« J’ai cru entendre au loin le sifflement d’un train d’autrefois, noir, bestial, avec une locomotive à vapeur, pendant que Mme Maroszek me parlait comme dans un rêve. Elle disait quelque chose sur mon grand-père, sur la famille de mon grand-père, sur son appartement, sur la femme blonde qui y vivait à présent, mais je l’écoutais à peine. J’allais l’interrompre et lui demander pourquoi elle m’offrait ce cadeau si étrange, ces trois livres, quand je me suis rappelé toutes ses lettres, ses histoires écrites à la main sur du papier à en-tête de différents hôtels, de tailles et couleurs différentes, et j’ai senti que j’étais près de comprendre ou d’entrevoir quelque chose. Soit que l’important pour Mme Maroszek était d’utiliser des papiers écrits comme lieux de rencontre et de réconciliation. Ou que l’important était le papier même sur lequel l’on écrit son histoire, qu’il s’agisse d’un carnet de comptes, d’un papier à en-tête, d’un bout de papier jaune ou d’un antique parchemin de peau. Ou bien encore que l’important n’était pas d’écrire son histoire dans un livre de comptes, dans les marges d’un mauvais roman français, sur des partitions invisibles, ou sur le papier à en-tête des hôtels d’une ville ; l’important pour quelqu’un comme Mme Maroszek, n’était pas où l’on écrivait son histoire, mais qu’on l’écrive. Qu’on la raconte. Qu’on témoigne. Qu’on mette en mots notre vie entière. Même si ça devait être sur des feuilles volantes ou des papiers volés. Même s’il fallait se lever lors d’un dernier repas pour chercher un dernier papier jaune. S’il fallait la raconter anonymement ou sous un nom inventé et répertorié dans un immense registre. S’il fallait utiliser des bouts de craie blanche sur un mur noirci par la fumée. S’approprier les marges de n’importe quel autre livre. Chanter debout sur une poubelle. Se mettre à genoux et creuser un trou avec ses mains, en cachette, à côté d’un four crématoire, pour s’assurer de laisser son histoire dans le monde, ici, bien enfouie dans le monde, avant de devenir cendres. »
Eduardo Halfon, « Oh ghetto mon amour » in Signor Hoffman, Quai Voltaire, traduit de l’espagnol (Guatemala) par Albert Bensoussan, 2015, pp. 178-180.
