Lectures transversales 5 : Un père étranger

© Julien de Kerviler

« Le soir, le téléphone sonna chez moi. Il était tard. C’était mon père et, au ton de sa voix, je compris qu’il avait beaucoup bu. « Je te demande de me promettre que tu n’iras jamais sur la tombe de ta mère ni sur la mienne, d’accord ? » D’accord, papa, lui répondis-je, promis. « Je te demande de ne jamais me permettre de retourner dans ce cimetière de merde… Sauf quand je casserai ma pipe. » D’accord, dis-je, d’accord, bien qu’il nous restât encore deux ou trois amis qui, comme Miguel et d’autres amis déjà morts, avaient eu la bonne ou la mauvaise idée de s’y acheter une parcelle.

Ce soir-là nous bavardâmes plus d’une heure au téléphone. À un certain moment mon père me raconta, au sujet de Miguel, une histoire que je n’avais jamais entendue. Contrairement à lui, Miguel adorait le tango : il idolâtrait Roberto Goyeneche (dont la moustache prétendait ressembler à celle de Clark Gable), il aimait les orchestres et dans sa jeunesse, tout juste arrivé au pays, il fréquentait les bals populaires. Dans ces bals, à l’époque, les femmes entraient gratis et les hommes, en échange d’une somme minime, ne recevaient pas un ticket de papier comme au cinéma, mais devaient tendre la main, paume vers le bas, pour accuser le coup bien asséné d’un tampon qui, à l’encre noire, apposait une contremarque : cinq ou six chiffres qui changeaient tous les jours. Si les danseurs sortaient fumer ou prendre l’air, ils pouvaient rentrer ensuite en montrant leur main. Mon père me raconta que Miguel, au lieu de payer, de recevoir le coup de tampon et d’exhiber sa main au contrôleur, comme tout le monde, allait directement à la porte et montrait les chiffres que les nazis lui avaient tatoués sur le bras. Personne n’avait jamais osé lui dire que son tampon n’était pas correct, que son tampon n’était pas valable. »

Eduardo Berti, Un père étranger (2016), traduit de l’espagnol (Argentine) par Jean-Marie Saint-Lu, Éditions la Contre Allée, janvier 2021, pp. 18-19.

© Julien de Kerviler