Est-ce parce que « la cabane est à la mode » que l’auteur, comme pour s’affranchir d’un certain air du temps, s’empresse de déclarer « je ne voulais pas parler de cabane » ? Reste que son livre, Habitacles, évoque bel et bien la chose en ne se privant pas, chemin faisant, de solliciter parmi d’illustres devanciers les noms de Kamo no Chōmei, Urabe Kenkō, Ludwig Wittgenstein, Adolf Loos ou Emmanuel Hocquard, qui prirent au sérieux, comme on sait, l’énigme de l’être-au-monde et celle de l’habitation terrestre. Laissons en tout cas provisoirement la « cabane » de côté pour nous attacher à l’enjeu de ce nouvel ouvrage de Jérôme Orsoni, lequel semble avoir abandonné, notons-le au passage, la veine narrative qu’on avait pu suivre avec bonheur dans ses ouvrages précédents.
Si la « cabane » n’est pas directement ce dont il s’agit dans ce bref et stimulant opus, c’est qu’une autre question d’une tout autre envergure intéresse l’auteur. Une question qui l’invite instamment, qu’il s’adonne à la course à pied ou se livre aux tâches quotidiennes, à se demander « où vivre ? », c’est-à-dire in fine « comment vivre bien ? ». Question aussi classique que redoutable, sachant qu’elle en enveloppe de surcroît plus d’une, notamment celle qui se formule ici sans détour : « comment se débarrasser de ce qui est en trop ? ». Manière de dire que l’ensemble de représentations que suppose le mot « cabane » ne pourra se comprendre qu’à partir de la reconnaissance préalable d’un désir d’allègement, lui-même condition de l’invention d’une façon singulière pour quiconque d’exister. L’affaire est d’autant plus cruciale que l’époque, en encombrant, surveillant et entravant les vies jusqu’à les empêcher, s’y oppose sans doute comme jamais.
Et l’on remarque vite au fil des pages que la singularité en question coïncide quasiment avec ce que Jérôme Orsoni, lecteur des moralistes du Grand Siècle, de Musil, d’Adorno ou des dialogues de John Cage avec Morton Feldman, n’hésite pas à nommer l’idiotie et la folie, lesquelles sont tout bonnement notre lot, faut-il le rappeler, c’est-à-dire finalement les preuves aussi vives que déconcertantes de notre absence de « qualités ». Une absence qui révèle sans fard une solitude définitive dont nous nous efforçons la plupart du temps de nier l’évidence et d’enfouir la ressource en nous tournant vers les artifices de la communication et les mirages du bazar social. Et pourtant, note finement l’auteur, comment ne pas voir que « la solitude est l’état exact du corps. Comme le vide est l’état exact de l’espace » ?
Pensé sous ce rapport, le mot « cabane » a forcément changé de sens. Exempt de toute nostalgie ou d’aspiration à ce monde d’après avec lequel on ne cesse de nous bassiner, voici qu’il désigne plus qu’un logis et bien moins qu’un refuge. Car pour Orsoni, la chose est claire et glacée comme de l’eau de source : « La cabane n’est pas jolie. La cabane n’est pas accueillante. La cabane ne nous renvoie pas à l’enfance. Elle en est au contraire la négation ». Au fond, « cabane » est à la fois l’autre nom d’une émancipation et une modalité particulière de ce que l’auteur nomme l’« habitacle ». Mais au fait, quel sens donne-t-il justement à ce mot ? Celui d’abord d’une expérimentation dont quelques verbes d’action parviennent à condenser la teneur : « Se terrer. Au lieu de se taire. Aller vivre dans une cabane. Devenir une île. Former un archipel. Essaimer. Fractionner le continent ». Que l’édifice existe donc ou pas, l’expérience qu’autorisent ces actions manifeste ce par quoi devient possible le fait d’« habiter, c’est-à-dire d’abriter la folie ». Comprise de la sorte, la « cabane » est donc moins un édifice à construire, fût-il somptueux ou modeste, moins un lieu de repli ou de réclusion, qu’une cause éminente à tenter d’approcher. Celle dont procèderait ce qui pourrait nous arriver de moins mal, sinon de mieux dans un monde à ce point chaotique et dément qu’il refuse à quiconque le droit d’être idiot pour de bonnes raisons : « Tu l’auras compris, peut-être, je ne voulais pas parler de cabane, mais d’autre chose, que permet la cabane, et l’étang, et le fjord, et le bois, et la garrigue, et n’importe quel endroit, et même le no man’s land, qu’il s’y passe quelque chose ou qu’il ne s’y passe rien ».
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Après la trilogie comprenant Des Monstres littéraires (Prix du premier recueil de nouvelles de la SGDL), Pedro Mayr et Le Feu est la flamme du feu (Actes Sud, « un endroit où aller », 2015, 2016 & 2017), sans oublier le remarquable récit romain qu’est le Voyage sur un fantôme. Rome, le scooter, et ma mère (Éditions Chemin de ronde, 2015), votre nouveau livre, Habitacles, semble indiquer que votre aventure littéraire prend désormais une nouvelle direction. Comme si l’élaboration d’intrigues et le souci narratif devaient céder la place à une ambition philosophique dont la « cabane » est le thème majeur mais surtout l’occasion d’entreprendre, à la lumière de l’époque, une réflexion d’ordre éthique. Quel est le sens de cette inflexion et comment s’est-elle imposée à vous ?
J’ai toujours été fasciné par les aphoristes, que ce soient les vivisecteurs viennois de la Joyeuse Apocalypse ou les moralistes parisiens du Grand Siècle, des philosophes comme Nietzsche, Wittgenstein ou le Adorno de Minima moralia, une écriture dense, profonde, virulente, tendue à l’extrême, dont l’intransigeance même exprime un souci du style — ou des styles plutôt parce que l’aphorisme n’est jamais uniforme, c’est tout sauf un genre littéraire, bien plutôt une exigence de précision, de clarification, un refus de renoncer à l’intelligence, une lutte permanente contre toutes les formes que prennent nos faiblesses. Et j’écris comme cela, depuis, eh bien depuis toujours, en fait, enfin depuis que je me suis mis en tête que ce n’était pas une mauvaise idée d’écrire, il y a un certain temps maintenant. Je n’avais jamais rien publié de semblable tout d’abord parce que je n’avais jamais rien écrit qui me semblât abouti, suffisamment juste et pensé pour former quelque chose comme un livre.
Ce livre-là, je pense qu’il faut le préciser, est né dans des circonstances particulières. Après la trilogie dont vous avez parlée, j’ai écrit un roman (La vie sociale), pour l’écriture duquel j’avais reçu une bourse du CNL, et qui a été refusé par tout le monde, mais absolument tout le monde, dans des conditions parfois abjectes. Or, comme je n’avais pas envie de faire un autre roman, je me suis retrouvé face à la nécessité de devoir trouver une autre idée, de devoir tout réinventer : mon rapport au monde de l’édition, mon écriture, moi. Ce que j’ai fait est très simple : après avoir beaucoup souffert et tout en continuant de (beaucoup) souffrir, je me suis mis à écrire ce livre sous la forme de cahiers. J’ai imprimé le premier de ces cahiers (deux pages A4 format paysage pliées en deux sous couverture rouge), je l’ai agrafé, et j’ai proposé à qui en voulait de l’adresser par la Poste. Moyennant, eh bien, moyennant rien du tout. Gratuitement, quoi. Vingt-cinq exemplaires ont été distribués de la sorte. Et puis, un second cahier, que cette fois j’ai adressé contre quelques euros (histoire de payer l’encre, le papier et les frais de port). J’avais prévu de faire huit cahiers au total. Mais je me suis arrêté à deux. Et c’est ensuite un peu par hasard que j’ai proposé à Abrüpt de publier l’ensemble. J’ai remanié la structure et le contenu pour parvenir à la forme actuelle du livre. Si je raconte cette histoire, qui peut sembler anecdotique, c’est pour plusieurs raisons : si ce livre obéit à des contraintes circonstancielles, il est aussi le prolongement sur un autre mode de préoccupations qui étaient les miennes dans les ouvrages précédents, mais qui n’étaient peut-être pas aussi perceptibles que dans ce livre à cause de la narration, de l’intrigue, bref de la fiction. On pouvait penser que c’étaient de jolies histoires et ne pas voir, ou ne tout simplement pas chercher à voir (il se trouve que cela arrive plus souvent qu’on ne le croit), qu’il s’agissait aussi, pour employer un mot quelque peu désuet, d’allégories. Et ce livre est ainsi une double réponse à l’état du monde : l’état du monde tel que je le trouve — impossibilité de publier ce que j’écris, nécessité de trouver une solution au problème — exprime l’état du monde tel qu’il est. Je m’explique : si je me trouve dans cette situation, c’est parce que le monde est tel qu’il est, toujours plus industrialisé, et que l’industrie hait la pensée, l’originalité, la recherche, le doute. Elle a besoin de produire des objets en série, de créer des besoins et des désirs illusoires, pas de gens qui mettent en question la sérialisation des objets, la réalité de ces besoins et désirs. Dans Habitacles, la cabane n’est pas le nom un peu simplet d’une sorte de lien retrouvé avec la nature, mais un point de départ pour explorer le monde et trouver des moyens de vivre dans un monde de plus en plus invivable. Mais le monde, si l’on y réfléchit, a toujours été invivable. Il faut toujours trouver pour soi-même, à nouveaux frais, une manière de vivre dans un monde qui ne tend pas à nous laisser vivre notre vie, mais à nous imposer des vies prêt-à-porter, des vies ready-made, dans lesquelles il faudrait se couler au point de disparaître. Celui qui ne veut pas disparaître dans une vie toute prête qu’il n’a pas conçue lui-même, mais que d’autres ont bâtie à sa place, celui-là est bien obligé de se construire un habitacle dans lequel il va pouvoir essayer de vivre, se tenir et croître. Le souci éthique est celui-là : quand même tous les problèmes techniques auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui auraient été résolus, il faudrait encore répondre à un autre problème, beaucoup plus complexe, parce que non technique : comment faire à la fin pour vivre une vie bonne, une vie qui vaille la peine d’être vécue et aussi : c’est quoi ça, une vie qui vaut la peine d’être vécue ?
Même si vous prenez soin de préciser que « la cabane n’est pas un bâtiment » mais « une attitude. Un habitacle », il n’en reste pas moins que son évocation dans ce livre a bel et bien supposé l’élaboration d’un dispositif — une construction— donnant lieu à la composition d’une suite de sept séquences. Quelle a été la genèse de ce dispositif ? L’ordre et la succession de ces séquences ont-ils été dictés par ce qu’imposait le cheminement de la pensée ?
C’est en partie lié à ce que j’expliquais à l’instant. La forme-cahier du livre : si chaque cahier suit une logique qui lui est propre (une logique qu’on peut dire thématique, et qu’annoncent de manière un peu oblique les en-têtes), le tout est ramifié. Chaque cahier fonctionne de manière interne comme l’ensemble : une phrase en appelle une autre qui en appelle une autre qui en appelle une autre, etc. jusqu’à ce qu’il semble que le sujet ait été épuisé. Et un point d’un cahier trouve un prolongement dans un autre cahier qui va développer ce point jusqu’à épuisement et ainsi de suite jusqu’à épuisement de l’ensemble. Il y a quelque chose de linéaire et de labyrinthique dans cette façon de faire : linéaire parce qu’il s’agit de suivre une idée — et même, à proprement parler, d’avoir de la suite dans les idées —, de la suivre jusqu’au bout, jusqu’à ce que l’on n’ait plus rien à dire à son sujet, jusqu’à ce que l’on en ait, temporairement du moins, fini avec elle ; et labyrinthique parce qu’on ne sait pas en commençant à écrire par où l’on va sortir ni si seulement on va s’en sortir. Le labyrinthe a un plan qui est aussi le contraire d’un plan : son plan est aussi un anti-plan, si l’on veut. Un plan doit permettre en un coup d’œil de savoir où l’on est, où l’on va et par où il faut passer. Le labyrinthe a bien un plan lui aussi, c’en est même la définition, c’est même à la forme spécifique de son plan qu’on le reconnaît au premier coup d’œil, mais il pose une énigme, qu’il faut résoudre si l’on ne veut pas mourir enfermé dedans. En ce sens, la structure, la construction, le bâti, c’est l’attitude, la démarche — l’aventure, en quelque sorte, au sens d’aller quelque part sans savoir où ni comment. Il y a plusieurs attitudes face à la vie, face aux problèmes qu’elle pose. Une attitude consiste à avoir des réponses, qu’on a apprises par cœur, qu’on a piochées de-ci de-là et qu’on est heureux de pouvoir ânonner en chœur avec tous ceux qui pensent comme soi. Et puis, il y en a une autre, qui part non de réponses, mais de l’absence de réponses, de l’absence radicale de réponses. Face à un problème, je commence toujours par me dire que je ne sais pas, que je ne sais rien — c’est tout juste si je sais parler. Et la forme de la pensée, la forme de la phase, la forme du livre, la forme part de ce rien-là, de ce manque-là pour s’inventer, se découvrir, s’élaborer. Écrire, c’est chercher quelque chose à dire tout en cherchant comment le dire. L’un et l’autre (le fond et la forme, pour le dire rapidement) sont indissociables l’un de l’autre. Ce livre pose la question de savoir comment vivre dans un monde inhabitable et cherche des éléments de réponse dans sa forme même, dans la façon même de poser la question, dans l’exploration d’espaces singuliers (la cabane de Wittgenstein, les jardins des monstres de Bomarzo, la garrigue méditerranéenne) et d’attitudes singulières (les koans des moines bouddhistes, les saillies d’Adolf Loos, les promenades ontologiques de Socrate). La réponse ne se trouve ni dans ces espaces ni dans ces attitudes, mais c’est à partir de ces espaces et de ces attitudes que l’on peut espérer trouver une réponse, une réponse qui nous convienne, une réponse qui fasse qu’on puisse aimer la vie que l’on vit.
Que le monde puisse apparaître aujourd’hui comme de moins en moins habitable, voire proprement inhabitable, n’est pas une révélation. On peut néanmoins être surpris après vous avoir lu de trouver une formule empruntée à la musique, elle-même sollicitée par Leopardi : « E poi da capo ». Contre tout fatalisme, elle nous indique sans détours qu’une reprise est non seulement imaginable mais nécessaire. Une sorte de recommencement — réforme ? révolution ? — qui pourrait nous tirer d’affaire. En êtes-vous réellement convaincu ?
Dans le Zibaldone, cette notation musicale se trouve dans un passage consacré à ce qu’on pourrait appeler la philosophie de l’histoire de Leopardi, passablement pessimiste, on s’en doute, mais qui se termine, si l’on peut dire, sur cette indication. Il y a là un geste superbe, en son genre équivalent à celui de Wittgenstein qui notait qu’on ne devrait vraiment philosopher qu’en composant des poèmes (dichten), geste qui déplace le centre de gravité de la pensée, passe d’un genre à un autre, oblige à remettre en question nos certitudes, nos habitudes, nos manières de faire héritées, acquises, sédimentées. Tout à coup, on ne sait plus très bien où l’on est, on a l’impression d’avoir été transporté dans un autre pays, inconnu, dont on ignore tout, et qu’il va falloir arpenter. N’est-ce pas magnifique ? Voilà pour la partie « métathéorique », à supposer que cela veuille dire quelque chose. Quant à l’autre partie, voici ce que je crois pouvoir en dire : au début du premier livre du Gai savoir, Nietzsche fait remarquer, contre ceux qui veulent assigner à la science le but de procurer au genre humain le plus de plaisir possible, que le plaisir ne va pas sans le déplaisir, la douleur, que, quiconque souhaite maximiser sa jouissance doit être prêt en payer le prix, à savoir : une souffrance équivalente. En conclusion de cet aphorisme décapant, il esquisse l’idée qu’un jour la science fera « luire de nouvelles constellations de la joie ». Pourquoi fais-je ce détour ? Eh bien, il me semble que l’idée d’une direction de l’histoire, d’un but vers lequel elle tend inéluctablement, ou vers lequel, à force de volonté, on croit pouvoir la faire tendre pour qu’elle s’achève, et ce, quel que ce soit ce but au juste (la fin de la souffrance, de l’État, des inégalités, de la mort, du mal, que sais-je encore ?), l’idée d’une téléologie est certes séduisante parce qu’elle nous fait la promesse d’un repos bien mérité après tant d’efforts que nous aurons consentis (n’est-ce pas d’ailleurs ce qu’on nous promet toujours, inlassablement : des lendemains qui chantent, la paix universelle, et aujourd’hui même, le discours gouvernemental n’est-il pas essentiellement fondé sur cette idée qu’après des sacrifices nécessaires, les gens pourront enfin dormir tranquilles ?), mais, en un mot comme en mille, cette idée est fausse. Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y ait pas de progrès possible, que les choses ne vont pas mieux, de temps en temps, qu’on ne puisse pas faire en sorte de vivre une vie meilleure, non, au contraire, cela signifie qu’il n’y a pas de repos, pas d’apaisement, pas de paix perpétuelle. En sorte que ce re du commencement ne vient pas après-coup, après le constat que les choses, cette fois, vont très mal, beaucoup plus mal qu’auparavant et que, maintenant, il faut se dépêcher d’agir alors que, avant, ça allait, on pouvait encore attendre. Non, il faut toujours commencer, il ne faut jamais s’arrêter. Il se peut qu’on arrive au bout d’une idée (ou bien on en a fait le tour ou bien on l’a épuisée), mais on n’arrivera jamais au bout d’avoir des idées, de la nécessité d’avoir des idées, de penser ; — c’est inexorable. Nos activités — penser, écrire, composer de la musique, peindre, que sais-je ? — tout comme nos disciplines — disons, pour faire vite, l’éthique et l’esthétique — sont interminables. Il faut toujours remettre l’ouvrage sur le métier, au niveau microcosmique de l’individu qui doit faire lui-même ses propres expériences et au niveau macrocosmique du destin, du devenir de l’espèce. Tant et si bien que, lorsqu’on croit toucher au but, c’est peut-être que nos forces s’épuisent, que nous manquons de vitalité, que nous savons plus quoi faire. Comme nous ne savons plus quoi faire, nous nous arrêtons. Mais faut-il s’arrêter ? Probablement pas. Une expérience — individuelle, singulière, privée — ne remet-elle pas toujours en jeu le destin — général, universel, public — d’un peuple, d’une espèce, du monde ?
Jérôme Orsoni, Habitacles, éditions Abrüpt, août 2020, 120 p., 9 €