Bonne lecture ! Bon yoga ! Bon lithium ! : ou comment lire Yoga autrement

Yoga @ diacritik

Dans quelques années, on se souviendra de cet automne étrange au cours duquel on s’est mis à guetter furieusement les regards, les froncements de sourcils, les creux entre les yeux, le front, tout le haut du visage de tous ceux qu’on croisait dans la rue, dans le métro, au travail, pour faire face à la disparition de la bouche, des dents, des joues et de la langue. On se souviendra que tous, on s’est mis à avancer avec le visage divisé par deux, la partie haute amputée de la partie basse, et qu’on l’a fait en râlant mais aussi en faisant comme si de rien n’était, parce qu’il faut, parce qu’on ne va pas passer sa vie à réfléchir sur cette chose misérable qu’est le masque, on va pas, en plus, se laisser envahir, en plus du visage, le cerveau, le mental, l’imaginaire, le symbolique, le rituel, etc. Et donc, soyons pragmatiques, soyons constructifs, portons-nous dans l’espace, dans le temps, on avance. Et pas question non plus de se laisser aller à pleurnicher sur le temps d’avant comme de vieux bourgeois qui regrettent la qualité des vins d’antan, le goût des fraises, les bords de la Marne, etc. Non, on n’a pas de temps non plus à perdre à rêvasser et à se transformer en petits vieux avant le temps, donc, vraiment, on avance.

Pour tenir le coup du visage amputé, il y a par exemple les propos de cette coloriste coiffeuse qui nous confie que, depuis qu’elle a obligation de porter le masque, elle tousse beaucoup moins en transformant artificiellement ses clientes riches et belles en belles blondes naturelles, donc, elle, elle se réjouit : covid ou pas covid, elle ne le tombera plus le masque au salon, et elle fera ainsi face aux émanations chimiques qui détruisent depuis des années ses poumons, soyons pragmatiques, soyons constructifs, on avance. Dans la même direction et après on arrête : avec le masque qui est utile comme rempart contre le chimique dans les professions à risques, il y a aussi le masque qui protège de la pollution atmosphérique. Tous, on a découvert que les touristes asiatiques avaient en fait raison ! Ces bouts de papiers techniques qu’on appelle des « masques » filtrent les particules qui nous empoisonnent sinon tous les jours en toute impunité et avec l’aval de ceux qui nous gouvernent.

Bonne lecture !  Bon yoga ?

Avec le masque, on se souviendra peut-être moins d’autre chose, au cours de cet étrange automne 2020, et pourtant cette autre chose fonctionne tout à fait en tandem avec le masque, cette autre chose est comme son ombre portée dans un domaine tout à fait éloigné, en apparence même tout à fait étranger, que celui de la crise sanitaire, de la gouvernance des masques, de l’amputation des dents, de la bouche, de la lutte contre la pollution, etc., et cette autre chose est que, bizarrement, en cet automne 2020, en se tendant et en se recommandant un livre à lire, un manuel de cuisine, un roman, un essai, une lettre, un papier, n’importe quoi d’écrit, on a cessé de dire à l’autre  Bonne lecture ! , on s’est mis subrepticement à dire : Bon yoga ! « Tu as lu le dernier papier de Machin dans le journal Truc ? Non ? Tu devrais ! C’est du super yoga dynamique, tu en ressors, tu fais le tour du pâté de maison sur une main, si, si, je t’assure ! ». « Moi, en ce moment, je lis le dernier recueil de Chose, c’est d’un yoga admirable, une beauté des formes et du rythme, presque un salut au soleil, vraiment, c’est un vrai yogi que cet écrivain ! » Etc.

Pendant le Vieux siècle, le XIXe siècle, quand on se tendait un livre (en fait, on ne se tendait pas de livres, on se réunissait autour d’un livre), on se disait plutôt Bonne lutte ! ou Super bataille, non ? Ou encore : « En voilà une bonne description du réel ! Mords-y l’œil avec ça ! Vas-y ! » : le Vieux siècle dont je parle ici n’était pas encore devenu ce Vieux siècle vampirisé par les lectures Art pour l’Art modernistes de Flaubert de Baudelaire, c’était un Vieux siècle au cours duquel on pouvait lire un roman comme on lit un manuel d’utilisation d’un armement immatériel pour dynamiter l’ordre social. À ce propos, très vite : je pense qu’il serait utile pour chaque époque de l’histoire de réfléchir au sens du Bonne lecture ! du moment,  de réfléchir à la métamorphose du sens de ce que l’on souhaite à un ami, à des lecteurs, à des étudiants, à des enfants, à sa grand-mère, quand on lui recommande chaudement, chaleureusement, un livre à lire : anthropologie du rituel de la recommandation littéraire que je programme pour pour plus tard, là, je n’ai pas le temps, soyons pragmatique, soyons constructif, on avance.

Je pense que vous avez le sentiment d’avoir compris où je voulais en venir après mon petit préambule sur le masque, mais vous avez un peu tort : non, je ne vais pas disserter sur le masque littéraire, la littérature du masque, le sanitaire littéraire ou la pandémie yogique,  je ne vais même pas disserter sur ce que devient l’objet littéraire quand les lecteurs sont désormais masqués 10 heures par jour, quand ils ne se sont pas réfugiés dans leur maison secondaire sous les pommiers à plaindre ceux qui s’entassent dans le métro en ahanant au-dessus de leur téléphone, un téléphone comme une fenêtre qui ouvre sur un ailleurs qui aide à supporter le temps de l’ici-là, le présent, mieux que rien. « De quoi le masque est-il le nom en littérature ? » Question utile, question casse-gueule, et puis non, ce n’est pas le sujet de ce billet d’Arthémis Johnson.

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Aujourd’hui, le parapet est devenu le héros du livre

« Bon yoga » pour « Bonne lecture », donc.

Ce qui se passe en apparence : le tout thérapeutique, enfin, triomphe dans la saison médiatique littéraire. Il y avait eu des signes avant-coureurs. On s’était intéressé tout d’un coup à la réparation et à la consolation. On avait retrouvé Aristote sans le savoir ou en toute inconscience. Avec Aristote, on avait redécouvert le partage, la communauté des lecteurs qui se font du bien en lisant et en s’échangeant des livres, pas des pilules, pas du chimique, du thé-ra-peu-tique. Il y avait eu les récits de drames, incestes, viols, maltraitances, il y a désormais les récits post-drames, les récits post-incestes, post-viols, etc., maintenant, ce qui compte, c’est de se remettre et surtout comment se remettre, comment se remettre sur pied, comment redevenir pragmatique, constructif, comment avancer à nouveau, comment baiser, comment aimer, comment être et surtout comment vivre.

Avec le thérapeutique, c’est la question du comment qui prime, on fabrique désormais sa petite cabane dans sa tête et dans son corps. Dans les romans de George Sand, quand l’héroïne va mal, elle se met dans un petit coin de jardin sauvage et elle se réfugie là. Dans Flaubert, le héros court en apnée jusqu’à la Seine, il manque d’air, il veut se jeter dans la Seine, merde, il y a un parapet, il renonce. Encore avant, au Pas de l’Échelle, Rousseau s’enthousiasmait de contempler l’horreur du gouffre à l’abri derrière son parapet. « On a bordé le chemin d’un parapet pour prévenir les malheurs : cela faisait que je pouvais contempler au fond, et gagner des vertiges tout à mon aise : car ce qu’il y a de plaisant dans mon goût pour les lieux escarpés est qu’ils me font tourner la tête ; et j’aime beaucoup ce tournoiement, pourvu que je sois en sûreté. » Aujourd’hui, le parapet est devenu le héros du livre. Le parapet ou le yoga. Donc, aujourd’hui, quand je dis Bonne lecture !  à quelqu’un, je luis dis surtout Bon yoga ! ce qui signifie en réalité : Bon parapet !

Une fois posé ce cadre, il est temps maintenant d’écrire en toute honnêteté ce jugement suivant et qui est à l’origine de ce papier : Yoga, d’Emmanuel Carrère est à première vue un excellent parapet. C’est même la quintessence de l’excellence du parapet, le parapet idéal, le parapet qu’on a toujours rêvé : c’est le chouchou de tous les parapets. La force d’un bon parapet, c’est qu’il ne se préoccupe jamais de la question du pourquoi. La question de l’origine saute aussi. Ni motifs, ni raisons, ni origines. En ce sens, il est une arme de destruction massive des récits de soi, récit de vie qui le précèdent. Laurens, Angot, Delaume, et toutes leurs épigones, avait dépensé beaucoup d’énergie à nous raconter la genèse du gouffre. Récits initiatiques inversés, les genèses passaient par l’enfance, le trauma, les portraits des monstres qui avaient abîmé tout ça. Variante Metoo : Tribune de femme, car le destin de chacun est un destin collectif. Toutes, nous avons lu les slogans en papier blanc affichés sur les murs de Paris qui rendent visibles les féminicides et qui popularisent sur le mode lutte l’ensemble des récits de vie qui étaient comme des déclarations de guerre face à l’ordre social désormais ciblé en tant qu’ordre masculiniste et patriarcal oppressif. Louis, lui, de son côté, tout en changeant de nom, en bon transfuge réflexif, en avait construit une esquisse d’architecture bourdieusienne. Avec talent aussi. En réalité, il y a toutes les variantes possibles de formes des genèses qui précèdent l’intronisation littéraire du PARAPET qui se joue ces jours-derniers, en ces jours d’automne étranges et masqués que nous vivons tous.

Le yoga littéraire avec sa fonction de protection thérapeutique ne s’embarrasse plus de genèse ou de construction. Il ne s’embarrasse plus que de l’histoire de sa propre édification : Comment j’ai réussi à construire mon petit parapet, c’est cela le sous-titre de Yoga d’Emmanuel Carrère. Et on achète. Et on suit. Plus la peine de lutter, plus la peine de chercher pourquoi, il suffit désormais de se concentrer sur le comment se sauver, comment ne pas se jeter dans la Seine, comment aimer, comment, … Il s’agit de rester vivant. Le PARAPET permet de rester VIVANT. Inversement, il désigne donc une vie commune mais atomisée comme une mort, une morte vivante qu’il faut réussir à faire mourir vraiment un petit peu tous les jours en se construisant, pierre après pierre, salutation au soleil après salutation au soleil, son petit PARAPET. Il s’agit donc de se tuer et ensuite de se ressusciter. J’espère que tous les lecteurs des romans de Carrère ont compris depuis bien longtemps, comme moi qui suis une de ses lectrices régulières, qu’il était un romancier chrétien. Le Royaume, moins qu’un roman est une réflexion très sérieuse sur le christianisme. De même, la force de Yoga est d’être, déguisé en roman, une réflexion sur le thérapeutique chrétien dans un monde où on avait complétement oublié ce dernier, oublieux comme nous étions  tous depuis quelques décennies que nous allions mourir un jour, heureux d’être protégés d’un grand nombre de maladies violentes séculaires, c’était fini la peste de Londres, la variole et le choléra au temps des Romains et du récit baroque, on avait plus besoin de tout ça, il se passait en réalité qu’on ne mourait plus du tout depuis la fin du Sida. Grâce à la médecine.

Oui mais voilà, la médecine massive, providentielle, gouvernementale est en faillite. Faillite hospitalière et faillite clinique. On a recommencé à mourir. Ou si on n’avait pas arrêté de mourir – la canicule de 2003 en France, in memoriam – on avait oublié d’y penser car le petit téléphone, cette fenêtre sur l’ailleurs du métro bondé, n’en parlait pas, cela n’avait survécu à son régime d’existence qui est un régime de propagation de nouvelles tellement rapide que, très souvent, les morts meurent et passent ensuite à l’as de l’oubli. Un monsieur très bien, qui s’appelle Walter Benjamin, en a parlé en son temps, de ce nouveau type d’écriture médiatique qui renvoie le conteur et son récit d’apprentissage et d’expérience aux oubliettes mais Walter n’avait pas prévu le covid et, avec le covid, la nécessité absolue, à nouveau, de se raccrocher aux branches, toutes les branches, même celles de la littérature et même quand celle-ci prend la forme de tapis de yoga, de taï-chi, d’art martial, de méditation, de tout ce tas de choses qui depuis des années fait les meilleurs ventes en librairie rayon Épanouissement personnel mais qui, enfin, aujourd’hui, a trouvé son scribe-romancier chrétien en la personne du fils de la secrétaire perpétuelle de l’Académie française.

Le roman de la vraie fausse Vieille nouvelle

Le parapet contemporain est chrétien. En écrivant ceci, je ne souhaite pas le disqualifier. D’abord à la guerre comme à la guerre et puis tout est bon dans le cochon. Toutes les béquilles sont bonnes : à condition qu’elles ne se transforment pas en cannes. La réussite du parapet de Carrère est qu’on n’est pas certain que la canne ne triomphe pas non plus posée subrepticement comme elle est au-dessus du parapet dans un petit coin à gauche. Mais : c’est tout de même étonnant qu’aujourd’hui tout le monde se reconnaisse, ou jouisse, du compte-rendu de construction d’un parapet établi par un grand dépressif ! Qui découvre cinq ans après tout le monde que la dépression n’existe plus et que désormais être dépressif, dans la nouvelle doxa, c’est être bipolaire ! Le roman de la vraie fausse Vieille Nouvelle à la place du roman de la Bonne nouvelle, le voilà, le christianisme littéraire d’aujourd’hui. Le yoga, un parapet pour bipolaire, donc, qui allie une poétique chrétienne de l’humilitas avancée à un manuel de thérapeutique de survie bourgeoise.

Le livre est réussi car son narrateur a la décence d’en pointer explicitement le principe : le récit de la mort vivante est le récit de quelqu’un qui n’a aucun problème d’argent, il s’agit purement et simplement de survie existentielle et mentale, nue, élaborée dans les conditions d’une vie bourgeoise, très bourgeoise, même. Louis nous racontait la sortie du Nord. Carrère nous raconte l’entrée dans le Sud et il le raconte de cette manière :  mince, chez la dame qui anime l’atelier d’écriture pour migrants dans l’île de Leros, il n’y a jamais une bonne bouteille de rouge dans le réfrigérateur pour les invités ! Et c’est même pas grave que le narrateur s’en fasse l’expression ! Car, se faisant, il avoue humblement qu’il sait qu’il vit dans la prison de sa condition bourgeoise avec tous ses préjugés, sont art de vivre, etc.,… C’est une antienne dans les romans de Carrère, l’aveu de sa richesse et l’exercice subtil de contrition qui s’ensuit. Ce serait un parapet anti-populaire que Yoga, mais qui s’excuse de l’être, alors on pardonne, on est indulgent, on est avalé dans la machine chrétienne, aussi, cette machine littéraire chrétienne que produit efficacement le livre.

Une Vanité contemporaine

Ou plutôt Yoga, c’est un parapet contre-populaire. Je m’explique. Un christianisme de l’élite, cette élite qui a le temps de sombrer dans une flûte à champagne sur la terrasse d’une maison secondaire en Grèce. Certes, Comment j’ai construit mon petit parapet raconte qu’une issue possible à la mort vivante est d’aller animer un atelier d’écriture en Grèce dans un ancien hôpital psychiatrique. En gros, si je comprends bien le propos du livre, migrants, bourgeois, tous cabossés, tous morts, tous yogis, on avance, on court tous au parapet. L’égalitarisme chrétien opère un nivellement des conditions mais cette fois il l’opère sous l’égide de la dépression bi-populaire d’un membre de l’élite bourgeoise. Tous les migrants seraient des dépressifs en gros. C’est peut-être vrai, et puis toute la machine à laver du monde peut se faire rattraper par un point de vue, aussi singulier, aussi minuscule soit-il, ce point de vue du romancier à succès qui est désespéré parce qu’il a le psychique en bouillie. Emmanuel Carrère est devenu notre Roi Lear récréatif, lui-aussi, il a 3 gosses, lui aussi a du mal à les protéger. Lui aussi est aveugle. Il tient un peu du Gloucester aussi, alors. Un shakespearianisme léger et narcissique anime cette quête du petit parapet dans la prison dorée de la bourgeoisie littéraire. Je ne suis rien. Rien de rien, Moins que rien. Moins que rien, que rien, que rien, que rien. Inversement, ceux qui me ressemblent, migrants ou autres, deviennent tout, plus que tout, que tout, que tout. Yoga est une Vanité contemporaine, le récit restitue la part de l’âme, part céleste, part immatérielle, part lyrique, dans la matière de la prison-condition, elle est la fenêtre alternative à celle qu’offre le petit téléphone dans le métro pour ceux qui travaillent tous les jours, même par temps de pandémie, c’est-à-dire, essentiellement les femmes et parmi les plus précaires.

Les admiratrices et admirateurs de Stevenson se souviennent peut-être qu’il y a déjà eu dans la littérature d’aventure un célèbre yogi personnage secondaire et qui est le servant du Master of Ballantrae (un personnage terriblement sexy et maléfique). Stevenson a expliqué qu’il avait écrit tout le roman uniquement pour raconter une et une seule péripétie spectaculaire et qui est une prouesse de yogi. Cesser de respirer pendant 3 jours et mettre à profit ce temps vie suspendu comme un temps de fausse mort, pour ruser avec ses ennemis et, finalement, alors que ce sont eux les plus forts, en triompher d’eux majestueusement en revenant justement vivant d’entre les morts. Je n’en dis pas plus ici car le roman de Stevenson est tellement extraordinaire, en ce sens, vraiment, une déclaration de guerre à l’usage univoque du parapet, que je vous laisse découvrir tout seul les péripéties ultimes qui consacreront l’échec absolu et sans appel du yogi et de sa technique de respiration suspendue en tant que technique adjuvante pour triomphe de l’impossible et renouer avec la possibilité de l’avenir. Certains racontent que la résurrection du Christ est aussi yogi. Christ a arrêté de respirer sur la croix, dans sa fosse, trois jours après, la respiration est revenue. Parapet yogi ou miracle ?

Comment il est impossible de construire son petit parapet

Dans la littérature-yoga dont Emmanuel Carrère renouvelle le genre après les Évangiles, Les Misérables (Jean Valjean enterré dans sa tombe), Le Comte de Monte-Cristo (dans son cercueil, à la flotte, pour s’évader de l’Alcatraz du temps) et le Master of Ballantrae, le vrai miracle n’est pas dans le yoga et sa respiration suspendue. Le vrai miracle est dans le LITHIUM. En réalité, la méditation, le yoga, le taï-chi, tout a échoué comme dans le roman de Stevenson, suprême humilitas, le parapet construit à grands renforts de discours médiatique, est un parapet bancal, boiteux, une gigantesque faillite de l’épanouissement personnel. Le Comment j’ai réussi à construire mon petit parapet se transforme subtilement en Comment il est impossible de construire mon petit parapet. Et donc, le lithium. Dont on nous donne la posologie pharmaceutique. Un sel alcalin, il paraît. Nous sommes en 2020 et la seule chose qui peut nous aider à nous en sortir, c’est Sainte Anne, les électrochocs (diagnostic incertain à leurs propos) et la chimie. Tout ça pour ça ?

Alors quand je dis Bonne lecture !  aujourd’hui, en réalité, je dis Bon lithium ! ?  « Tu as lu le dernier lithium ? » « Ce lithium est enthousiasmant, une prose, une immersion réussie ! ». Ou plutôt, comme le yoga est un échec absolu dans le roman, si je dis à quelqu’un Bon yoga ! (toujours pour dire Bonne lecture !), en fait, je ne fais que lui souhaiter un misérable Bonne chance en sachant qu’il n’arrivera sans doute pas à s’en sortir de son problème, quel qu’il soit, dans lequel il marine. Il arrivera peut-être à distraire un loup qui s’ennuie au bord d’un lac gelé dans les entourages d’un hôtel de luxe en Suisse mais c’est tout, et c’est peu, trop peu pour recommander un tel fétiche, pas assez bénéfique. Oui, la part du maléfique a gagné dans le récit d’Emmanuel Carrère, si la solution contre la faillite de la médecine clinique et hospitalière qui soigne le grand monde, c’est la médecine singulière chimique qui ne soigne qu’une seule personne – et encore, soigner, c’est un bien grand mot –, c’est une solution minuscule. Si réussir à construire son petit parapet ne devient possible qu’à coups de lithium quotidien, c’est peut-être que ce n’est pas ce qu’il faut viser ? C’est peut-être que ce comment instauré en maître littéraire, allié comme il est à cette ambition de petit parapet personnel, est une impasse ? Ce n’est pas que c’est mal de s’intéresser à son petit parapet personnel, c’est juste que manifestement cela ne mène qu’à la chimie, c’est-à-dire à une sorte de retour en arrière psychiatrique si celui-ci ne s’accompagne pas tout de même d’autre chose, oui mais quoi ? Il semblerait qu’à ce sujet Yoga fluctue. Manifestement, c’est l’enchantement de l’amour yogi qui a déclenché la dépression – aimer, même, est miné de l’intérieur, accompagne la pourriture en mode up de la dépression clinique, le down, version in du yang, le up version off du ying. « Fini l’amour. Fini l’enchantement. » Mais le récit se clôt aussi sur le retour de l’amour, qui sauverait alors ? Lithium + Love = voilà le pharmacon bancal de Yoga, ciment bien fragile pour construire un parapet qui ne soit pas que celui d’une toute petite histoire personnelle. Dans le Vieux siècle, les barricades qui menaient d’une certaine manière aussi dans le mur, se construisaient au moins à plusieurs. Toute la rue s’y mettait. On déconstruisait une partie des immeubles personnels de la rue, même, pour construire un parapet collectif.

Le lithium : l’hostie d’aujourd’hui

Le récit du comment accouche donc d’un christianisme à visée résurrectionnelle qui nécessite pour tenir d’une béquille chimique. Notre hostie moderne à tous, celle qui nous aidera à supporter le masque, le covid, les morts, l’absence d’avenir, le surplace dans la prison ressassante de la croissance industrielle, c’est le lithium. Tous, nous vivons donc dans un grand hôpital psychiatrique à ciel ouvert, tout comme les migrants de l’île de Leros, sauf que nous, nos maisons, nos affaires, nos enfants, ne brûlent pas. Différence de taille mais qui n’empêche pas un rapprochement existentiel (chrétien, au sens fort, cf. Bossuet) des conditions. Ici, je pourrais faire un autre rapprochement un peu acrobatique, le lithium est peut-être à notre mental ce que le masque est à nos poumons ? Peut-être ? Je ne sais pas. Je passe. Joker.

En dépit de tout le plaisir, l’intérêt, l’émotion à lire le récit efficace des misérables tentatives opérées par un homme, n’importe quel homme, pour réussir à s’en sortir d’une condition psychiatrique qui le fait horriblement et inhumainement souffrir (et tout son entourage avec, si j’ai bien compris le petit roman parisien qui tourne autour du livre), il n’est pas question de se satisfaire d’un tel récit. En définitive, quand on referme Yoga, on souffle un soupir de soulagement un peu tordu, c’est encore du bénéfique magique alors, peut-être, mais d’une eau un peu trouble. « Ouf ! Je n’en suis pas encore là ! » « Pauvre gars, bon courage ! » « Tiens le coup, Emmanuel ! » C’est une solidarité un peu trop immatérielle, un peu trop distante, un peu trop nullifiée, ça nous balance dans le caritatif de lecture, caritatif de lecture dans lequel énormément, la majorité, même, des journalistes est tombée. « Alors mon petit Emmanuel racontez-nous votre calvaire parce qu’il nous fait du bien ! » C’est peu de dire que tout le monde se fout de la qualité littéraire du livre. Mais a-t-on jamais lu massivement un roman un jour pour sa qualité littéraire ? Sans doute pas, ou alors sans le savoir, cependant on aurait attendu de la critique qu’elle évite l’écueil du caritatif pour nous donner un peu plus de grain à moudre en poétique. La critique est tombée dans le piège du faux pharmacon yogi-yoga, elle s’est transformée en ces pratiquantes et ces pratiquants de yoga qui viennent tous raconter en début de cours à leur prof leurs petits bobos, cou coincé, bas du dos douloureux, raideur de justice,…. Le Maître de Yoga littéraire qui s’est institué par le truchement du narrateur (qui ne ment jamais, ou alors seulement par omission ou par obligation, c’est selon) a joué un sale tour aux critiques, il les a transformés en voyeurs ou encore Rousseaux assis confortablement derrière leur parapet à contempler le tournoiement affreux de l’écume existentielle. Si on doit parler narratologie, poétique, fable, littérature, ici, il faudra dire alors que l’art de l’anecdote et de la pirouette qui brille dans le récit est un art très ancien, un art d’historiographe de cour en lequel la précision du trait nourrit l’avancée de la chronique du Grand Moi, c’est aussi la voix qui conte, la voix qui discourt en contant, dommage que cette voix ne se délègue jamais, dommage qu’elle ne se ramifie jamais.

Tu ne seras pas mon Messie au parapet

Emmanuel ou « Dieu est parmi nous », pardon, tu ne seras pas mon Messie au parapet, à la béquille chimique, à l’échec du yoga, à l’enchantement triste de l’amour par le sexe transformé en salutation au soleil (« lente », précise le texte). La Lumière ne viendra pas par toi. Parce qu’il n’y a pas d’autre Lumière que la lumière réelle c’est-à-dire de la lumière commune. La lumière commune qui nécessite de faire le compte de toutes les loupiottes qui ne brillent pas selon un principe de brillance personnelle à soi et qui cherche à se projeter désespérément partout, sur tout le monde, sur tous, et nivelle, identifie, assimile, là où il faudrait sculpter et observer la différence et l’irréductible altérité des conditions sociales et existentielles. Et la contrition ne changera rien à l’écueil. Tant qu’on restera tous à vouloir construire notre petit parapet personnel, on aura besoin de lithium pour tenir, on se résoudra au lithium comme seule solution. C’est pratique, le lithium, ça libère des places d’hôpital, ça inhibe la réflexion d’une autre psychiatrie, ça fout à la poubelle la psychanalyse et ça permet d’aller bosser tous les jours, en d’autres termes, cela permet de vivre si on croit que vivre, résister à l’ordre social mortifère, c’est seulement sauver sa peau. Alors le lithium, oui, d’accord, mais pas que le lithium nu, ça, non ! Ou encore pas le lithium vendu sous couvert de yoga en pharmacon littéraire. Ça, c’est aux critiques que je le dis, car l’auteur de Yoga s’en tire aussi en lisant des poèmes. J’aurais préféré ça comme titre. Poème. Et alors on se dirait Bon poème !

C’est comme le masque : le masque ne protège pas tout seul. Nu, il est inefficace, il faut aussi une politique pour soutenir le masque. Poème ou Politique, c’est une architecture de la voix ou du pouvoir qui doit accompagner le pharmacon, sinon, ça marche pas, sinon, c’est vain, c’est comme demander à un magicien d’opérer sans formule et sans medium.

Yoga ne sera donc pas notre nouvelle petite fenêtre. Ou encore notre petit opium, notre nouveau petit téléphone qui brille dans la lumière jaune, chargée de poussière, du métro. On ne porte pas le même masque quand on le porte 10 heures par jour ou 10 minutes en sortant de son jardin. Quand on le met pour lutter contre une pollution chimique acceptée par tous. Quand la solution du télétravail ne marche pas. Quand on doit l’acheter ou quand il est offert par son patron. L’humaine et humble condition dont tu dessines, racontes, avec talent, le paradigme et ses paradoxes, nous a rendu un fier service en nous distrayant de la merde en cours (merci pour le fou rire de la page 226) mais je crains que sa peinture ne puisse pas faire mieux que nous distraire. Il faudrait maintenant expliquer – par loyauté envers la mission critique si mission critique il y a –  pourquoi aussi, la distraction et le fou rire sont nobles, pourquoi distraction et fou rire sont aussi nécessaires, mais je n’ai plus la place, plus le temps, il faudrait un autre papier. Sand dit que ça aide à soulever le malheur en prêtant à réfléchir et qu’on a droit aussi d’écrire comme elle, c’est-à-dire comme tout devrait être, on a le droit de s’échapper de Balzac qui en fait des tonnes dans la peinture de la misère, trop de tonnes, c’est lourd, dit-elle aussi. D’autant plus qu’en taillant un miroir déformé vers le bien, il y a peut-être aussi une chance pour que la lumière commune et réelle suive un jour, et, même minuscule, même microscopique, comment ne pas tenter cette chance ? Elle et toi avez raison de penser tout cela et il n’y a pas de sot service rendu à un lecteur ou à une lectrice mais là, je suis fatiguée, et l’idée était d’écrire une petite polémique, pas forcément une réunion des cœurs, alors ce sera pour plus tard.

Emmanuel Carrère, Yoga, P.O.L, 2020, 400 p., 22 €  — Lire un extrait