Dalida, « L’Italienne du Nil ». Présence de l’Egypte

Iolanda Gigliotti, dite Dalida, est née au Caire en 1933. C’est en Égypte qu’elle a débuté sa carrière d’actrice, elle a été Miss Égypte en 1954 et lorsqu’elle remporte son premier succès en 1956 en France, avec « Bambino », elle est présentée comme « l’Italienne du Nil ». Le rappel de la naissance égyptienne de Dalida n’échappe ni aux notices biographiques ni aux documentaires la concernant mais son rapport à l’Égypte n’est pas véritablement exploré.

Robert Solé a effleuré le sujet dans son ouvrage panoramique, L’Égypte passion française (1997), dans le chapitre « Les parfums de là-bas ». Le film de Lisa Azuelos (2017), diffusé le dimanche 2 août 2020 sur TF1, n’échappe pas à la règle de minimiser l’apport égyptien. C’est, en quelque sorte, pour combler ce manque qu’une spécialiste de la littérature égyptienne et de l’Égypte plus généralement, Jacqueline Jondot a récemment publié Dalida en Égypte chez Orients éditions. Universitaire, passionnée de langue arabe, elle se rend très souvent en Égypte depuis les années 1970. Enfin, notons qu’on devrait retrouver la chanteuse dans une exposition prévue à l’Institut du Monde Arabe, à partir du 27 janvier 2021, « Divas, d’Oum Kalthoum à Dalida » (27 janvier 202125 juillet 2021).

Lisa Azuelo, dans son film, a choisi un angle d’attaque construit autour du sentiment de détresse existentielle qui semble avoir habité Dalida toute sa vie, après son départ d’Égypte mais y prenant sans doute racine. Toute construction artistique se doit de faire ses choix et le spectateur partage 145mn d’échecs de vie entrecoupés de prestations artistiques, à partir d’une tentative de suicide annonçant l’ultime suicide qui met un terme à sa vie. Sur l’ensemble du film, quelques allusions à l’Égypte : on voit les rues du Caire, l’attachement de Dalida à son père, son complexe dû aux lunettes qu’elle a portées, ses échecs amoureux : Dalida est convaincue qu’elle sème les malheurs sur sa route. On la voit aussi, très rapidement, exécuter une danse orientale accompagnant la fameuse chanson « Salma ya salama ». Quelques minutes encore seront consacrées au film de Youssef Chahine : on l’entend échanger en arabe avec le petit acteur qui joue le rôle de Hassan. L’Égypte est là mais non comme un élément éclairant sa vie et déterminant, d’une certaine façon, son destin.

Divas, d’Oum Kalthoum à Dalida

La réalisation du livre-album de Jacqueline Jondot suit une tout autre trajectoire, levant le voile, documents à l’appui, sur l’origine étrangère de Dalida qui n’obtint la nationalité française qu’à 28 ans, en 1961, à la moitié de sa vie. Le premier texte de ce livre-album est dû au frère de l’artiste dont on connaît l’incessante activité pour entretenir la mémoire de la chanteuse, Bruno Gigliotti dit Orlando. Comme l’ensemble des textes qui accompagne photographies et documents, ce témoignage est donné en quatre langues : français, arabe, italien et anglais. Magnifique trouvaille pour accompagner et rendre visible le cosmopolitisme de Dalida qui, depuis son Égypte natale, a conquis une place internationale dans la variété musicale.

L’introduction proprement-dite est de Jacqueline Jondot qui justifie son projet et sa réalisation — compléter une information sur l’origine égyptienne de Dalida et son attachement à ce pays : « C’est dans ce Caire cosmopolite que différentes langues ont formé son oreille : l’italien à la maison et à l’école, l’arabe égyptien dans les rues et les commerces, l’anglais de la puissance mandataire encore très présente, le français de l’élite intellectuelle et bourgeoise, et tant d’autres encore, comme le grec ou l’arménien ». Jacqueline Jondot se souvient aussi qu’en janvier 2011, alors que la Révolution battait son plein, de son hôtel au Caire, elle entendait « Helwa ya baladi », naissance du désir de faire revire le rapport de Dalida à l’Égypte.

Tout commence par l’arrivée d’une communauté italienne en Égypte  : « Le marasme économique de la réunification puis du Risorgimento a conduit de nombreux Italiens à s’exiler. L’Égypte leur donnait un niveau de vie qu’ils n’auraient pu espérer ailleurs. Parmi ces émigrants, les grands-parents de Dalida ». Ils s’installent dans le quartier de Choubra, « cosmopolite, une petite Alexandrie, où s’installèrent de nombreux étrangers, Italiens, Grecs, Arméniens, Levantins, issus des classes moyennes qui cohabitaient harmonieusement avec les Égyptiens sans discrimination religieuse ». Tous ces rappels contextuels sont illustrés par des photos et des cartes postales bien légendées. Iolanda connut une enfance heureuse dans ce quartier et les photos égrènent ces jours heureux. Mais le ciel s’assombrit avec la Seconde Guerre mondiale : « Les Britanniques, encore tout puissants bien que l’Égypte fût nominalement indépendante, décidèrent d’interner dans des camps tous les hommes italiens qu’ils soupçonnaient de vouloir se rallier à la cause de l’axe italo-allemand ». Pietro, le père, subit cet internement dans des conditions déplorables et il ne s’en remit pas.

Scolarisée chez des religieuses italiennes, Iolanda souffre de problèmes ophtalmiques qui la poursuivront toute sa vie. Elle obtient un diplôme de secrétariat et travaille. Mais c’est le monde du spectacle qui l’attire : elle se lance dans différents concours et c’est ainsi qu’elle est élue Miss Égypte en 1954. Elle fréquente le monde du cinéma et côtoie Omar Sharif et Youssef Chahine. Elle figure en 1955 dans un premier film, Samson et Dalila de Cecil B. DeMille. Marco de Gastyne s’intéresse à elle et elle décide d’abandonner sa carrière égyptienne pour se rendre à Paris.

Cependant, de 1954 à son décès, Dalila revient régulièrement au Caire. Jacqueline Jondot sélectionne les photos qui sont en rapport avec l’Égypte. Son objectif est aussi de redonner la mémoire d’une époque disparue mais qui a bel et bien existé : « Ce livre, c’est aussi une occasion de montrer à de nombreux jeunes, notamment des chercheurs ou des universitaires égyptiens, comment leur pays était libre. Quand je leur montre Dalida en bikini léopard pour le concours de Miss Égypte, ils n’en reviennent pas » a-t-elle déclaré. « Cette Égypte était un Eldorado, pour les Italiens notamment ».

Dalida en Égypte permet aussi de mieux comprendre le rôle que Youssef Chahine offrit à Dalida, en 1986, et qu’elle interpréta magistralement dans l’adaptation du Sixième Jour d’André Chedid (1960). Youssef Chahine a éclairé ses intentions dans La Revue du cinéma en décembre 1986 : « Mais un film est un film et un roman est un roman. Andrée Chedid, qui est aussi une femme courageuse, le savait et elle m’a laissée toute la liberté qui m’était nécessaire. Le livre, qui est extrêmement intéressant, m’a fourni l’infrastructure de l’histoire, mais, pour aller en profondeur dans les personnages, Andrée Chedid m’a permis d’adapter autant que ma sensibilité me le permettait et que le sujet l’imposait ». Le cinéaste avait par ailleurs confié avoir depuis longtemps le désir d’adapter ce roman, attiré par le « montreur de singe » mais qu’il n’avait pas pu le faire alors. C’était une bonne chose car, trop jeune, il n’aurait pas pu filmer la femme, rôle principal, Saddika. Effectivement, Youssef Chahine, conserve l’anecdote essentielle – et comment ne pas y être sensible en temps de pandémie ? –, celle d’une grand-mère qui décide de soustraire son petit-fils aux autorités qui traquent les malades du choléra pour les isoler à la limite du désert, aux portes du Caire car elle est persuadée que le sixième jour se lèvera avec sa guérison. Et c’est son périple, dans la ville puis sur le Nil, que nous suivons.

Saddika est une jeune grand-mère, certainement plus jeune que celle qui est présente dans le roman. On a beaucoup dit que Dalida avait eu du mal à entrer dans ce vieillissement. Peut-être ? Toujours est-il qu’elle est magnifique dans ce dépouillement imposé par son statut et sa tenue traditionnelle. Elle discute, au début du film, avec Okka, un jeune homme de 26 ans, de leurs goûts cinématographiques très différents : elle est attirée par le mélodrame sentimental quand son jeune admirateur l’est par la comédie musicale américaine. Cette précision permet de faire de ce jeune homme le support de l’hommage rendu au cinéma, à Hollywood et à Gene Kelly.

Attardons-nous sur Saddika/Dalida. Youssef Chahine, en accord avec Andrée Chedid, a ôté à Oum Hassan son profil de « mère courage » dont le risque aurait été qu’elle ne devienne, en 1986, « un symbole intouchable de la nation égyptienne. Il l’a éclaboussée d’un bain de réel ouvertement sexué : à l’encerclement de la maladie, il a ajouté celui des hommes », comme l’a alors écrit Charles Tesson dans les Cahiers du cinéma. L’entreprise de rajeunissement redonne beauté et vigueur à la vieille femme du roman. Dans le récit, on ne la désigne que très rarement par son prénom qui est, dans le film, une constante. Dans le roman, elle est Oum Hassan, définie par sa fonction maternelle et son lien à son petit-fils ; elle est vieille, fatiguée et usée et ne retrouve ses forces que par le but qu’elle s’est fixé : « depuis la veille, son corps lui obéissait comme s’il n’avait plus d’âge ». Elle est une résurgence du mythe d’Isis avec un écho faible d’Antigone puisqu’elle veut protéger un mort contre la loi humaine.

Dalida dans Le Sixième Jour

Le choix est donc celui d’une femme plus jeune à laquelle Dalida a donné toute son aura. Serge Toubiana a souligné « ce que la beauté du personnage doit à l’interprétation de Dalida (…) donnant d’elle une image généreuse, émouvante (…). Dans le tumulte de leur relation, il y a un plan superbe où Okka, au passage, frôle Saddika et la décoiffe de son foulard noir : la chevelure blonde de Dalida apparaît, et c’est le seul plan où Chahine s’autorise à filmer la star au naturel, il est rapide comme un clin d’œil, vif comme un éclair de lumière, et on n’est pas prêt de l’oublier ».

En faisant de cette grand-mère une femme plus jeune, le cinéaste fait disparaître la gestuelle du roman : épuisement et obstination se transforment. Le monde en demi-teintes d’Andrée Chedid, le monde du silence et de la parole économe, explose avec la caméra de Chahine en un monde haut en couleurs, bruyant, où la parole est violente et prolixe. La danse d’Okka masque la marche inlassable d’Oum Hassan/Saddika. Si la mise en scène du désir a glissé du motif maternel au motif amoureux – et le choix de Dalida prend alors tout son sens –, la recherche de l’universel sous toute situation humaine chère à la romancière a été ré-ancrée, dans le film, dans un contexte égyptien plus précis (1947) avec l’apparition du Palestinien, l’intrusion des Anglais et l’exploration autre de l’espace cairote : « Chahine n’est pas un cinéaste abstrait, écrit Charles Tesson, particulièrement porté sur les symboles et les grandes métaphores. Dans Le Sixième jour, le choléra est moins l’incarnation d’un mal absolu, aux entrées multiples, qu’une ouverture sur la description d’un pays en proie au sous-développement ».

Ainsi, la même anecdote a donné lieu à l’émergence de deux regards, de deux discours parallèles, tantôt complémentaires, tantôt divergents, sur l’Égypte. La tragédie de l’humanité confrontée à la vie/mort/résurrection est remplacée par le drame d’un homme et d’une femme en recherche d’eux-mêmes dans un contexte historique daté et circonscrit. Youssef Chahine préfère une « mythologie » cinématographique à la mythologie antique. La Rose pourpre du Caire de Woody Allen peut être interprétée comme une symbolisation de l’Egypte à travers le personnage de Saddika et le sens de la dernière séquence : vers où part-elle lorsqu’elle foule, à nouveau, la terre ferme ? Dalida était le choix rêvé pour porter ce personnage et elle l’a fait superbement.

Andrée Chedid a souvent déclaré que Le Sixième jour était né d’une image qu’elle avait développée : celle d’une vieille femme poussant un enfant malade dans une charrette. Cette image n’a pas engendré la création chahinienne. Pour le cinéaste, l’éclairage majeur du  récit a été l’amour chanté, dansé, rêvé et la volonté de faire vivre la société égyptienne dans son mouvement et sa complexité. Nul doute aussi que le choix de l’actrice a influencé ce qu’il voulait donner à voir sur l’écran en un échange à trois qui est une grande réussite.

On pourrait reprendre cette appréciation du poète algérien et chroniqueur littéraire, Abdelmadjid Kaouah, à la sortie du film : « Et que pouvait-il advenir d’autre qu’un beau feu d’artifice de la rencontre de deux enfants du pays ? D’un côté la mesure, la confusion des sentiments et des apparences, de l’autre l’impétuosité lyrique poussée jusqu’à la prodigalité. Autant de traits que la magie d’un art parvenu à un degré de perfection réconcilient dans une pareille passion, toute dédiée aux gens du Nil ». Ajoutons que c’est avec le concours plus inattendu d’une troisième enfant du pays, Dalida, qui a donné la part égyptienne de sa personnalité et sa mesure tragique à ce récit.

Jacqueline Jondot, Dalida en Égypte, Orients éditions, 2020, 127 p., 11 € 90