Rossano Rosi : À la gloire du roman (Le Pub d’Enfield Road)

Qu’est-ce qu’un poète qui écrit des romans ? Que fait-il quand il s’appelle Rossano Rosi et qu’il est l’auteur, déjà, de trois recueils et de six romans – lus, primés, appréciés, mais de trop peu de lecteurs encore ? Comment s’y prend-il pour s’inscrire dans une tradition, celle de Raymond Queneau, très clairement, aussi bien pour le versant poétique que pour le champ romanesque? Quelle est sa stratégie pour ne pas se laisser engloutir par l’amour de ses modèles, par la tentation de la surenchère, par le découragement lié à un excès d’admiration ?

Réponse : il creuse son chemin, le sien, patiemment, jusqu’à trouver le parfait équilibre entre émulation et recherche, clin d’œil et impressions nouvelles, moments surprise et plages de reconnaissance. Le dixième livre de Rossano Rosi, qui ressemble à son protagoniste Raymond Raymont comme Vladimir Nabokov se tenait à distance du sien, Humbert Humbert, est la preuve éclatante que cette avancée méticuleuse, prudente en même temps que téméraire, est capable de produire un texte qui dépasse le clivage de la poésie et du roman.

Non pas en brouillant le fil narratif par des joliesses d’écriture ou en forçant le je ne sais quoi poétique à s’accommoder de la discipline d’un scénario en bonne et due forme, mais en écrivant un vrai roman, avec tout ce qu’Alain Robbe-Grillet aurait écarté comme périmé (un personnage, un défilé vérifiable de lieux et d’instants, le comment et pourquoi d’une psychologie accessible à tous, l’envie d’ajouter un brin de moralisme, des ouvertures sur le social, voire le sociologique) et qui se voit rehaussé ici par un travail exceptionnel – si réussi qu’il en devient par moments invisible – sur la langue, c’est-à-dire sur les mots, les phrases, les niveaux de style, l’enchaînement des scènes et des séquences, le chassé-croisé entre couches temporelles.

L’histoire même, il serait faux de la dire banale : un prof de lycée accompagne un groupe d’élèves (et quelques collègues, qu’il estime être des élèves juste un peu plus âgées) à une excursion à Londres, ville dont il garde le souvenir, trompeusement ébloui, d’un autre voyage, un peu moins scolaire lui, quarante ans auparavant. La traversée de la ville est l’occasion de plusieurs aventures minuscules mais parfaitement à même de ramener un passé qui n’existe plus et de faire réfléchir à un présent que le protagoniste « lit » aussi mal que la ville d’hier et d’aujourd’hui. Le retour à la maison, à la « vraie vie », sera un lourd réveil, du moins pour Raymond Raymont, car le lecteur, de son côté, se doutait bien que tout n’allait pas finir dans le meilleurs des mondes.

La prose de Rossano Rosi envoûte. Elle invite à savourer dans chaque phrase des tournures toujours en léger décalage par rapport à ce qu’aurait écrit soit un romancier soit un poète « pur ». Elle encourage à s’interrompre, à relire, à se poser des questions sur de possibles variantes, sans pour autant perdre la trame du récit, qui oscille habilement entre mélancolie, chagrin et humour, dans des doses sans cesse variables. Un livre de voyage, on a dit, mais dans le temps et au plus profond de soi.

Rossano Rosi, Le Pub d’Enfield Road, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, mai 2020, 176 p., 16 € — Lire un extrait