Billet proustien (48) : Aveux biaisés

Photo de Marcel Proust par Otto Wegener (1895, domaine public)

Tansonville encore. Gilberte y lit une nouvelle de Balzac, La Fille aux yeux d’or, récit d’une passion entre femmes. Avec l’intention, prétend-elle, de se porter à hauteur de la culture de ses oncles Guermantes. Suivra ce commentaire du roman : « “Mais c’est absurde, invraisemblable, un beau cauchemar. D’ailleurs, une femme peut, peut-être, être surveillée ainsi par une autre femme, jamais par un homme” ».

Sur quoi Marcel lui oppose une histoire de séquestration qui démarque visiblement sa propre expérience avec Albertine en la déguisant d’un style tout balzacien : « “Vous vous trompez, j’ai connu une femme qu’un homme qui l’aimait était arrivé véritablement à séquestrer ; elle ne pouvait jamais voir personne, et sortir seulement avec des serviteurs dévoués.” »

Là-dessus, Gilberte qui célèbre la bonté de son ami, lui conseille le mariage au gré de cet échange de propos : « “—vous devriez vous marier. Votre femme vous guérirait et vous feriez son bonheur. — Non, parce que j’ai trop mauvais caractère. — Quelle idée ! — Je vous assure ! J’ai, du reste, été fiancé, mais je n’ai pas pu me décider à l’épouser (et elle y a renoncé elle-même, à cause de mon caractère indécis et tracassier). »

Suit peu de temps après un autre échange entre les mêmes personnes. Et c’est encore au lesbianisme que l’on revient.  Question : Albertine aimait-elle les femmes comme Gilberte le sous-entendit naguère ?

« “Mais vous disiez autrefois qu’elle avait mauvais genre. — J’ai dit cela, moi ? vous devez vous tromper. En tout cas si je l’ai dit, mais vous faites erreur, je parlais au contraire d’amourettes avec des jeunes gens. À cet âge-là, du reste, cela n’allait probablement pas bien loin. ” ».

Et Marcel d’observer que les paroles de Gilberte : « depuis le “mauvais genre” d’autrefois jusqu’au certificat de bonne vie et mœurs d’aujourd’hui suivaient une marche inverse des affirmations d’Albertine qui avait fini presque par avouer des demi-rapports avec Gilberte. »

De quoi le même tire cette conclusion qui ne peut que lui convenir : « chez des femmes comme la fille d’Odette ou les jeunes filles de la petite bande il y a une telle diversité, un  tel cumul de goûts alternants si même ils ne sont pas simultanés, qu’elles passent aisément d’une liaison avec une femme à un grand amour pour un homme, si bien que définir le goût réel et dominant reste difficile. »

Le Temps retrouvé, chap. I, Folio, pp. 12-14.