Entretien avec Liliane Giraudon, à l’occasion de la parution de Sade épouse Sade, Chambre froide et Coups de dames.
Trois livres paraissent simultanément : Sade épouse Sade, Chambre froide avec des performances photographiques de Fabienne Létang ainsi que des textes d’A-C Hello et d’Amandine André, et Coups de dames qui se rapporte à des interventions plastiques. Sade épouse Sade agence, sous un mode fragmentaire, dans une première partie, des énoncés qui ont trait à la fois à la biographie de Sade et à des prélèvements effectués dans le matériau biographique de la narratrice où des connexions notamment géographiques s’opèrent. Une deuxième section, mise en évidence par une photographie de Marc-Antoine Serra, propose un choix de lettres écrites par Sade à son épouse Renée Pélagie de Montreuil. L’ensemble est traversé par diverses temporalités. Concernant cette première section : « Je retourne sur ses terres. Je lis ses lettres. Je m’invente une rencontre » ; ou encore : « A l’heure où j’entreprends ces notes plus d’un demi-siècle s’est passé ». Dans cette rencontre avec Sade, à quel moment le travail d’écriture de Sade épouse Sade se met-il en place ?
Il y a dans les dates de publication des livres comme les nôtres une part de hasard puisque la décision revient à l’éditeur qui a un calendrier prévisionnel où entrent en jeu beaucoup de paramètres. Si plusieurs se retrouvent dans l’apparition d’une même exposition à l’air libre, l’auteur y est rarement impliqué. Parfois, il faut attendre plus d’une année, d’autres fois c’est étonnement rapide. Ça a été le cas pour les nouvelles éditions ZA qui m’ont commandé une série de dessins pour une collection sans textes, ce qui m’a beaucoup plu. J’ai pensé à mon « Coups de Dames » à l’intérieur duquel des prélèvements ont été opérés. Ça a pris quelques mois et le livre était là !
Chambre froide est le livre de Fabienne Létang, artiste performeuse avec laquelle j’avais déjà travaillé en incluant une photo assez violente d’une de ses performances dans La sphinge mange cru paru chez Al Dante.
C’est elle qui a choisi d’inviter dans sa « Chambre froide » trois femmes poètes, Amandine André, A.C. Hello et moi. J’ai passé une partie de l’été avec une série d’arrêts sur images de performances qu’elle avait conçues et réalisées enfermée dans son studio en plein confinement.
J’ai rarement été confrontée à une expérience de ce type car dans cette dialectique de l’arrêt de chaque image se trouvait stockée une véritable dramaturgie totalement abouchée à la violence d’un réel politique que nous traversions. La gestuelle au féminin déposée dans chacune des scènes proposées m’est finalement apparue si terrible qu’il m’a fallu pour tenter d’en rendre compte passer par le personnage d’Eurydice, ce qu’il en reste….
Chambre froide, je dois le dire, m’apparaît aujourd’hui dans cet improbable assemblage d’un quatuor féminin visualo-vocal comme une petite charge explosive loin des usages ordinaires de certains livres fonctionnant comme de simples produits dérivés artistiques. A bientôt 75 ans, je suis très fière d’avoir fait partie de l’attelage avec une artiste comme Fabienne qui travaille dans des marges et deux plus jeunes poétesses dont j’aime véritablement le travail… Quelques mois avant et chez le même éditeur, j’ai participé par un bref texte au carnet de l’artiste Dominique Cerf, « Il y a quelqu’un là-dedans ». J’y fais bramer Artaud et son « qu’est-ce que nous foutons là » et je m’aperçois que là encore il s’agit d’une artiste femme qui, cerise sur le gâteau, évoque dans son travail et à travers le bois des cerfs la lignée des sorcières…
L’ensemble Sade épouse Sade est constitué de deux sections au sein desquelles différentes circulations de lecture semblent possibles. Selon quelle démarche le travail de composition a-t-il été réalisé ?
Pour Sade épouse Sade, l’aventure est plus ancienne. Je lis et tente d’écrire sur Sade depuis plus d’un demi-siècle… Pour aller vite, on peut dire que les hasards d’une scolarité accidentée m’avaient amenée dans les années 60 au lycée de jeunes filles de Carpentras. Il y avait une bibliothèque où j’allais me réfugier. Y régnait encore le souvenir sulfureux d’un conservateur nommé Georges Bataille. Je suis passée directement d’Henri Bataille à Georges Bataille et… à Sade. Révélations multiples et phénoménales – en partie préparées par la lecture chez les nonnes de Racine, Rimbaud, Verlaine et Claudel comme auteurs catholiques… Le château de Lacoste – ses ruines – n’était pas loin. J’arpentais en solex et à pieds la campagne où il avait chevauché. J’habite depuis trente ans une ville où il a été brûlé en effigie. C’est par lui que j’ai compris que lire et écrire étaient des pratiques inséparables d’une forme d’insoumission. Au cours des années qui ont suivi, il y a eu plusieurs tentatives. Une première pièce inclassable le mettant en scène (ratée, abandonnée), un portrait de lui devant rejoindre la série des Pénétrables mais finalement écarté lui aussi parce que trop long. Une autre tentative où Sade faisait répéter des comédiennes à Lacoste, avec sa femme et sa belle-sœur, abandonnée elle aussi… Puis il y a eu un travail sur la correspondance pour France Culture avec Jacques Taroni que le projet excitait. Nicolas Maury y lisait les lettres de Sade jeune et Robert Cantarella celles de Sade plus âgé. Malheureusement Jacques Taroni est mort brutalement et le projet avec lui. Ça n’intéressait plus France Culture et j’ai laissé tomber.
En 2014, Caroline Hoctan m’a proposé d’intervenir dans la collection Body Double de Jean Noel Orengo chez D-Fiction. C’était pour moi une période difficile où je me battais contre un deuxième cancer du sein. Je me suis replongée dans Sade, sa vie, les lieux qui nous avaient été communs dans la campagne provençale. Je me suis souvenue de cet impact dans ma jeunesse. Cette déflagration en partie restée secrète. J’ai essayé de retrouver les lieux. Mis en place une sorte de table de montage où je tentais de comprendre pourquoi et comment, enfermé une partie de sa vie, il allait fabriquer une machinerie de contre-censure et sur un mode littéral, à partir de l’interdit, fabriquer du romanesque. Ça a donné une première version de « 111 notes pour Lacoste » articulé à un choix de lettres du marquis. Quelques années plus tard, l’e-book n’ayant rencontré qu’un minable intérêt, D-Fiction m’a proposé de reprendre mes droits, ce que j’ai fait. A la relecture, je m’apercevais que Sade y était essentiellement entouré de femmes et que le spectre dressé semblait bien essentiellement celui de cette étrange conjugalité partagée avec Renée Pélagie. J’ai alors voulu retrouver le brouillon du dernier manuscrit le concernant mais impossible de mettre la main dessus…. Sans doute égaré dans un carton. J’y traitais un Sade auteur local (Pagnol ?) puisqu’il montait une pièce à Lacoste et les comédiennes qu’il dirigeait devaient avoir l’accent du Vaucluse. Je rêvais même de faire traduire la pièce en langue provençale… Après tout dans une adaptation cinématographique du Bleu du ciel Bataille n’avait-il pas un instant songé à Fernandel dans le rôle de Troppman ?…
L’été précédent, Laurent Cauwet était passé à Oppède et je l’avais amené voir le château de Lacoste comme je le fais pour tous les amis qui passent… Il a désiré lire le manuscrit des 111 notes et souhaité le publier ainsi qu’un choix des lettres. Ça s’est fait rapidement et c’est lui qui a trouvé le titre « Sade épouse Sade » éclairant ainsi l’ensemble sous un nouveau jour.
Pour moi Sade est vivant et son absence de visage signe encore plus violemment les livres comme les lettres qu’il nous a laissés. Sa semence est une énigme inséparable de toute leçon d’insoumission. Ce refus vivace de toute forme de censure…
Il y a quelques jours, en réponse à l’envoi de Sade épouse Sade, Michel Nuridsany vient de m’écrire un mail où il se souvenait qu’Alain Fleisher ayant envisagé de réaliser un film sur Sade, il lui avait demandé en riant : « Est-ce que tu vas les faire parler avec l’accent provençal ? ». Dans la même lettre, Michel évoque sa participation à une mise en scène de La philosophie dans le boudoir par Nicolas Bataille, pièce jouée quatre ou cinq fois dans les caves de la Grande Sèverine avant d’être interdite sur ordre du préfet Maurice Papon…. Et il précise (détail intéressant) que c’est Maurice Girodias qui était à l’époque propriétaire de la grande Séverine, le même Girodias qui avait édité Valérie Solanas et son pamphlet Scum…
Le fantôme de Valérie Solanas vient ici éclairer autrement la scène et nos relectures. Comme si brutalement un sang neuf éclaboussait le corps des livres ! Moi qui suis passionnée par les bifurcations, je suis ici comblée…
Coups de dames et Chambre froide mettent au centre des réalisations plastiques – photographies de performances de Fabienne Létang dans ce dernier livre à partir desquelles se construisent les textes et dessins, prélèvements, constitution de schémas, effacement par endroits du texte de référence (un mode d’emploi) dans Coups de dames rendant ainsi de façon indissociable texte et interventions plastiques. Quels rapports entretiennent dans leur pratique écriture et dessin ?
Cette histoire de dessin est une vieille histoire. Très tôt, plutôt que désirer devenir écrivain je voulais être « artiste ». Dessiner et peindre. Mais j’étais incapable de faire tenir une pomme sur une table car j’étais maladroite. Par contre, après avoir surmonté enfant un apprentissage assez traumatique de l’écriture, j’aimais beaucoup « recopier », et la vieille punition des « 100 lignes » se transformait pour moi en un étrange plaisir qui du coup devenait transgressif. Ensuite, renonçant à l’art imitatif et simulateur du dessin, je recopiais et imitais des textes empruntés à la bibliothèque des nonnes. D’où ma récente formule « Guenon, je singe » qui en a énervé plus d’un…
Puis il y a eu mes « cahiers », sortes de journaux de bord quasi quotidiens dont je dis encore aujourd’hui qu’ils me tiennent plutôt que je ne les tiens. J’y accumule notes, ratures, prélèvements, collages, etc. Il y a eu aussi dans les années 80 l’expérience de la revue Banana Split et l’usage intensif du montage et de la photocopieuse. Puis le travail du quatuor Manicle avec Nanni Balestrini, Jill Bennett et Jean-Jacques Viton où nos partitions vocales étaient de véritables poèmes visuels. Tout ça souterrainement a sans doute joué quand plus tard et jusqu’à aujourd’hui se sont profilé les épreuves des cancers… Je ne pouvais plus écrire ni lire durant les traitements alors je me suis mise à dessiner plus systématiquement.
Nanni Balestrini et Xavier Girard m’y ont encouragée et j’ai même fait quelques expositions. Peut-être que le dessin maintenant m’aide à écrire. Une pratique prolonge et réactive l’autre. Par exemple pendant le montage de « 111 notes pour Lacoste », je décalquais et découpais des reproductions de gravures de Thérèse philosophe et de l’histoire de Juliette… Récemment, j’ai travaillé à toute une série de dessins sur Mina Loy à partir des deux lettres effacées de son nom (Loewy= Loy) ew= we=nous…Un « nous » qui pour moi mettait en scène Djuna Barnes et Mina Loy plutôt que les incontournables Ezra Pound et Arthur Cravan.
Puis durant le confinement a commencé la grande série des « Poèmement » où étrangement la couleur est apparue… La plupart du temps j’écris et dessine à la main. La même main. Souvent sur les mêmes tables. Peut-être que mes dessins sont des sortes de résidus mouvementés de mes textes. Ou qu’ils en sont les simples dessous…

Coups de dames, réalisé à partir d’un ouvrage technique, compose par différents procédés graphiques un texte à l’intérieur du document initial. Il s’agence avec de nouvelles modalités de lecture et à l’aide de différentes opérations (dessiner, flécher, encadrer, entourer, effacer, ajouter, etc.) sur le matériau de référence. « Ce jeu présente en tout l’image de la guerre ». Quelle est la démarche mise en place précisément dans ces différentes interventions ?
Quand l’éditeur de ZA m’a proposé un livre de dessins, il était intéressé par une autre série dont il avait vu quelques éléments sur Facebook, mais je lui ai proposé « Coups de dames » qui était pour moi une sorte de poème-constellation reposant sur un champ de gravitation plutôt miné puisque ce sont des interventions à l’intérieur d’un très vieux traité de jeux de dames où sont décrits et recensés les coups.
Une méthode avec un personnage qui s’appelle Blonde et même un recensement de coups inexacts et sans solutions – que je poursuis encore aujourd’hui puisque la publication chez Za n’utilise qu’un fragment du traité, fragment choisi, monté et articulé par le dédicataire du livre, parce que je trouvais intéressant de brouiller les pistes comme les notions d’auteur. Combinaison de positions et mouvements, schémas et manières de poser les coups. Tous les coups qui n’ont pas de signataire appartiennent à Blonde. Et bien sûr le Hasard est évoqué. Pour moi, derrière Blonde il y a le miss Satin de « La dernière mode » c’est à dire Mallarmé et son coup de dé. Mais un Mallarmé mode mineur. En choisissant ce type de jeu considéré comme secondaire par rapport aux très masculins dominants jeux d’échecs ou de go je m’introduisais dans une forme de fiction-réponse au fait que chaque année des femmes meurent sous des coups… Coups donnés, coups reçus, coups tordus… Dans mes coups de dames, il y a la mémoire des suffragettes et une sorte de méditation aigre-douce sur les combats menés. Un côté Nuits de Cabiria. Rappelez-vous l’importance du parapluie de Cabiria, il ne lui servait pas qu’à se protéger de la pluie…
Mais comme vous le dites en citant une phrase du traité, « Ce jeu présente en tout l’image de la guerre » et j’ajouterais : comme le monde qu’il nous faut traverser… Ecrire-dessiner peuvent sans doute peu mais ils restent pour moi les gestes d’un combat inséparable de celui de vivre et je suis de plus en plus sensible au tragi-comique du bordel social à l’intérieur duquel nous nous trouvons tous plongés. Pourtant il faut aussi faire attention à ce qu’on écrit et Polyphonie Penthésilée ce long poème qui va sortir en mai aux éditions P.O.L éclaire étrangement le récent combat qu’il me faut mener…
Dans Sade épouse Sade, Chambre froide et Coups de dames, les femmes sont au centre de chacun de ces textes. Le prochain livre Polyphonie Penthésilée semble par son titre même poursuivre cette démarche. « Dans sentir il y a récurrence comme dans l’avenir de l’art il n’y a aucun avenir. Pour ce qui est du passé, on passera sous silence l’avortement intellectuel de siècles entiers de femmes artistes et l’infanticide des oeuvres de femmes écrivains. » (Chambre froide). Peut-on parler d’une approche et d’enjeux éminemment critiques et politiques dans chacun de ces livres ?
C’est étrange, il y a encore peu j’aurais répondu immédiatement par oui à votre question. Maintenant je me contenterais de sourire en disant « Je l’espère ».
Il se trouve que je suis née dans un corps de fille et que j’ai grandi avec un frère jumeau. J’ai donc été aux premières loges pour vérifier certaines choses. Chez les nonnes, quand j’ai dit que je voulais être écrivain on m’a dessiné une croix sur le front et on m’a conseillé de me diriger vers le secrétariat tout en me mettant en garde sur les dangers d’une vie de dactylo…Il valait mieux que je me contente d’être « une bonne mère de famille »… Un écrivain c’était un homme… Pour moi, ça a donc été une forme de guerre. Et les moments de paix, je les ai vécus comme si la guerre était fatiguée et se reposait pour mieux rebondir… Et il s’agissait essentiellement de ma langue. Comment écrire… Comment affronter le caractère redoutable de la littérature institutionnalisée par des professeurs, des spécialistes qui l’autorisent ou la renvoient à un rien….
Ici, au passage, je dois rendre hommage à mon éditeur Paul Otchakovsky-Laurens qui après avoir reçu mon premier livre par la poste a été pour moi d’un soutien sans faille…. Plus tard, bien plus tard, des auteurs comme Ursula Le Guin et plus récemment Susan Howe et Silvia Federici m’ont fait réfléchir sur ce vide dans la production d’une mémoire passée… Ce membre fantôme. L’amputation Penthésilée… C’est à partir de ça que j’essaie d’écrire tout en regardant le monde. Les souffrances du monde. Comme sa splendeur. Et nous traversons actuellement un moment historique où le monde bascule. Les rois sont nus. Mais beaucoup de monstres rugissent. Cette année qui s’ouvre fêtera les 150 ans de la Commune de Paris. Sur les barricades, Louise Michel se battait pour que les communards acceptent que les filles prostituées puissent avoir le droit d’avoir des fusils…
Liliane Giraudon, Sade épouse Sade, Al Dante/Les presses du réel, janvier 2021, 88 p., 10 € — Lire ici
Liliane Giraudon, Coups de dames, éditions ZA, novembre 2020, 64 p., 14 €
Fabienne Létang, Chambre froide, avec des textes de Liliane Giraudon, Amandine André, A.C. Hello, Al Dante/Presses du réel, janvier 2021, 96 p., 20 € — Lire ici