Dans La Deuxième Disparition de Majorana qui est une réponse au célèbre opuscule de Leonardo Sciascia, Jordi Bonells raconte comment, sous le prétexte d’une recherche pour le CNRS sur ce qu’il appelait alors « la mise en dictature du roman » et sur les trajectoires personnelles des écrivains argentins pendant la dictature militaire, il se rend à Buenos Aires pour retrouver les traces d’Ettore Majorana qui aurait vécu sous un faux nom en Amérique du Sud entre 1939 et 1976.
Au début de son enquête, lors de son premier séjour dans la ville portègne qui le fascinait depuis longtemps à cause de Marelle de Julio Cortázar et à cause de Héros et tombes d’Ernesto Sábato, lus tous les deux avec ferveur lorsqu’il était adolescent à Barcelone peu avant son départ définitif pour Paris en 1969, Jordi Bonells rencontre Abelardo Castillo, fondateur et directeur de trois des revues culturelles les plus en vue sous la junte militaire, qui vit dans une maison des années vingt du quartier de San Telmo, calle Hipólito Irigoyen, tout près de la plaza de Mayo, avec Sylvia Iparraguirre ;
celui-ci le met en contact avec Liliana Heker, une femme magnifique, d’une rare intelligence, physicienne de formation comme Ernesto Sábato et comme Ettore Majorana qu’Enrico Fermi plaçait au même rang que Galilée et Newton : passons sur ses théories du noyau ; passons sur l’antériorité de ses découvertes sur les découvertes de Werner Heisenberg : Liliana Heker lui donne rendez-vous à 13 heures au café Dorego, en plein quartier des antiquaires.
Jordi Bonells dit qu’elle a les yeux un peu globuleux, le visage arrondi et franc, et il rappelle qu’elle est l’auteur entre autres de El fin de la historia, un roman sur une militante montonera disparue sous la dictature de Videla qui finit par tomber amoureuse de son tortionnaire et par trahir les siens, et qu’elle est surtout connue pour la polémique engagée, en 1980, avec Julio Cortázar, sur l’engagement et l’exil, sur la nécessité de résister à la dictature de l’intérieur au lieu de se pavaner à distance et sans risque. Au demeurant, elle rappelait à Cortázar que, dans son cas à lui, on ne pouvait même pas parler d’exil politique, mais d’éloignement volontaire pour des raisons strictement personnelles : la littérature est un débat permanent sur la frontière qui sépare l’évasion de l’oubli, une délibération sans fin sur la lisière qui sépare la solitude de la liberté quand la solitude est l’autre nom de la violence et quand la liberté est l’autre nom de la fuite, quand l’exil est le pseudonyme de l’évasion, quand la résilience est le surnom de l’amnésie ; puis Liliana Heker raconte son enfance à Buenos Aires, évoque son père né en 1905 sur la bateau qui emmenait ses grands-parents, sa formation scientifique, le coup d’État d’Onganía, sa fascination pour un célèbre professeur qui lui a assuré un soir au café Tortoni que le seul physicien génial de la ville est un Italien qui a tout plaqué avant la Seconde Guerre mondiale, qui joue aux échecs dans le même café que Witold Gombrowicz, qui passe ses nuits à relire l’œuvre de Luigi Pirandello et qui est à présent ingénieur à la Empressa Nacional de Telecomunicaciones ; mais ce n’est pas cela que je voulais dire. La première apparition de Jordi Bonells dans ma vie, c’est lorsque Olivier L’Hostis m’a passé un service de presse de La Folie des autres à la fin de ma convalescence. Je me suis installé dans son bureau. Je ne supportais pas les effets secondaires des médicaments. Il neigeait.
Le roman de Jordi Bonells commence avec une moto abandonnée à Chartres qui ressemble à la Benelli achetée par le narrateur dans L’Esprit de la science-fiction de Roberto Bolaño, trouvée par José Arco chez un mécanicien surnommé L’Échappement qui a perdu toutes ses dents dans une bagarre et qui raconte comment Georges Perec enfant a empêché un duel à mort entre Isidore Isou et Altagor dans un quartier perdu de Paris ; il continue avec l’université de Vincennes, avec le stalinisme et le péronisme, puis il y a un très long épisode dans un asile psychiatrique à Pékin, il y a la forêt équatorienne, il y a un homme qui disparaît et j’ai dit à Olivier L’Hostis que Jordi Bonells n’existait pas ; que c’était l’hétéronyme d’un écrivain qui aimait les masques et les travestissements, qui était fasciné par l’altérité, qui était obsédé par l’aliénation. Lorsqu’il a lu La Folie des autres il a pensé lui aussi que Jordi Bonells n’existait pas ; que c’était un livre crépusculaire écrit par un homme qui en avait écrit beaucoup d’autres sous son véritable nom, ou sous un pseudonyme qui était devenu son véritable nom, comme Antoine Volodine, par exemple, ou pire encore : que c’était un manuscrit qui avait été trouvé dans le bureau d’un écrivain célèbre après sa mort, un roman d’outre-tombe, que c’était une histoire ultérieure. Quelques semaines plus tard un homme s’est présenté à la librairie ; il a dit qu’il s’appelait Jordi Bonells et qu’il avait écrit La Folie des autres. Nous ne voulions pas croire qu’un fantôme aurait fait l’effort de ressembler à un écrivain et par conséquent nous avons été obligés de convenir que Jordi Bonells était toujours vivant.
SUPPLÉMENT
Dans la quatre-vingtième livraison de la revue Alliage (culture, science, technique), fondée en 1989 par Jean-Marc Lévy-Leblond, Jordi Bonells écrit qu’en entendant à la radio le nom du village où Alexandre Grothendieck avait passé les vingt-cinq dernières années de sa vie, il s’est souvenu que son oncle Frater, fils d’anarchiste et ancien mécanicien, s’est installé, seul, au milieu de nulle part, dans une cabane d’alpage, pas loin de l’Arac, dans la commune de Soulan dans l’Ariège, et que venu lui rendre visite pendant l’été 1983 il a connu Lasserre, qui se situe à trente kilomètres à peine de sa cabane.