François Hartog, directeur d’études à l’EHESS, historien et en quelque sorte spécialiste du Temps, a écrit avec Chronos une espèce de roman qui narre les péripéties de l’Occident du début de l’ère chrétienne à notre très étrange aujourd’hui.
En lisant l’enquête de François Hartog, une chose frappe aussitôt. On perçoit dans l’écriture une inquiétude. Il ne s’agirait pas simplement d’une étude sur l’histoire (ou d’une synthèse des études historiques) du temps en Occident. L’auteur narrativise son objet d’étude, « Chronos » — le temps antique dont ont hérité le christianisme puis les Temps modernes — ne refoule ni le sujet ni le présent. Au contraire. Il part « à la recherche du temps perdu », interroge la « texture du présent », remonte le temps pour essayer de comprendre comment nous en sommes arrivés là. Ainsi ce post-scriptum en conclusion sur l’épidémie du Covid-19.
Les visages de Chronos sont multiples et ils se métamorphosent. Le concept de « régime d’historicité » permet à François Hartog de définir les modes d’une articulation augustinienne entre passé, présent et futur, le passage d’une époque du temps à une autre. Pour commencer, il y a le mythe, Kronos, le fils de Gaïa qui châtie son père Ouranos et dévore sa filiation pour ne pas subir le même sort. Kronos-Saturne, le temps qui dévore et qui fauche également (le Vieillard squelettique et sa faux). La philosophie a ensuite dédoublé le temps en immuable (l’éternité) et en périssable (l’humain), ou, pour le dire schématiquement en Platon et en Aristote, ce que le livre XI des Confessions d’Augustin a dramatisé. Ce dédoublement originaire est au cœur de la réflexion que déplie Hartog).
Les premiers chapitres, qui examinent le « régime chrétien d’historicité » et les manières dont le temps moderne sort du temps chrétien (i.e. en vient et le quitte), auraient pour but surtout d’éclairer les derniers chapitres, les manières cette fois dont l’époque actuelle sort du temps moderne (en vient pareillement et le quitte). Le Christianisme rompt avec l’Antiquité, la Renaissance avec le Moyen Âge, les Temps modernes avec la Renaissance, etc. On ne peut plus évidemment se satisfaire de cette frise chronologique et Hartog propose plusieurs outils conceptuels pour tenter d’en penser les différents passages : Kairos, Krisis, Présentisme, Anthropocène, pour citer les principaux. En parallèle, un dispositif plus complexe expose la mécanique chrétienne en accommodatio (accommodement de Dieu à l’homme), reformatio (réforme pour accommoder Dieu à l’homme), translatio (succession, transformation de l’ordre politique) et renovatio (renaissance de l’homme dans le Christ ou de l’Antiquité dans le Christianisme).
Kairos est l’occasion grecque, l’instant, la décision que les chrétiens ont converti en Incarnation et que les modernes ont sécularisé en Révolution. Krisis est le jugement, le Jugement dernier, la parousie ou plus littéralement la crise. Ces deux notions dialectalisent la relation à Chronos. Le présentisme est la singularité même du christianisme avec la répartition en « av. et ap. J.-C. » qui est l’éternel présent de la rédemption et que nous appréhendons aujourd’hui tout autrement en associant cette notion à l’urgence. L’anthropocène enfin est le nom que le chimiste Paul Crutzen a donné en 2000 à « l’ensemble des événements géologiques qui se sont produits depuis que les activités humaines ont une incidence globale et significative sur l’écosystème terrestre » (plus particulièrement depuis le milieu du XXe siècle).
La rupture entre le Christianisme et les Temps modernes a abouti au culte du Progrès et de l’Histoire après l’avortement de l’An I de la Révolution française. Il est en revanche plus difficile de savoir vers quelle apocalypse (Krisis) s’achemine la seconde rupture entre les Temps modernes et cette époque qui est celle de l’anthropocène. La Première Guerre mondiale, la crise de 1929, plus encore, Auschwitz et Hiroshima, ont profondément ébranlé quelque chose. La métaphore du train qui file à toute vapeur vers l’avenir pour symboliser l’optimisme de l’Histoire tourne à vide. Nous convoquons désormais plus souvent l’image du Titanic. Le pire peut-être est que nous continuons à croire au dieu Progrès, à croire que notre salvation est dans ce qui nous perd, malgré la menace climatique qui a succédé à la menace nucléaire. Il semble que nous ne soyons plus en mesure de maîtriser la financiarisation de l’économie, la course à l’innovation, l’illusion numérique, le règne de la simultanéité et de l’instantané… Chronos n’est plus qu’un présent qui dévore, fauche indistinctement. Kairos n’opère plus. Krisis répète un état de crise permanent. À propos du nouveau régime d’historicité qu’est le capitalisme, Hartog emploie le mot de « capitolocène ». L’enquête de l’historien s’arrête là, au bord du catastrophisme qui prêche l’apocalypse.
« Dès lors qu’une borne est posée, celle d’une fin possible, probable, du temps du monde, le rapport au temps change. Le présent devient aussitôt le temps qui reste, et l’urgence qui appartenait au vocabulaire du présentisme se renforce encore : elle est partout et massive. Mais pour y faire face, assènent lanceurs d’alerte et activistes, il n’y a que les “discours” et “l’inaction” des gouvernants, qu’il faut dénoncer et combattre de toutes les manières possibles, alors que “la maison brûle”, que la biodiversité se réduit à grande vitesse, que les “épisodes” météorologiques se précipitent… Le présent, qui n’est plus celui du présentisme d’autrefois, change qualitativement : il redevient le moment décisif. Ce temps chronos se charge d’une forme de kairos, alors qu’en un sens le Jugement a déjà eu lieu. Nous les humains, nous l’espèce humaine sommes coupables, et nous nous sommes condamnés nous-mêmes, mais il en est qui ont été hier et qui sont aujourd’hui plus coupables, beaucoup plus coupables que d’autres. Et la liste ne cesse de s’allonger, catastrophe après catastrophe. »
En devenant modernes, nous avons cessé d’être chrétiens. En cessant d’être modernes, nous ignorons ce que nous allons devenir. La réponse d’Hartog est une invitation à demeurer humains, à questionner nos humanités, à se saisir de Kairos (l’instant décisif) pour conjurer Krisis (le jugement dernier) et redonner à Chronos à défaut d’éternité un peu de pérennité.
François Hartog, Chronos. L’Occident aux prises avec le temps, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », octobre 2020, 344 p., 24 € 50 — Lire un extrait