À la mi-août dans la librairie Point Virgule des éditions Dalimen à Cheragas, dans la banlieue d’Alger, quatre universitaires ont rendu hommage à Gisèle Halimi, à son parcours et à sa ténacité, chacune d’entre elles choisissant un accent particulier à mettre sur cette vie remarquable.
En ouverture Amina Azza-Bekkat, professeur de littérature, s’est attardée sur ce qui nous tient à toutes et tous à cœur : l’obsession de l’écriture qui a trouvé son point d’orgue avec la parution du dernier entretien de Gisèle Halimi avec Annick Cojean, Une farouche liberté.
Faïka Medjahed, psychanalyste, a mis en valeur la force de refus de Gisèle Halimi, accompagnée de gestes de réponse constructifs et féministes. La rencontre s’est consacrée ensuite au fait que toutes et tous connaissent en Algérie : la défense de Djamila Boupacha pendant la guerre, rappelée par Afifa Bererhi, professeure de littérature, à partir du livre édité alors. Nadia Aït-Zaï, avocate et directrice d’un centre d’information et de documentation des droits des enfants et des femmes (CIDDEF), s’est intéressée à sa trajectoire exceptionnelle de juriste et de féministe. En conclusion, Christiane Chaulet Achour rappelle quelques contributions algériennes, le regard de l’avocate sur le Camus de la guerre d’Algérie et l’importance de lire son dernier entretien.
« Écrire pour comprendre et me comprendre. Écrire, c’est pour moi savoir agir »
Les repères biographiques sur Gisèle Halimi sont bien connus ou facilement consultables. On se contentera de rappeler qu’elle est née le 27 juillet 1927 et est décédée le 28 juillet 2020, le lendemain de ses 93 ans. C’est une longue et belle vie, celle d’une avocate talentueuse et insoumise, habitée par les livres lus, appréciés et ceux qu’elle va écrire elle-même, inaugurant ses publications par celui de 1962, consacré à Djamila Boupacha. En 2011, dans son ouvrage, Histoire d’une passion, elle met en exergue une phrase éloquente : « Pour comprendre, pour me comprendre, l’écriture me fut toujours nécessité. Écrire m’a permis de reconstruire dans sa vérité l’enchaînement des faits.
Et d’exprimer quelquefois, comme dans Fritna, une souffrance ».
Gisèle Halimi tenait assez régulièrement un journal, mais c’est sur les conseils et les encouragements de Simone de Beauvoir qui en fera la préface, qu’elle signera son premier ouvrage consacré à Djamila Boupacha dont elle assura la défense ; il contient le portrait original peint par Picasso. Après ce premier texte, elle publia environ une quinzaine de titres qui décrivent ses luttes et ses engagements et expliquent aussi les éléments de sa vie. Il s’agit de ses combats, de son féminisme mais aussi, l’âge venant, de confidences plus intimes comme l’amour, la passion portée à sa première petite fille Maud surnommée Tahfouna, (en arabe tunisien, mignonne) qu’elle aimait d’une façon intense.
Son autobiographie Le Lait de l’oranger retrace ses premières années jusqu’à la mort de son père Edouard le Magnifique. La souffrance ne peut être atténuée que par l’écriture. Durant la longue agonie de celui-ci, elle alignait les mots pour construire sans doute un rempart contre la réalité. La seconde partie de l’autobiographie, Fritna, a été consacrée à sa mère qui ne l’aimait pas, dit-elle, car elle ne se reconnaissait pas en elle. Ainsi elle peut se libérer de cette souffrance.
« Dès que je me retrouve seule chez moi, j’écris. Des notes, un semblant de journal. Pourquoi ? Pour qui ? Je n’en sais rien. Il me semble mot après mot que je confectionne une série d’épitaphes. […] Pourtant, ils n’existent pas, ces mots, tout ronds posés sous mes yeux, étranges, étrangers. Aucun rapport entre eux, la mort et la mort d’Édouard. Je continue de les écrire de les parler, dans une non-réalité ».
Dans son dernier texte publié, Ne vous résignez jamais, elle insiste encore sur cette soif d’écrire : « Partout, je me suis bardée de mes blocs de papier entièrement manuscrits, et de moins en moins lisibles après m’être fracturé l’annulaire de la main droite. Plus que les autres, j’ai constamment porté en moi ces écritures. J’ai ordonné, dés-ordonné, ré-ordonné mes souvenirs, ma réflexion. Classé les fulgurances et les meurtrissures, tenté de projeter cette grande affaire de ma vie, le féminisme dans l’avenir ».
Femme aux multiples appartenances, issue d’une famille juive tunisienne, habitée par un désir profond de s’affirmer et de faire sauter toutes les barrières, elle avoue dans Le lait de l’oranger, avec cette lucidité qui plaît ou qui heurte le lecteur : « J’aimais me mettre en avant, prendre la parole, convaincre de mon point de vue ». De son vivant, on s’empare de ses déclarations pour l’encenser ou, plus souvent, la critiquer ; pour notre part, c’est l’admiration qui prédomine face à sa défense des opprimés. Elle s’engage dans tous les combats lorsqu’elle sent que le droit et la justice sont bafoués. Combats des femmes qui ont vécu dans leur chair l’agression et la violence. Ce sera le procès bien connu de Bobigny où elle obtient l’acquittement de la jeune victime de viol qui s’est faite avorter. Comme conséquence, le viol sera pénalisé.
Plus récemment, le 28 juillet 2014 dans un appel dans Le citoyen veilleur, intitulé Je ne veux pas me taire, Gisèle Halimi continue de faire entendre sa voix, fidèle à l’injonction de 2010, de Stéphane Hessel, Indignez-vous ! : « Un peuple aux mains nues – le peuple palestinien – est entrain de se faire massacrer. Une armée le tient en otage. Pourquoi ? Quelle cause défend ce peuple et que lui oppose-t-on ? J’affirme que cette cause est juste et sera reconnue comme telle dans l’histoire ».
Elle défend vaillamment ses positions sur les plateaux de télévision : « Aujourd’hui règne un silence complice, en France, pays des droits de l’homme dans tout un Occident américanisé. Je ne veux pas me taire. Je ne veux pas me résigner (…)
L’histoire jugera mais n’effacera pas le saccage – saccage des vies, saccage d’un peuple, saccage des innocents. Le monde n’a t-il pas espéré que la Shoah marquerait la fin définitive de la Barbarie ? »
Ce combat de toute sa vie, elle l’exprime en conclusion de son texte, Ne vous résignez jamais. « Pour comprendre le monde et pour le changer, le devoir de non-résignation qui a structuré ma vie apporte une clef : Il est peu de vertu plus triste que la résignation, dit Simone de Beauvoir. Elle transforme en phantasmes, en rêveries contingentes des projets qui s’étaient d’abord constitués comme volonté et comme liberté ».
Elle n’a écrit qu’un seul roman, un roman historique, La Kahina, épopée bien connue de celle qui s’opposa aux conquérants arabes. C’est un récit des origines paternelles, selon la légende familiale entretenue par son père. Eveiller le personnage historique et légendaire de la Kahina, c’est aussi proposer une métaphore de son parcours de femme libre, intelligente, indépendante, rebelle.
« J’ai toujours écrit. Ce besoin a commencé à me tarauder dès l’âge de neuf ou dix ans. Et ne m’a jamais quittée quels que soient les trop pleins de verbes, d’actions d’urgences. (…)
J’ai toujours noirci à la plume Sergent major des pages, innombrables construisant/ déconstruisant les scenarios de mes engagements. Écrire pour comprendre et me comprendre. Écrire, c’est pour moi savoir agir. (…) Écrire m’oblige à rationaliser mes choix fondamentaux. Féminisme, défense et justice, politique ».
Ce programme, énoncé en quelques mots avec la clarté qui la caractérise, elle l’a rempli en tant qu’avocate et aussi en tant que membre du mouvement Choisir, fondé avec Simone de Beauvoir en juillet 1971 peu après le « Manifeste des 343 ». En 1972 Choisir est très actif dans le soutien à la cause de Marie Claire qui a avorté, jusqu’à l’adoption de la loi sur l’interruption volontaire de grossesse et la pénalisation du viol. Plus tard, elle contribue à obtenir la loi sur la parité. Avec ce groupe, elle publie de nombreux textes dans des ouvrages collectifs qui ont pour titres des mots significatifs, La Cause des femmes (1973), Le programme commun des femmes (1978), Choisir de donner la vie (1979).
On ne peut imaginer une vie plus impliquée dans le siècle et dans le combat quotidien : défendre son indépendance, prendre part aux grands procès politiques, être arrêtée, résister, se battre. C’est ainsi que l’on peut définir son vécu. Et pourtant, en marge de toutes ces actions, elle n’a cessé d’écrire ses « fulgurances et ses meurtrissures » et de se raconter pour mieux agir. Elle nous laisse – aux femmes en particulier – un exemple de courage et de détermination.
« Ne vous résignez jamais » : se forger.
Au milieu de son enfance, en Tunisie, Gisèle Halimi affronte la discrimination. La maîtresse d’école la gifle parce qu’elle est juive. Autour d’elle, les femmes se plient sous le joug de leurs maris, elle-même devait être mariée à seize ans. Tout cela la révolte et elle l’exprime sans ambages. « La Tunisie sous protectorat français offrait une assise privilégiée à la discrimination, à l’exclusion (…) Je ne supportais pas la résignation, celle des femmes en particulier ».
Cette sensibilité à l’inégalité et à l’injustice est exceptionnelle pour son âge et, à ce titre, Gisèle Halimi est une énigme. Dans son autobiographie, Le Lait de l’oranger, elle se souvient de faits précis et de ce qu’elle a ressenti ou exprimé. Doublement pénalisée par l’antisémitisme de son institutrice mais aussi par le machisme de sa communauté, elle dénonce le sexisme enraciné dans les imaginaires chez les croyants juifs qui récitent dans leurs prières : « Béni soit l’Éternel, qui ne m’a point fait femme ». Écolière du temps de Vichy, elle ne peut se soumettre au culte rendu à Pétain dans les écoles.
On peut, à juste titre, s’interroger sur l’enracinement si précoce de son féminisme : est-ce dû à la frustration de ne pas être traitée comme ses frères ? : « Sans vraiment le savoir, je me conduisais en féministe […] je rejetais en bloc, l’éducation donnée aux filles. Je refusais d’apprendre à coudre, à laver la vaisselle, à servir les chefs – père et frères – de la maison ».
Sans doute sa mère a joué le rôle d’un contre-modèle mais elle n’est pas la seule cause. Gisèle Taïeb est entrée très jeune en conflit avec les règles qui établissaient la subordination et la soumission des femmes ; elle s’est révoltée contre l’obligation faite aux filles de servir les hommes, de se consacrer à des tâches ménagères dont ses frères étaient dispensés, contre l’indifférence qui entourait ses succès scolaires, alors que ses frères, au contraire, peu brillants à l’école, étaient chargés d’accomplir le renom familial. Que les filles soient réduites au mariage et à la maternité l’a révoltée. La voie des études était la voie royale et elle l’a empruntée avec succès malgré toutes les difficultés.
On est tentée, pour éclairer l’énigme Gisèle Halimi, d’emprunter à Freud la notion de narcissisme. En effet, cet amour de soi indispensable à tout enfant constitue un passage obligatoire qui structure sa personnalité et sa sexualité, avant que cet amour ne se porte sur un objet extérieur. On peut aussi solliciter le complexe d’Œdipe qui, chez elle, se tourne vers l’image paternelle mais aussi le grand-père paternel qui lui offre l’image manquante, celle du personnage mythique de la Kahina :
« Mon grand-père paternel me racontait souvent par bribes, l’épopée de la Kahina. Cette femme qui chevauchait à la tête de ses armées, les cheveux couleur de miel lui coulant jusqu’aux reins, vêtue d’une tenue rouge — enfant, je l’imaginais ainsi — d’une grande beauté disent les historiens. Devineresse, cette passionaria berbère tint en échec les troupes du général arabe Hassan ».
Cette Kahina a tenu tête aux envahisseurs arabes qui sont venus en Afrique du Nord pour répandre les préceptes de l’Islam. Femme belle et rebelle, fille de Thabet, chef de la tribu des Djerraoua. Ce père avait voulu un fils mais c’est une fille qui est née. La déception du père a fait son effet sur la vie de la Kahina qui apprit à manier les armes et à guerroyer. Elle devint, après la mort de son père, le guide de tout un peuple.
C’est grâce donc à Baba son grand-père paternel, à son père Édouard « le magicien » et à son oncle paternel militant communiste, qu’elle a pu devenir cette Kahina des temps modernes, actrice et témoin privilégiée des événements importants de notre époque.
L’avocate de Djamila Boupacha
Dans l’ensemble de ses ouvrages, nous privilégions aujourd’hui le premier, Djamila Boupacha, co-signé avec Simone De Beauvoir, Présidente du « Comité pour Djamila Boupacha ». Le livre est édité chez Gallimard en 1962, l’année donc de l’indépendance, celle où, après la signature du cessez-le-feu, fut grâciée la moudjahida, alors condamnée à la peine capitale.
Le livre s’ouvre sur des illustrations. On découvre le portrait au crayon de Djamila Boupacha par Picasso, réalisé le 8 décembre 1961. Puis une photo de l’héroïne qui, par comparaison, a dû vraisemblablement servir de modèle au peintre. Vient ensuite des « Etudes pour un » Hommage à Djamila Boupacha » » par Robert Lapoujade, en rapport avec les sévices subis. Autre reproduction, une toile de Matta (peinture 4x3m) intitulée Djamila. Enfin un album-photo où nous faisons connaissance avec la famille Boupacha, elle-même alors aide-soignante à l’hôpital de Beni Messous, à la prison de Pau, à l’hôpital de Caen lors de sa grève de la faim. Famille élargie à Gisèle Halimi que l’on voit souriante en compagnie de ses deux garçons ; enfin Simone de Beauvoir et André Hauriou professeur de droit, les tout premiers à avoir mis en branle l’opinion publique sur le cas Boupacha.
L’ouverture du livre par le biais de l’iconographique est tout un symbole. Tous ceux ici représentés forment une seule et même famille par le lien de parenté direct étendu à Gisèle Halimi. Bien plus qu’amie, elle est véritablement la sœur aînée qui dès le départ s’est appuyée sur le concours décisif de Simone De Beauvoir aidée par André Hauriou. C’est désigner ainsi, d’entrée en matière, les protagonistes directs de l’affaire Boupacha et la force de cohésion de ce groupe.
Le cas de Djamila Boupacha a suscité l’adhésion de tous par la seule conviction et la seule opiniâtreté de son avocate qui, par ses multiples et incessants déploiements au plan juridique et auprès de l’opinion publique, a définitivement inscrit le nom de la militante dans la mémoire algérienne et à l’échelle internationale. L’éthique humaniste de Gisèle Halimi la place au-dessus de toute considération susceptible d’induire la différence entre les hommes. Plus tard, elle n’a pas hésité à se rendre en Israël pour défendre le palestinien Barghouti, figure charismatique des Palestiniens en quête de reconnaissance de leur territoire et de leurs droits : « Marwan Barghouti appartient à ces combattants de la liberté qui ont rendu l’espérance à leur peuple, comme Jean Moulin pendant l’Occupation ».
Quand Gisèle Halimi accepte de se constituer comme avocate de la défense de Djamila Boupacha, elle sait ce qu’il se passe et se pratique dans l’Algérie coloniale, puisqu’elle a déjà assuré la défense de militants algériens. Avant d’entrer dans le déroulé de son témoignage minutieux, dévoilement de sa personnalité et de son militantisme, arrêtons-nous sur le préambule / préface de Simone de Beauvoir afin de mesurer la concordance de son point de vue et de son engagement avec Gisèle Halimi.
Simone de Beauvoir se saisit de la procédure judiciaire de Djamila Boupacha pour clouer au pilori le système sévissant dans l’Algérie colonisée : « Une Algérienne de vingt-trois ans, agent de liaison du FLN, a été séquestrée, torturée, violée avec une bouteille par des militaires français : c’est banal. Depuis 1954, nous sommes tous complices d’un génocide qui, sous le nom de répression, puis de pacification, a fait plus d’un million de victimes… »
Elle poursuit par l’énumération accusatrice de faits de l’histoire coloniale. Ainsi l’arrestation de Djamila a entraîné simultanément celle de l’ensemble des membres du réseau dont Omar Belbahar, Hafiz Mourad, tous torturés. Simone de Beauvoir s’indigne de la dépendance de la justice au pouvoir militaire avec la bénédiction des autorités métropolitaines et la collaboration agissante des civils à leur service pour le bon fonctionnement des diktats fabriqués : « En Algérie – et c’est sur cette collusion que repose tout le système – juges, médecins, avocats tiennent le prévenu pour un ennemi. Il doit être condamné : la sentence est portée d’avance et la procédure ne vise qu’à en déguiser l’arbitraire ».
Des avocats, forts de leur probité intellectuelle, ont été assassinés comme Maître Pierre Popie. La conversation rapportée avec ce dernier par G. Halimi, prouve le danger permanent que courraient ces défenseurs des militants algériens.
Gisèle Halimi a démontré et fait découvrir à beaucoup de ses concitoyens que la France des droits de l’homme pouvait être aussi un mensonge. Notons que Françoise Sagan termine son texte-témoignage par cette phrase : « En 1944, on demandait à André Malraux comment définissez-vous notre époque ? Il répondit : Le temps du mensonge. Il n’est pas possible que ce soit vrai. Je n’imagine pas que les fanfares de la grandeur puissent couvrir les hurlements d’une jeune fille ».
Pour la sauvegarde de ses valeurs républicaines, il fallait dénoncer les contradictions où s’engouffrait la France. Ce qui conduit Simone de Beauvoir à conclure : « Les efforts dépensés à propos de Djamila manqueraient leur but s’ils ne devaient éveiller la révolte contre les traitements infligés à ses frères, et dont son cas ne représente qu’un exemple très ordinaire. Mais cette révolte n’aura de réalité que si elle prend la forme d’une action politique. Il n’existe qu’une alternative : ou bien vous qui pleurez si volontiers et si abondamment sur des malheurs anciens – Anne Frank ou le ghetto de Varsovie – vous vous rangez parmi les bourreaux de ceux qui souffrent aujourd’hui. Vous consentez paisiblement au martyre que subissent, en votre nom, presque sous vos yeux, des milliers de Djamila et d’Ahmed. Ou bien vous refusez non seulement certains procédés, mais la fin qui les autorise et les réclame. Vous refusez cette guerre qui ne dit pas son nom, l’armée qui, corps et âme, se nourrit de la guerre, le gouvernement qui plie devant l’armée. Et vous mettez tout en œuvre pour donner une efficacité à vos refus. Pas de troisième voie : j’espère que ce livre contribuera à vous convaincre. La vérité vous attaque de partout, vous ne pouvez plus continuer à balbutier : » Nous ne savions pas… » ; et sachant, pouvez-vous feindre d’ignorer ou vous borner à quelques inertes gémissements ?
J’espère que non ».
A la suite de cet appel à la vigilance, d’éminentes personnalités témoignent dont Jean Amrouche, Aimé Césaire, Edouard Glissant, Jean Paul Sartre, Germaine Tillion, Josette Audin, Henri Alleg, Jules Roy, Michel Leiris, pour ne citer que quelques noms qui nous sont bien familiers, parmi bien d’autres encore de notoriété établie.
Tout est rigoureusement consigné par Gisèle Halimi qui relate étape par étape le procès de Djamila Boupacha qui aura duré deux ans, de mars 1960 à mars 1962.
Interné dans le camp de Bossuet dans l’Oranie, Jamal Boupacha, frère de Djamila, saisit par courrier Gisèle Halimi qui se trouvait alors au Maroc. Il lui demande d’assurer la défense de sa sœur détenue à Barberousse, ce qu’elle accepte immédiatement. Mais pour se rendre en Algérie, on le découvre, l’avocate, dans le cadre de ses fonctions, est soumise à la délivrance d’une autorisation d’entrée et, à chaque fois, son temps de « visite » est réduit et ne lui permet pas de consulter le dossier à temps, ni même d’être présente à l’audience.
Par défaut, elle est cependant toujours parvenue à obtenir des renvois de procès jusqu’à dessaisir le parquet d’Alger de l’affaire Boupacha et obtenir que l’instruction revienne à la compétence d’une juridiction en France. Elle fait étendre aussi l’objet de l’instruction : la prévenue n’est plus seulement « poseuse de bombe » mais « torturée ». L’avocate met en lien les cas :
« A El Biar, Alleg avait souffert sa question. Audin avait été étranglé.
A El Biar, trois ans après, Djamila avait été livrée à des hommes que la certitude de l’impunité rendait plus monstrueux encore.
Entre temps, à Paris, ils étaient décorés de la Légion d’honneur ».
Le récit de la torture de Djamila avait bouleversé Gisèle Halimi : « La colère et la honte m’envahissaient. Il y avait eu, une fois de plus, crime. Et ce crime, une fois de plus, était particulièrement atroce et inexcusable. Les juges devaient en être informés. Et pas seulement les juges. La France entière devait savoir. Il le fallait pour Djamila, pour les Algériens, pour nous, pour nos silences et nos lâchetés. Pour notre honneur… »Nous les dénoncerons ! Nous déposerons une plainte. Nous les contraindrons à ouvrir une enquête ». Il faudra crier très fort… »
Le procès délocalisé n’était pas pour autant une garantie absolue de partialité. Fort heureusement la malhonnêteté n’était pas le propre de tous ceux impliqués dans l’élucidation des faits de torture. Gisèle Halimi a pu apprécier le travail scrupuleusement méthodique du juge d’instruction Philippe Chausserie-Laprée pour toucher à la vérité. Il réclame le transfert de Djamila Boupacha en France. A son arrivée, elle rejoindra successivement la prison de Fresnes, Pau, Caen.
A Alger comme en France, Gisèle Halimi est en contact permanent avec la famille de Djamila. Père et frère emprisonnés depuis la première descente musclée de la police militaire dans la maison familiale. Mère et sœur dans la tourmente, tous entrent en amitié fraternelle avec Gisèle Halimi qui honore les invitations en leur domicile si modeste.
Dans ce livre de Gisèle Halimi, les détails sont minutieusement rapportés, parce qu’ils sont tous porteurs de sens. Il faut lire l’ouvrage dans son intégralité pour pouvoir mesurer la scrupuleuse rigueur de la narration de l’auteure. Ainsi, le nom de Gisèle Halimi vient à s’inscrire dans le registre du patrimoine mémoriel de la lutte algérienne contre le colonialisme français où de nombreux Français et étrangers ont porté leur soutien à cette résistance. Un travail de recensement a été commencé par Rachid Khettab, en 2012, dans son dictionnaire, Les Amis des frères. Dictionnaire biographique des soutiens internationaux à la lutte de libération nationale algérienne, où figure une notice consacrée à Gisèle Halimi.
Une vie pleine d’enseignements et de messages
Gisèle Halimi n’a pas eu une vie professionnelle linéaire sans accrocs comme l’ont la plupart des avocats anonymes, qui, lorsqu’ils ont fini de traiter un dossier, passent à un autre. Non, sa vie a été remplie, mouvementée, pleine de rebondissements. Une vie riche en événements, en engagements, en écrits, en publications, en apparition dans les débats à la télévision affirmant ses positions politiques de gauche particulièrement lorsqu’il s’agissait de l’Algérie ou de la Palestine. Elle a été avocate du FLN, des militantes et militants algériens, en l’occurrence Djamila Boupacha, comme cela vient d’être rappelé. Avocate des grandes causes au nom de la justice et de la dignité lorsqu’il s’est agi de dépénaliser l’avortement, l’homosexualité. Des positions prises sans ambiguïté.
Il faut insister sur les messages qu’elle nous a transmis car ils sont importants pour nous citoyennes qui sommes actives dans la société civile et qui vivons ce qu’elle a vécu dans sa jeunesse jusqu’à sa rupture avec un ordre préétabli. Elle a vécu dans un milieu culturel qui n’est pas étranger au nôtre et dans lequel nous baignons encore.
Ses parents ont mis quinze jours pour déclarer sa naissance car dans son milieu à cette époque les filles n’étaient pas les bienvenues. Cela rappelle une chanson de IDIR quand il parle de sa sœur, de la femme « une bombe est née dans la maison ». Une malédiction a-t-elle dit. C’est elle qui l’affirme, cela a dû peser sur son caractère, car à 13 ans elle fait une grève de la faim pour ne plus avoir à faire le lit de son frère. Elle se révolte déjà contre sa condition féminine dont elle est victime au regard de l’amour portée par sa mère à ses frères. Première rupture. Ses parents cèdent. Première victoire. Elle combat l’injustice et quitte la Tunisie pour aller faire ses études de droit en France. Elle y découvre le racisme et la discrimination. Avocate de Djamila Boupacha, elle va se mobiliser contre la torture.
Pétrie de son expérience personnelle de lutte contre l’exploitation des femmes et leur soumission, elle déclare « la femme et la femme seule a la liberté de choisir de procréer », lorsqu’elle défend la jeune fille de quinze ans qui a avorté.
Il est vrai qu’au regard de la loi la jeune fille est condamnable car le code pénal sanctionne cet acte mais elle a su faire d’un procès ordinaire un procès politique qui a conduit au changement de loi comme elle l’a fait dans ses procès des militants du FLN en évitant la condamnation à mort à ses clients.
Maître Ksentini cite Maître Hamid Kassoul à propos de Gisèle Halimi : « le courage fait souvent le talent d’un avocat et le talent lui-même n’est jamais autre chose que l’expression d’un engagement intellectuel, sincère et sans limites ». Elle défendait alors un militant du FLN auquel elle a évité la peine de mort : le président du tribunal auquel elle avait fait une visite de courtoisie la veille du procès lui avait dit « on fait vite à l’audience car dans l’après-midi j’ai un match de tennis ». À l’audience, elle n’hésite pas à le mettre dans l’embarras en lui restituant ses propos, ce qui l’a troublé et ainsi elle a évité la peine de mort à son client.
Vigilance disait-elle, rien n’est jamais acquis.
Elle était soucieuse de la relève.
Elle a fait des ruptures, elle a dénoncé le colonialisme, l’occupation française en Algérie, la torture.
Elle a su faire d’un procès ordinaire un procès politique.
Elle était féministe.
Elle avait du talent, du courage, elle était clairvoyante.
C’est un exemple à suivre.
Cet hommage qui lui est rendu mériterait une reconnaissance de notre gouvernement en donnant son nom à un édifice, tribunal ou autre où la justice règne comme le dit Maître Ksentini pour que son nom et son engagement ne sombrent pas dans l’oubli. Avant qu’elle n’entre au Panthéon si jamais cela se décidait comme les grandes qui l’ont précédées, le nom de Gisèle Halimi va être donné à notre salle de réunion au « Ciddef, fondation pour l’égalité ».
Continuer à mieux connaître Gisèle Halimi…
Cette rencontre du 15 août 2020 n’a pas été le seul hommage rendu à cette figure majeure. On a pu prendre connaissance de la lettre que la petite fille de Djamila Boupacha a lue au nom de sa grand-mère lors des obsèques où les Algériennes et les Algériens étaient nombreux. Ainsi l’artiste peintre Mustapha Boutadjine a brandi aussi les deux portraits – graphisme-collages – qui font partie de sa galerie remarquable de femmes, réalisée en 2012 à Paris :

On peut lire aussi l’étude passionnante, publiée en 2010, de Dalila Morsly, dans un collectif, Itinéraires intellectuels entre la France et les rives sud de la Méditerranée, « Gisèle Halimi entre Tunisie, France et Algérie ». La citation d’Édouard Glissant, mise en exergue, est une belle métaphore du parcours de Gisèle Halimi : « Le poète est celui qui raccorde les beautés de son héritage aux beautés de son devenir au monde ».
Enfin, cet article qui fait la part belle au rapport de Gisèle Halimi à l’Algérie, les Algériens et les Algériens, peut se conclure par ce qu’elle nous dit d’Albert Camus, pièce maîtresse des tensions et connivences entre la France et l’Algérie. Une fois de plus, elle démontre sa capacité à se démarquer de la bien-pensance en restant, sereinement, en accord avec elle-même et ses engagements.
Dans Le Lait de l’oranger, en 1988, Gisèle Halimi parle de Camus dans le chapitre titré, « un jeune homme que la vie voulait combler ». Elle commence par évoquer son éloignement de l’écrivain au moment où il lui refuse son intervention pour obtenir la grâce d’un condamné à mort : « il semblait amorcer son grand silence sur l’Algérie : » les tueurs de femmes et d’enfants, je les méprise » ». Elle a tenté de plaider sa cause mais en vain. Camus appréciait pourtant, auparavant, qu’elle n’élève jamais le ton, l’appréciant comme une vertu de « la mesure méditerranéenne ». Elle rappelle alors leur rencontre chez l’avocat Yves Dechezelles, l’été 1956. Ses hôtes étant occupés, lorsqu’on sonne, c’est elle qui ouvre et elle se retrouve, pétrifiée, en face de Camus. Pétrifiée car elle est une grande admiratrice de L’Étranger : « ses criques blanches de soleil et les ombres tragiques de Meursault condamné pour n’avoir pas pleuré à l’enterrement de sa mère, plus que pour avoir tué ». Son enthousiasme sort Camus de sa réserve : « Oui, avoua-t-il avec une certaine chaleur, (enfin) touché, les gens comme vous et moi ressentent Meursault dans toute sa complexité… parce que nous sommes de là-bas, n’est-ce pas ? »
Au moment de partir, il lui donne une série de numéros de téléphone l’invitant à le toucher « pour certains de vos condamnés ». Elle le fait et s’engage, peu de temps après, à passer à Lourmarin le voir alors qu’elle revenait de Tunis où elle avait fait son déménagement pour s’installer à Paris. Camus la presse de passer la nuit mais elle a décidé qu’elle continuait sa route : « je retournerai à Aix où l’on m’attend. Camus sembla ne plus s’intéresser à moi, et assez peu aux débuts de la bataille d’Alger, dont je l’entretenais par bribes ».
Gisèle Halimi rappelle alors qu’en septembre 1956, le FLN lançait ses premières bombes. Elle rappelle aussi le détournement de l’avion des responsables du FLN par les autorités françaises. Les discussions entre l’avocate et l’écrivain ne sont plus possibles : « Il préféra sa mère à la justice. Ce dilemme me sembla faux, éloigné d’un homme confronté à sa liberté de militant. Sa mère, la mienne, nous mettaient en situations, comme les luttes entreprises.
Mais nos discussions tournèrent court.
Le Prix Nobel couronna un Camus dépassé, différent. Celui de la lutte contre le nazisme, de l’antifranquisme, celui qui, dans L’État de siège, explique en quelques mots simples comment tombent les dictatures : « il a toujours suffi qu’un homme surmonte sa peur et se révolte pour que leur machine commence à grincer ».
À Stockholm, en septembre 1957, se déroulèrent les cérémonies d’usage, toutes de mondanités et de confort. Quel Camus sacrait-on là-bas ? Celui des engagements passés, des constats présents ou des refus pour l’avenir ? Aux hommes qui revendiquaient leur dignité en Algérie – l’un d’entre eux l’interpella à l’université d’Uppsala où il faisait une conférence – il répondit, il répéta qu’il défendrait sa mère avant la justice.
J’avais cessé depuis quelque temps de le voir, il n’intervenait plus à l’Elysée en faveur de mes condamnés à mort algériens. […] Dans une de nos dernières discussions, il martela : « Ceux qui déposent des bombes dans les autobus n’ont rien à attendre de moi… des criminels de droit commun ».
Entre nous, la cause fut entendue ».
C’est lors d’un voyage à Cuba qu’elle apprend sa mort en janvier 1960 : « J’appris ainsi la fin absurde de l’homme qui aurait pu être, selon Sartre justement, « l’admirable conjonction d’une personne, d’une action et d’une œuvre ».
J’avais déjà perdu Meursault, Sisyphe et le Camus de la révolution permanente. Celui qui me fascinait par sa beauté, son talent, son nihilisme dépressif. L’intellectuel sensible qui portait sur ses épaules une part de nos espoirs. Et qui nous tourna le dos, à propos de l’Algérie.
L’autre, le moraliste des équilibres, je m’étais, depuis deux ans, habituée à son absence ».
Lire Gisèle Halimi, c’est accepter d’être bousculé.e dans ses représentations de personnes admirées ou de faits acceptés car ses luttes nous forment : « Elle s’est battue pourtant. Avec rage et audace, talent et panache, compétence et entêtement. Elle s’est battue tout le temps » écrit Annick Cojean dans l’introduction du dernier entretien. Elle nous transmet l’amour des connaissances qui passe nécessairement par les livres : « Je les regardais, les palpais, les humais longuement avant de leur arracher leur secret. Je savais qu’ils m’aideraient à être moi-même ».
Gisèle Halimi avec Annick Cojean, Une farouche liberté, éditions Grasset, août 2020, 14 € 90 — Lire un extrait