« Ce qu’il annonce comme la suite de son récit commence par une description de la mer, qui semblait étale, mais l’altitude inchangée de l’appareil ne permettait toujours pas de discerner l’ondulation des vagues. On survolait la presqu’île à la vitesse des pèlerins, un pas à pas à peine sensible vu d’en haut, sans se rapprocher d’eux, traçant dans les airs une parallèle à leur cheminement, juste à l’aplomb du cortège, et ce qu’on voyait était des crânes nus, des capuches de toutes formes, des draperies grises ou d’un blanc souillé, corrompu, jetées sur les épaules, protégeant les nuques. On n’observait pas de couleurs vives. La file de ces malheureux s’étendait sur plusieurs centaines de mètres. En tête, des marcheurs isolés paraissaient reconnaître le terrain, non la presqu’île en soi, mais la nature même du terrain où la masse des rescapés allait traînant ses sandales ou ses pieds nus : sable ou rocher, gravier, trous d’eau. Étaient-ce des éclaireurs ? Ils agissaient en ce sens, en tout cas. Suivaient de petits groupes, dispersés plus ou moins selon les sinuosités du parcours, puis le gros de la colonne où, à son point le plus compact, les éclopés se présentaient à dix ou vingt de front, ce qui ne manquait pas de poser problème sur un sol aussi disparate, ingrat, un espace aussi restreint entre les deux bras de mer. Ils trébuchaient au coude à coude, les corps anxieux se confondaient. Tout cela faisait que la progression d’ensemble avait un caractère peu assuré, moutonnant, chancelant. Cependant, loin de se disloquer ou de se rompre, la caravane impressionnait par le côté inexorable, fatidique, de son avancée. Elle avançait, oui, allait de l’avant en dépit des embûches, et sans jamais faire halte plus de quelques instants, à l’endroit des tassements ou des chutes. On la voyait nettement gagner mètre après mètre sur la rocaille, dans la souffrance et la touffeur, mais sans flancher. »
Claude Ollier, Wanderlust et les Oxycèdres, P.O.L, 2020, pp. 87-88.