Lectures transversales 4 : Tabucchi

© Julien de Kerviler

« Il y a vingt ans, le Tropical était une petite boîte de nuit à l’atmosphère équivoque, fréquentée par des marins américains ; à présent elle s’appelle le Louisiane et c’est un piano-bar, avec des divans et des petites lampes à abat-jour sur les tables. Près de la porte d’entrée, sur la carte des consommations et dans une vitrine tapissée de velours vert, on peut lire : Au piano, Peppe Harpo.

Ce Peppe Harpo n’est autre que Giuseppe Antonio Arpetti, né à Sestri Levante en 1929 comme mon père, radié de l’ordre des médecins en 1962 pour avoir trop généreusement prescrit des stupéfiants ; à l’université, il jouait du piano dans les fêtes d’étudiants, il avait un certain talent et imitait Erroll Garner à la perfection. Après le scandale, il s’est mis à jouer au Tropical, il interprétait des mambos et des chansonnettes dans une atmosphère enfumée, cinq cents lires la consommation ; au-delà des toilettes, la sortie de secours débouchait sur une volée de marches en haut desquelles se trouvait une porte surmontée d’un néon et de l’enseigne : Pension-Zimmer-Rooms. Un beau jour, il a disparu, on a dit qu’il était parti en Amérique, lorsqu’il a réapparu, six ou sept ans plus tard, il portait de petites lunettes rondes et une moustache poivre et sel, il était devenu Peppe Harpo, pianiste de jazz. Dès son retour, le Tropical est devenu le Louisiane. On disait qu’il avait racheté le local, qu’il avait gagné de l’argent en jouant dans des orchestres américains. Qu’il eût gagné de l’argent, personne n’en doutait ; mais qu’il se fût enrichi en jouant du piano, cela laissait les gens perplexes. »

Antonio Tabucchi, Le Fil de l’horizon (1986), traduit de l’italien par Christian Paoloni avec la collaboration de l’auteur, éditions Christian Bourgois, 1988, pp. 68-69.