimer le mot « élites » du vocabulaire journalistique ? Je ne crois pas que cet acte dictatorial avancerait à grand-chose. Prenons les choses avec recul. Essayons. Tout recul implique un dégrisement. L’inspection des panoplies. (Un soir, les peintures de guerre sur votre torse, dans le miroir de la salle de bains, vous les trouvez, peut-être, un peu criardes.) Si les « élites » sont vraiment ces entités conçues pour tenir « le peuple » à l’écart de la grande goinfrerie (il a donc envie d’y aller, lui aussi ?), le tromper et le léser, eh bien le « peuple » s’en débarrassera. Une fois de plus. Aucune élite politique ne sévit éternellement. L’Histoire le montre. Le peuple souverain, admirable par définition en démocratie, (constat de Roland Barthes en 1977 : « La Démocratie : c’est un mot saturé de désillusions, jusqu’au dégoût, parfois jusqu’à la violence ; les leurres de la démocratie bourgeoise ont été abondamment démystifiés. Peut-être ne faut-il pas, cependant, jeter l’enfant avec l’eau de la baignoire. (…) Et puis, on peut avoir de la Démocratie une idée difficile : la définir non comme la réalisation d’une grégarité étouffante, mais comme « ce qui devrait produire des âmes aristocratiques » (dit un commentateur de Spinoza).») (L’image, Colloque de Cerisy-la-Salle, repris dans Le Bruissement de la langue, Seuil, 1984) ne supporte les élites qu’aux moments où celles-ci lui promettent monts et merveilles. Ce sont en général des moments électoraux. Une fois que les urnes ont parlé, après une courte période de flottement et d’attente, le peuple, immanquablement déçu et trahi, ressent le besoin de changer d’élite, ou se propulse lui-même à ce rang pour connaître l’expérience amère de l’échec, aucune élite ne parvenant à se rendre durablement moins fautive et haïssable que la précédente, pourtant déboulonnée avec ferveur. À son tour, la nouvelle élite, issue ou pas de l’ancien peuple, sera jetée à bas de son piédestal. Ainsi va, comme la terre tourne autour du soleil et la lune autour de la terre, l’éternel retour des élites.