Drapeaux arc-en-ciel, courses de camionnettes, brutalité : un Stonewall dans l’obscure Pologne ? Ces dernières semaines, les Varsoviens ont eu la surprise de voir fleurir des drapeaux arc-en-ciel un peu partout en ville. On les voyait hissés, enroulés, peints, accrochés sur les façades de hauts lieux du théâtre, de la culture, des institutions politiques mais aussi autour de statues des héros polonais, qu’ils soient guerriers, religieux, écrivains ou scientifiques.
« Du folklore LGBT bigarré », devait penser le touriste étranger pas vraiment au fait de l’actualité récente. Mais à force de flâner dans les rues brûlantes de Varsovie écrasées de canicule, le passant allait sans doute finir par croiser une étrange camionnette maculée de slogans criards et équipée de mégaphone, crachant un discours incompréhensible puisqu’en polonais. Ces camionnettes militantes répandent pourtant une parole glaçante, d’une violence inouïe et qui renvoie celui qui les croise au siècle passé, lorsqu’il était encore possible dans la plupart des pays d’Europe de proférer des monstruosités sur les homosexuels. Affrêtées par une Fondation Pro-Droit de Vivre (catholique conservatrice anti-avortement et anti-tout, en fait), les bâches recouvrant les camionnettes expliquent que le fameux (bien qu’introuvable) “Lobby LGBT” veut enseigner aux enfants de Pologne les affreuses choses suivantes : “À 4 ans, la masturbation. À 6 ans, exprimer son consentement au sexe. À 9 ans, les premières expériences de la sexualité et de l’orgasme.” Mais ces camionnettes désormais tunées en vaillants chars d’assauts de la bonne morale, assènent d’autres vérités stupéfiantes : “Les pédérastes vivent en moyenne 20 ans de moins. Les actes pédophiles ont lieu 20 fois plus fréquemment parmi les homosexuels.”
Voilà qui est dit : le bon citoyen polonais ne pourra plus ignorer la sordide réalité de ces dégoûtants homosexuels, et ne verra donc rien de mal à ce qu’on persécute ces individus louches qui mangent les enfants.
Que voulez-vous, dans la Pologne de 2021, il faut bien trouver quelque chose à haïr, puisqu’on n’a plus le droit depuis longtemps de s’en prendre aux juifs dans le pays qui connut sur son territoire le camp de concentration d’Auschwitz (Oświęcim en Polonais), et qu’il n’y a pas un noir à se mettre sous la dent, tant l’harmonie ethnique blanche et religieuse catholique règne depuis toujours. Alors ce sera les gays. Cible facile, généralement silencieuse et non-violente, habituée des persécutions et rompue à l’art de la double-vie et du cache-cache.
À y regarder de plus près, le Varsovien qui voyait passer les laides camionnettes homophobes de son balcon, avait la surprise de la voir immédiatement suivie par une voiture de la police. Et de là son légitime questionnement : dans la Pologne de 2021, la police agissait-elle en escorte protectrice et bienveillante de ces militants bolides ? Non, répondait la Police par voie officielle, il s’agissait de “monitoriser le trajet des camionnettes et de s’assurer qu’il n’y avait pas de trouble à l’ordre public”. Sage réponse rassurante mais qui laissait malgré tout un parfum d’hypocrisie et de doute. Car la coutume en Pologne est de systématiquement sortir ces malheureux homosexuels de leurs placards à chaque élection, de marcher sur leurs têtes pour gagner ces élections et détourner le regard de la population des vrais problèmes, plus criants mais plus difficilement solubles. Pratique comme tout.
Lors de la dernière campagne présidentielle de l’été 2020, courtement réélu avec 51,03% de voix, le président d’extrême-droite Andrzej Duda, s’est laissé aller à rejouer de cette vieille et redoutablement efficace ficelle en sortant l’artillerie lourde contre les homosexuels, proférant ou faisant proférer contre-vérités insultantes, désinformation, outrages en tous genres contre cette minorité, qui n’a pourtant aucun droit si ce n’est celui de se taire et de se terrer.
Pour les homosexuels polonais en 2020, approcher d’une quelconque égalité fiscale, d’une hypothétique reconnaissance légale des couples de même sexe, n’est qu’un sommet lointain et embrumé, quant au doux rêve du mariage gay, de l’adoption ou de la PMA, et bien ça restera un doux rêve à des années lumières.
Rappelons d’ailleurs que là où les homosexuels vont mal, les droits des femmes vont mal aussi : la Pologne est sur le point de restreindre drastiquement le droit à l’avortement y compris pour des motifs de graves malformations du fœtus. Accablant, à l’heure où la plupart des pays occidentaux élargissent au contraire ce droit, pour protéger les femmes de l’avortement dans l’illégalité, à l’étranger pour les plus riches, où dans des conditions sanitaires moyenâgeuses pour les plus pauvres. Ce serpent de mer, véritable obsession de l’Eglise de Pologne, presque autant que la haine anti-gay, revient depuis des décennies dans le débat public avec une régularité lassante.
La Pologne s’est illustré ces dernières années par une trouvaille qui ne peut que révulser : de nombreuses villes prises d’une rage soudaine venue de nulle part, se sont mise à se décréter “Zones LGBT-free”, c’est à dire plus ou moins officiellement fermées à toute idéologie pro-gay, comprenez “pas de pédé chez nous !”. Panneaux aux entrées des villes, déclarations tonitruantes des édiles et brouhaha homophobe dans les média. La nouvelle était si incongrue et rappelait tellement les lois antisémites ou racistes qui ont souillé l’Europe il y a 80 ans, que les journalistes et observateurs occidentaux ont longtemps cru à une farce, une fake news, un canular, jusqu’à ce que le nombre de ces villes augmente et finisse par alarmer en haut lieu comme à Bruxelles, sous la pression des associations. Pour toute réponse les instances européennes se sont courageusement drapées dans un prudent silence, bien que la Pologne soit un pays bénéficiant très largement de l’argent européen et qu’un rappel à l’ordre devrait avoir de l’effet s’il menaçait le portefeuille. Après de longs mois, Bruxelles a fini par tancer la Pologne et commencé timidement à envisager des sanctions.
En attendant, la situation des homosexuels polonais continue de moisir tranquillement. Le chanteur Belge Jacques Brel a écrit en 1956 une célèbre et poignante chanson, “Quand on n’a que l’amour (…) Pour meubler de merveilles et couvrir de soleil la laideur des faubourgs (…) Quand on n’a que l’amour pour parler aux canons et rien qu’une chanson pour convaincre un tambour.”
Pour faire face à l’obscurité et à la violence, les homosexuels polonais n’ont que l’amour. Les homosexuels polonais n’ont que l’humour.
Excédés par les absurdités homophobes et les attaques, de jeunes citoyens réagissent. Avec l’humour militant comme seule arme. Ainsi, Krzysztof Gonciarz, jeune auteur et blogueur de Cracovie, s’est piqué lui aussi de sortir sa vaillante petite camionnette et de la parer de slogan ridiculisant la propagande des véhicules homophobes, détournant ainsi la sinistre initiative à leurs dépens. “Ce que des camionnettes veulent enseigner aux enfants: à 4 ans, recracher ses repas. À 6 ans: dire des injures. À 9 ans: se rouler par terre dans les magasins”.
Mais aussi : “n’importe qui peut écrire des conneries sur une camionnette. Incroyable que ce soit légal. Stop aux conneries !” Et le voilà parti au volant dans les rues de Varsovie à la poursuite de la camionnette infernale. Les varsoviens sont pris de fous-rires lorsqu’ils voient l’affreux camion anti-gay immédiatement collé de près par la camionnette anti-camionnette-infernale: les persécuteurs deviennent persécutés et la bêtise ridiculisée par l’humour.

Un célèbre journaliste pourtant pro-gay s’est fendu d’une chronique dans laquelle il sermonnait le collectif gay “Stop aux conneries !” d’avoir osé afficher des drapeaux arcs-en-ciel dans les rues, y compris sur une statue de Jésus Christ, “Oh, quelle profanation !”, car cela choquait les catholiques pratiquants. Et qu’il convenait d’observer une “symétrie” respectueuse de part et d’autre. Trahison. Faut-il rappeler que l’Église est omniprésente et omnipotente en Pologne, jusqu’à la nausée alors que la minorité gay totalement écrasée ne dispose que de ces quelques actions symboliques et inoffensives pour alerter sur sa situation ?
Aussitôt, le magazine gay Replika a lancé un concours de photos, un appel aux citoyens à accrocher le drapeau gay partout où cela était possible, et surtout sur les symboles polonais : monuments et statuaire officielle certes, mais aussi sur les cornichons polonais, les pâtisseries typiques, les bouteilles de vodka et les passeports: “oh, quelle profanation !”
Récemment, Margot, jeune activiste gay non-binaire à l’origine du collectif “Stop aux conneries !” s’en est pris à une camionnette homophobe et l’a dégradée. Margot a alors été arrêté avec une grande férocité par la police et placé en détention pour 2 mois. Résultat immédiat, bravant la l’angoisse et la répression, des manifestations de soutien ont éclaté dans tout le pays, clamant “Margot tu n’es pas seul !”.
48 personnes ont été arrêtées avec brutalité. Les actions cependant ne faiblissent pas, rappelant les émeutes de Stonewall opposant les homosexuels à la police en juin 1969 à New York, événement fondateur des gayprides du monde entier. Désormais les média de très nombreux pays observent avec intérêt l’évolution de la condition homosexuelle en Pologne.
C’est peu. C’est déjà ça.