« ce dont nous parlons est un domaine inexploré, nous ne vivons pas, nous supputons et existons cependant en hypocrites […] les phénomènes nous sont mortels et les mots que nous manions dans notre cerveau parce que nous sommes abandonnés, les milliers et les centaines de milliers de mots ressassés, reconnaissables par leur infâme vérité qui est infâme mensonge […] les mots qui ne sont faits de rien et ne sont bons à rien et ne sont faits pour rien, comme nous le savons et le dissimulons, les mots auxquels nous nous accrochons parce que nous devenons fous d’impuissance et désespérés de folie » (Thomas Bernhard, « N’en finir jamais ni de rien », Ténèbres [1970], traduit par Claude Porcell, Lettres Nouvelles/Maurice Nadeau, 1986).
Si je vous dis « écrire sur la mort de ses parents », ou bien « écriture du deuil », vous me répondez quoi ? Moi je répondrais tout simplement que cela est et restera un « domaine inexploré », comme une terre inexplorée, une planète lointaine, brûlante et désolée. Les êtres humains ont beau avoir écrit des millions de pages sur la mort, il ne s’agit que de spéculations et de fantasmes. Il ne s’agit que de mots, pour tenir à distance ses brûlures et résister à la mort, car si une chose est sûre, c’est qu’elle aime en faucher plusieurs à la suite, elle aime jouer aux dominos. Néanmoins, nous ne saurions vivre sans eux.
Comme beaucoup de récits de deuils, Finir les restes, le nouvel opus de Frédéric Fiolof, « en mémoire d’Annie et André », paru ce mois-ci chez Quidam éditeur — qui a publié en 2016 le premier roman de l’auteur, le magnifique La Magie dans les villes, dédié « à mes vivants » —, est un livre sur et contre le cours des choses. Nous sommes censés savoir qu’il est dans l’ordre des choses que les parents partent avant leurs enfants et que les maladies graves épargnent rarement leurs victimes. Toutefois, savoir ne signifie pas accepter, et écrire c’est activement résister contre cette normalité imposée qui, malgré toutes les explications rationnelles dont on nous abreuve, est inacceptable car tellement absurde, puisque la perte d’un être aimé ne peut que s’accompagner d’une perte de sens brutalement déroutante, doublée d’une perte de soi.
Finir les restes, c’est : la mort du père, André, suivie de la mort de la mère, Annie, qui, à peu de détails près, lui répond en écho, et le grand enfant esseulé, « l’orphelin selon l’ordre des choses » (Finir les restes, p. 11 et 52), dont les mains seraient totalement vides si ce n’étaient les mots qui s’élèvent du désastre, comme de la fumée d’un feu déjà éteint. Dans cette nouvelle solitude, où tout est à réapprendre (apprendre à marcher sans ses parents), la chaleur de l’âtre n’est plus qu’un souvenir, mais refuser la réalité de la séparation, c’est tenter un dernier rapprochement, retenir encore un peu dans la vie, recréer de la vie, s’y maintenir aussi ; et Finir les restes montre que pour cela, les mots aident, en créant du dialogue, à défaut du toucher – mais nous savons combien les mots peuvent toucher aussi –, et en générant du sens, c’est-à-dire une certaine direction, pour revenir à soi, grâce à l’expression des sentiments (« Aux siens, l’orphelin n’a jamais dit qu’il les aimait », p. 68), qui sont des mouvements vers l’autre, empreints de chaleur humaine, ce dont, précisons-le, les livres de Frédéric Fiolof débordent — il faut lire La Magie dans les villes, l’un des livres les plus doux, captivants et enchanteurs qu’il m’ait été donné de lire en 2016.
Que nous dit Finir les restes sur Annie et André, que Frédéric Fiolof appelle affectueusement « mes petits morts » (p. 21) ? Entre parenthèses, ce terme me rappelle le recueil de poèmes de la poète américaine Anne Sexton, Tous mes chers petits (All My Pretty Ones, 1962), dans lequel elle s’adresse à ses chers disparus, et la citation de Shakespeare qui lui a fourni le titre de son livre et qu’elle a mise en exergue : « Tous mes chers petits ? / Vous avez dit : tous ? / Oh ! vautour d’enfer ! Tous ? / Quoi ? Tous mes chers poussins, et leur mère / Fauchés d’un seul coup cruel ? » (Macbeth, traduit par Jean-Michel Déprats).
Nous apprenons que les parents de Finir les restes « buvaient du pastis le dimanche et s’arrêtaient au feu rouge » (p. 12). Qu’ils aimaient les santons. Qu’ils s’exprimaient chichement, ou par proverbes : « Je veux encore vous entendre me dire que l’habit ne fait pas le moine, que Rome n’est pas faite en un jour » (p. 21-22). Que leurs mains étaient « de miel » (p. 22). Qu’ils ont « toujours tout fait ensemble. Les courses, la télé, les sorties à la mer, les promenades du dimanche, les vacances », et qu’ils aimaient « les mêmes villes, les mêmes gens » (p. 64-65). Qu’André parlait avec des « mots terreux, qui chantaient malgré lui » (p. 21). Qu’Annie avait « peur de tout sauf d’aimer » (p. 21), et que, le cœur sur la main, elle passait son temps à « nourrir. Ceux qui ont faim comme ceux qui n’ont pas faim. Ne jamais rien gaspiller et pourtant tenir ton frigo toujours trop rempli. La dialectique du vide et du plein » (p. 41). Que tous deux avaient l’accent méridional et que le même cancer a interrompu leur chanson commune.
Avec une écriture empreinte d’une pudeur extrême et portée par le langage ordinaire, Frédéric Fiolof parvient à livrer un portrait savoureux et tendre de ses parents, et, tout comme l’on tombe amoureux de Naomi Levy en lisant le Kaddish écrit par son fils le poète Allen Ginsberg, on ne peut s’empêcher de s’attacher profondément aux parents discrets, modestes et aimants de Finir les restes, dont la présence, une fois le livre refermé, continue à briller dans la nuit de leur absence. Je ne peux m’empêcher de citer ces phrases poignantes de La Magie dans les villes : « C’est déjà tellement, d’être là. D’entendre, de l’autre côté du couloir, des mots lointains et familiers dont la musique lui allait comme un gant. […] De sentir la main d’une mère sur son front. C’était déjà tellement, il pensait que plus, il ne pourrait pas » (p. 36).
« Les miens transportaient de petits ciseaux dans leurs trousses de toilette pour se couper les ongles. Ils déposaient des sachets de lavande entre leurs piles de linge propre, n’aimaient pas la pluie, mais la jugeaient nécessaire. Ils cochaient des grilles de Loto, remplissaient des cahiers de mots fléchés, arrivaient à l’heure au travail. […] Lors de ses longs trajets en voiture, mon père notait tout dans un carnet : l’heure de départ, d’arrivée, les pleins d’essence, les temps de pause. La veille de nos voyages, ma mère préparait des sandwichs qu’elle emballait chacun dans deux feuilles de papier aluminium. Tout était si bien organisé. Un vrai miracle. Auraient-ils dû ne pas mourir, ils ne s’y seraient pas pris autrement. » (Finir les restes, p. 97)

Frédéric Fiolof évoque dans son livre un certain nombre d’écrivains, de poètes, de philosophes, d’acteurs, de comédiens et de cinéastes, comme Sanda Voïca, Stendhal, Barthes, Christian Bobin, Nimrod, Nietzsche, Raimu, Nanni Moretti, Sartre, Kafka, Camus, Albert Cohen, Saint-Augustin, Jean Rouaud, Coluche, etc. (un éventail culturel révélant l’éclectisme et la curiosité généreuse de l’auteur) et il écrit : « Dans aucune de ces histoires je ne retrouve la mienne et pourtant, toutes la contiennent et elle les contient toutes. […] J’ai besoin, soudain, de ces deuils emphatiques, douloureux, salvateurs, de ces fils de trop de père, de trop de mère, de ces fils sans père ou sans mère, de ces voix inscrites au devant de moi pour d’autres vies » (p. 51-52) ; même s’il sait que « les livres sont souvent plus cléments que la vie » (p. 68). Nous continuons à écrire car l’écriture a cela de magique qu’elle créera toujours la présence, à défaut d’autre chose.
Les mots sont investis du rôle de prendre la suite et de tenter de recoller tant bien que mal les débris de l’existence de celui ou celle qui demeure. Si l’on sait les examiner, les débris renferment beaucoup de sens, allant de la dépouille au survivant, en passant par les miettes, les morceaux d’un tout et les restes d’une vie entamée : enchevêtrement inextricable de fragments, sensations, souvenirs chaotiques. Comme son titre l’indique, Finir les restes explore tout cela, avec autant d’esprit que d’ironie, d’autodérision, de sérieux, de philosophie, de poésie et de tendresse sans bornes, tout en renvoyant concrètement à l’action de travailler sur les derniers détails (vider la maison familiale, par exemple), et en indiquant l’intention de l’auteur de parachever, de conclure, si possible avec pudeur : vider son assiette, mais aussi vider son cœur plein à exploser d’amour assaisonné de tristesse, car les parents aimants nourrissent à la fois corps et cœur. « L’amour est le premier projectile qui m’ait traversé le corps » (p. 15), confie Frédéric Fiolof, conscient que la vie est une guerre contre la mort.
« Finir » comme définir aussi, ce que peuvent être la traversée du deuil et la reconstruction du moi après la catastrophe. Finir par écrire, pour ne jamais en finir avec rien ni personne : « Le problème est toujours d’en finir avec son travail, dans la pensée de ne jamais en finir avec rien… […] c’est la question du doute, de la méfiance et de l’impatience » (Thomas Bernhard). Au fond, qui étaient nos parents silencieux trop vite partis ? Les connaissions-nous vraiment ? Nous connaissons-nous nous-mêmes ? Où sont les morts ? Qu’est-ce que le deuil ? Qu’efface en nous et de nous la disparition d’un être cher ? « L’absence de ceux que j’aime me diminue. La lumière ne passe pas. Je suis l’obstrué » (p. 26). Des questions auxquelles viennent s’ajouter les inévitables : s’il y a un dieu, comment a-t-il pu laisser faire cela ?, et comment être heureux après… ou plutôt, comment poursuivre sa vie ?
Ces « restes », tels que les a conçus Frédéric Fiolof pour son livre poétique et bouleversant, se présentent sous la forme de chapitres courts, de deux à six pages, mais très nourrissants, dans lesquels son auteur donne voix à l’orphelin qu’il est devenu et à ses chers disparus au sein de monologues qui pour la plupart alternent, sur le plan rhétorique, entre l’apostrophe à soi-même et celle aux morts, une façon de les réintégrer au présent, et, sur le plan de l’énonciation, entre « je », « tu », « elle » et « il ». Les passages à la troisième personne du singulier ne sont pas sans rappeler le personnage principal de La Magie des villes, qui s’ouvre, rappelons-le, sur ce grand rêveur s’apercevant que le mur qui sépare son immeuble du cimetière a disparu et qu’il vit à présent dans la ville des morts. Dans l’un des derniers chapitres de Finir les restes, pendant un moment très bref mais oh combien touchant, l’adresse au père se mue en une prosopopée qui fait parler le mort : « On va pas s’amuser à repeindre le ciel. Tu peux lancer des pierres aussi haut que tu voudras, c’est à tes pieds qu’elles retomberont » (p. 95-96). Les paroles du père nous ramènent à ce passage que Frédéric Fiolof a écrit quelques années auparavant pour La Magie des villes : « Le père mort est perché sur son échelle. Il regarde son fils avec indulgence et lui donne encore quelques conseils. […] Et puis si vraiment tu ne peux pas te passer de toit, alors construis une maison sans murs. Et ne me dis pas que les courants d’air sont redoutables. Ce qui est redoutable c’est l’horizon éteint. Aucun papier peint ne peut faire oublier ça » (p. 40). Autant de mots qui passent du père au fils, du fils au père (les deux se confondent dans La Magie dans les villes) et qui compensent en remplissant la bouche d’un orphelin que ses parents laissaient « manger dans les livres » quand il était enfant (Finir les restes, p. 75) : « Et qu’il les laisse partir et reprenne son voyage la bouche pleine » (p. 70).
Finir les restes s’ouvre sur un dialogue imaginaire entre le fils, qui se sent lésé par le manque de reconnaissance par la « nation » de son état d’orphelin, et le « ministre », que seule la mort des grands hommes intéresse ; il se clôt sur Job demandant à Dieu pourquoi il l’a abandonné : « Alors le Seigneur lui répond : je ne t’ai pas abandonné. Ces pas que tu vois dans le sable, ce sont les miens. Quand tu ne pouvais plus marcher, je te portais » (p. 14). S’ensuit un chapitre scandé par des « On dirait » anaphoriques et qui se déploie comme une comptine chantée par des enfants échangeant des promesses et des histoires à la fois effrayantes et merveilleuses (comme celles inventées par le père pour les enfants de La Magie dans les villes). Chaque chapitre se révèle être une prouesse littéraire, exploitant différentes figures de style pour mieux servir le fond, et le texte trouve un équilibre parfait entre l’essai, la poésie, la fiction et l’autobiographie. L’orphelin, qui passe de humble à tardif à maladroit, devient, pour finir, un « homme en colère », contre « le vide des mots et du reste » (p. 30), même si ce sentiment est traduit sobrement dans le livre : par une interpellation vive mais spirituelle adressée au personnage de « Denis Morelle », qui s’apparente plus à des questions rhétoriques, et par la couleur de l’urne qui contient les cendres de la mère : rouge.
Ce qui fait la force de Finir les restes est ce qui a fait la tristesse de son auteur. En effet, c’est peut-être à cause de la disparition de ses parents que Frédéric Fiolof a réussi à écrire d’une manière aussi courageuse et libre, débarrassée de tout super-ego parental moralisateur, et avec la clarté et l’ouverture d’esprit que seule peut prodiguer la proximité avec la mort : « Et il irait alors les mains libres, libre de ses mouvements, sans cette peur absurde qu’on blesse ce qu’il tient dans ses bras, il irait, qui sait, peut-être enfin lavé de sa colère » (p. 110). N’était-ce pas Philip Roth qui conseillait d’écrire comme si l’on venait de perdre ses parents ? Ainsi, aussi abandonné qu’un poème, que le poète Edward Hirsch (« The Art of Poetry No. 110, The Paris Review, 235, hiver 2020, p. 101) décrit comme « une créature orpheline qui doit trouver seule sa voie dans le monde », il faut continuer.
Frédéric Fiolof, Finir les restes, Quidam éditeur, février 2021, 113 p., 15 € — Lire un extrait
Frédéric Fiolof, La Magie dans les villes, Quidam éditeur, août 2016, 105 p., 12 € — Lire ici l’article d’