Gilberte présente sa fille de seize ans à Marcel qui la trouve bien belle tout en taisant son prénom. Et de s’émerveiller de ce chef-d’œuvre du temps que lui semble la jeune fille : « Le temps incolore et insaisissable s’était, pour que pour ainsi dire je puisse le voir et le toucher, matérialisé en elle et l’avait pétrie comme un chef-d’œuvre, tandis que parallèlement sur moi, hélas ! il n’avait fait que son œuvre.
Il va retrouver en sa tête et en son visage la beauté d’oiseau du père : « Elle avait les yeux profondément forés et perçants, et aussi son nez charmant légèrement avancé en forme de bec et courbé, non point comme celui de Swann, mais comme celui de Saint-Loup.
Quant au nez toutefois, la jeune fille le tiendrait de sa mère et de sa grand-mère. Mais quelle grand-mère ? Car, comme tout le monde, elle en a deux. Odette ou Madame de Marsantes ? En tout cas, Marcel en qualifie de sublime la coupure horizontale.
« Un trait aussi particulier eût fait reconnaître une statue entre des milliers, n’eût-on vu que ce trait-là, et j’admirais que la nature fût revenue à point nommé pour la petite fille, comme pour la mère, comme pour la grand’mère, donner, en grand et original sculpteur, ce puissant et décisif coup de ciseau. »
Mais voilà que, revenant à l’allure d’oiseau du paternel, Marcel en attribue la courbe au bec de Saint-Loup : « L’âme de ce Guermantes s’était évanouie ; mais la charmante tête aux yeux perçants de l’oiseau envolé était venue se poser sur les épaules de Mlle de Saint-Loup, ce qui faisait longuement rêver ceux qui avaient connu son père. »
Après avoir donné la jeune fille à Robert, à Gilberte et à Odette, puis à Robert encore, Marcel va se l’approprier in extremis par une manœuvre singulière qui n’a pas trait au physique mais à l’espérance de vie : « Je la trouvais bien belle : pleine encore d’espérances, riante, formée des années mêmes que j’avais perdues, elle ressemblait à ma jeunesse. »
Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Folio, p. 336-337.