« Subir la mort, pour moi n’est pas une souffrance. C’en eût été une, au contraire, si j’avais toléré que le corps d’un fils de ma mère n’eût pas, après sa mort, obtenu un tombeau ». Sophocle
Du clin d’œil culturel à l’interrogation approfondie du deuil, la sollicitation d’Antigone ne désarme pas.
À Paris, Virginie Despentes, le 3 juin 2020, dans sa Lettre adressée à mes amis blancs qui ne voient pas où est le problème, met en scène sa participation à une manifestation et sollicite le mythe : « Ce mardi, je me rends pour la première fois de ma vie à un rassemblement politique de plus de 80000 personnes organisé par un collectif non blanc. Cette foule n’est pas violente. Ce 2 juin 2020, pour moi, Assa Traoré est Antigone. Mais cette Antigone-là ne se laisse pas enterrer vive après avoir osé dire non. Antigone n’est plus seule. Elle a levé une armée ».

À Lomé, des universitaires lancent un appel à communication pour un colloque international début décembre 2020, « Sépultures, deuils et incarnations : la question du corps, d’Antigone à Covid-19, une approche inter/trans-disciplinaire ». Quelques éléments de leur argumentaire : « L’idée de ce colloque est née d’un projet théâtral intitulé, Antigone ou la tragédie des corps dispersés. Un metteur en scène, Gaëtan Noussouglo, et un auteur dramatique, Kossi Efoui, décident ensemble de relire Antigone sous l’angle particulier de la question des corps dispersés, privés de sépultures.
Antigone cherche à enterrer Polynice, et soulève par-là, la question du droit des morts et de celui des vivants, la question fondamentale du rituel sur les cadavres qui leur permet d’amorcer le voyage dans l’au-delà. En se révoltant contre le roi Créon, Antigone célèbre la liberté individuelle, la loi de la conscience contre la loi de l’Homme ou des dieux. Le projet n’est pas une réécriture d’Antigone, mais une appropriation, un détournement de la figure d’Antigone pour raconter la tragédie des corps dispersés. (…) Qu’est-ce qu’une paix fondée sur le refus de l’acte où s’origine toute l’humanité : le rituel funéraire? »
Indéboulonnable Antigone ! Elle m’oblige à revenir vers des créations récentes et à comprendre sa force d’interpellation. C’est, pour moi, une sorte de réconciliation car j’avais du mal à l’inclure positivement dans l’antériorité des figures emblématiques et des mythes – Isis, l’Égyptienne, la protectrice ; Médée, la Colchidienne, la Barbare ; Cassandre, la Grecque, l’inquiétante ; Shahrazade, l’Arabo-persane, la voix du désir –, figures qui obligent à outiller autrement filiations et modèles lorsqu’on veut réinscrire la question des femmes dans la culture.
Antigone était pour moi la figure un peu psycho-rigide de la vierge absolue proposée en modèle aux jeunes filles récalcitrantes au statut féminin et qui pouvaient ainsi s’accomplir sans trop déranger la cité, celle qui refusait la vie au nom d’une foi dépassant l’humaine condition, celle qui mettait son grain de sable dans le jeu du pouvoir masculin au nom d’une loi le dépassant… depuis l’Antigone de Sophocle, puis celle de Brecht ; puis la lecture de Virginia Woolf lui donnant une orientation féministe dans Trois Guinées en 1938. Et elle s’impose toujours dans les lectures d’aujourd’hui, loin de la Grèce, sous des plumes inattendues au regard d’une vision étroite des flux culturels et civilisationnels.
Les mythes anciens peuvent-ils interpeller notre présent ? La réponse d’Henry Bauchau est évidemment affirmative car les mythes aident à vivre, écrit-il : « Les mythes, et les grandes figures qu’ils animent, vivent et agissent encore en nous sans que nous le sachions. (…) Si « la poésie est partout » – ce que je crois vrai – il est naturel de parler d’Antigone à une époque qui, comme Œdipe, s’aveugle peut-être afin de devenir voyante. En un temps où, des frères ennemis – comme les siens – se détruisent dans de terribles guerres civiles. […] A la souffrance, aux mouvements souterrains qui tentent de l’arracher aux divagations de l’absurde, Antigone devait donc lancer son cri qui n’accepte pas et transmet l’intraitable espérance ».
Emanuela Cacchioli a publié, en 2017, Relectures du mythe d’Antigone dans les littératures francophones extra-européennes, thèse réalisée à Gênes sous la direction d’Ida Merello qui préface le livre. Celle-ci affirme d’emblée qu’Antigone est marquée, dès sa naissance, par « l’étoile du malheur » puisque le poids de l’inceste de Jocaste et Œdipe pèse sur toute la lignée. Il n’est pas besoin de raconter la volonté farouche de la jeune fille à accomplir le rituel funéraire pour le frère rejeté par l’oncle Créon. Le tyran ne peut accepter cette opposition à sa loi et déclenche contre la rebelle les rigueurs de la répression : Antigone ne cède pas et subit le verdict en réagissant de différentes manières selon les récits anciens. Car il y a plusieurs récits mais celui qui a forgé « le mythe d’Antigone » est, sans conteste, le récit de la pièce de Sophocle, en 441 av. J-C. Ida Merello rappelle : « autour du thème de l’inceste, qui n’est qu’aux origines, mais qui préside et détermine le déroulement de l’histoire, plusieurs thèmes sont réunis : les frères ennemis, la lutte contre le tyran, la mort de l’héroïne noble et sans tache, la douleur du fiancé innocent ».
Plusieurs explications ont été données de la fortune de ce mythe : son grand dépouillement dans le traitement d’une richesse thématique incontestable explique sans doute sa plasticité, sa capacité à être repris dans des espaces et des époques très différents. Georges Steiner en a exploré un certain nombre de reprises et de réécritures, dans Les Antigones, en 1984, analysant la diffusion exceptionnelle du mythe dans nombre de créations des pays occidentaux et affirmant la difficulté d’établir un catalogue exhaustif de tous ces textes. L’intérêt du travail d’Emanuela Cacchioli est d’étudier « des Antigones créoles et africaines » dont l’existence s’explique par la série d’oppositions que propose le mythe grec : « la liberté de l’individu contre l’état et un pouvoir inique, la jeunesse et la vieillesse, une résistance absolue et un bonheur relatif, la vertu et une loi arbitraire qui enfreint les règles élémentaires de la coexistence civile ».
La première Antigone qu’elle étudie est celle de l’écrivain haïtien Félix Morisseau-Leroy, Antigòn en Kreyol, qui adapte la pièce de Sophocle par le biais de la traduction de Leconte de Lisle, une création qui est la référence de la résurgence d’Antigone dans un roman de Dany Laferrière, Le Cri des oiseaux fous, en 1985. Emanuela Cacchioli signale qu’auparavant une autre pièce a été écrite dont le texte n’existe pas mais qui reste attestée par une mise en scène de Marie-Line Ampigny, en 1984, Une manière d’Antigone, pièce écrite par Patrick Chamoiseau en 1975. C’est ensuite l’analyse de deux Antigones africaines : l’une en anglais d’Edward Kamau Brathwaite (Ghana), Odale’s Choice, dans les années 1960 : l’autre en français de Sylvain Bemba, en 1988, Noces posthumes de Santigone.
Ce sont d’autres Antigones francophones que nous allons présenter, celles d’Assia Djebar, de Dany Laferrière et d’Henry Bauchau ainsi qu’une Antigone anglophone, d’un écrivain indo-américain, Joydeep Roy-Bhattacharya : entre 1985 et 2015, elles enrichissent la galerie des Antigones du monde.
En 1985, dans L’Amour la fantasia, son cinquième roman après un silence éditorial assez conséquent, Assia Djebar entrelace des éléments autobiographiques, des récits de la conquête française et des récits de la guerre de libération. Elle évoque, dans la troisième partie, une jeune bergère de 13 ans qui part à la recherche du corps de son frère tué au maquis, contre l’avis des siens : « La voici orpheline du frère tombé dans cette aube de l’été immobile, nouvelle Antigone pour l’adolescent étendu sur l’herbe, elle palpe de ses doigts rougis au henné, le cadavre à demi dénudé ». Des maquisards observent la jeune fille ; parmi eux, le frère du mort. La narratrice évoque la mauvaise réputation de la bergère car elle se prend, dit-on « pour un quatrième mâle, en fuyant le douar et les soldats français, au lieu de se terrer comme les autres femelles ! » Les hommes ne bougent pas et l’observent : « Elle l’a posé de profil contre une pierre. Ensuite, elle s’est tournée, pour protester, ou se convaincre ». Elle caresse « la face morte », elle pousse une plainte « comme si elle dépliait derrière elle le linceul ».
La jeune fille se hisse au rôle de seule actrice du rite du deuil, observée par le regard omniscient de la narratrice : « Bergère sortie des franges du songe et de son poudroiement, elle se sent habitée d’une gravité acérée, telle une faux en suspens dans l’étincellement de l’attente ». Longuement alors, elle pousse un cri, porteur de toutes les violences subies. Les hommes assistent à cette amplification de la protestation d’Antigone qui dessine « le cercle rituel ». Elle va jusqu’au bout de son thrène : « Raidi dans son uniforme, le maquisard s’approche, enlace sa sœur, lui frôle les cheveux ».
L’écrivaine-narratrice, omniprésente par l’inscription de sa culture tout au long de ce court chapitre, reprend la parole et le dit de la guerre : « Elle s’appelle Chérifa. Quand elle entame le récit, vingt ans après, elle n’évoque ni l’inhumation, ni un autre ensevelissement pour le frère gisant dans la rivière ». On comprend bien que la sollicitation du personnage antique n’est pas le fait de l’actrice de la guerre mais de la voix de la narration qui établit une équivalence entre le récit qu’elle enregistre vingt ans après et un motif de sa culture savante, en un clin d’œil avec son lecteur.
Le septième roman de Dany Laferrière, Le Cri des oiseaux fous, fait partie de son cycle nommé Autobiographie américaine. En 61 fragments avec une conclusion hors de ce temps du départ-fuite, le narrateur raconte les dix huit heures – de 12h à 6h du matin le lendemain –, durant lesquelles il a appris l’assassinat de son ami Gasner Raymond, la décision qu’il doit prendre de partir ou non pour échapper à la mort, les heures de déambulation pour revoir les lieux de la ville choisis comme signifiants pour lui et pour l’Haïti de 1976. Chaque fragment a un titre suivi d’une notation horaire très précise, ce procédé obligeant le lecteur à suivre, au plus près du temps écoulé, l’errance du jeune homme qui sait qu’il vit dans sa ville ses dernières heures. Hors de ce temps, les dernières pages évoquent la mort du père : « La mort de mon père. La douleur de ma mère. L’accent de l’exil. Ma vie d’homme commence ». Nous nous proposons d’esquisser la signification de l’insertion de l’Antigone de Sophocle : est-elle simple citation ornementale attestant d’un savoir lettré ou amorce de la diffusion dans le texte de significations à explorer ? Il est sûr qu’on sait très vite que la sollicitation du tragique grec n’est pas gratuite, que quelque chose se passe entre le texte ancien et la situation que vit le jeune homme. Ainsi, évoquant la volonté de ses amis de jouer la pièce, le narrateur écrit : « Ils n’entendent pas lâcher la main que nous tend, par-delà les siècles, le vieux Sophocle. Je ne comprends pas comment on peut encore parler d’authenticité quand c’est un vieil auteur qui, par l’entremise de Morisseau-Leroy, nous permet de comprendre les rapports complexes du pouvoir dans la paysannerie haïtienne. En tout cas, il a l’air d’en savoir, à propos de ma culture, beaucoup plus que moi. Peut-être qu’il n’y a pas une si grande différence entre ma culture et la sienne. Chaque fois que j’essaie de poser le problème sous cet angle, on m’accuse d’être un vendu qui refuse d’accepter la spécificité authentique de la culture haïtienne. Sommes-nous si différents des autres ? »
D’une certaine façon, le pouvoir, la violence, le conflit de générations, la force des femmes font écho, sans qu’il soit besoin d’insister pesamment, aux grands thématiques que le mythe ancien a entretenues ; mais aussi l’adaptation de la Grèce à Haïti, l’héroïsme et la mort ou la négociation et la vie ; la problématique de l’exil dont l’histoire d’Antigone est également porteuse.
Antigone est présente dès l’ouverture puisqu’une citation, qui sera reprise dans le corps du texte, est choisie comme exergue :
« Antigone – Je suis faite pour partager
L’amour, non la haine.
Créon – Descends donc là-bas et,
s’il te faut aimer à tout prix,
Aime les morts. »
C’est au 10e fragment (« Le Duel, 3h 21 ») qu’elle fait son entrée en scène. Le narrateur est au lycée de jeunes filles où ont lieu des répétitions théâtrales de Musset et d’Antigone. Musset est pour lui la quintessence de la culture française dont il est « imbibé » : il sait que ce goût de Musset détonne au moment où « la nouvelle génération veut retrouver ses racines ». Opposer Musset à Sophocle permet d’introduire le débat sur l’authenticité dont il se méfie car Haïti est dans « la période la plus noire de « l’authenticité », cette variante de l’indigénisme ». Musset est joué en français ; Antigone l’est en créole dans une traduction-adaptation de Félix Morisseau-Leroy – dont le texte dira qu’il est le « plus grand poète haïtien de langue créole ». Celui-ci l’a traduite vingt ans auparavant. Il avait fait « le pari public de prouver que le créole était une langue si complète qu’elle pouvait exprimer les sentiments puissants qui traversent l’une des œuvres les plus complexes du théâtre universel ». Or, cette pièce n’a plus été jouée depuis des années. Le narrateur donne sa première lecture d’Antigone : « L’histoire de cette ardente jeune femme qui a affirmé en face du pouvoir politique et de tous les pouvoirs que seul l’amour l’intéressait, que l’amour était au-dessus du devoir d’Etat, que l’amour est plus fort que la loi. L’amour d’une sœur pour son frère, d’une mère pour son fils, ou d’un homme pour une femme ».
Si elle n’a pas été jouée, c’est à la fois en raison de son caractère hautement subversif sous un régime dictatorial et de l’exil auquel a été contraint son auteur : « Morisseau-Leroy où qu’il soit en Afrique en ce moment (c’est un voyageur impénitent), doit être loin de se douter que des jeunes gens audacieux et passionnés, au mépris de tous les dangers, sont en train de faire revivre son Antigone. Pour nous, la référence, ce n’est pas Sophocle, mais plutôt Morisseau-Leroy qui a placé la pièce du dramaturge grec dans la paysannerie haïtienne, ce qui lui donne tout son sens pour nous. Vaudou et paysannerie sont au goût du jour. Ce sont les étudiants de troisième année qui ont découvert Antigone et l’ont imposée à M. Résil. Voilà donc que se font face, ici même au Conservatoire national, le créole et le français. Musset face à Morisseau-Leroy ».
L’échec signifierait la fin de toute création en créole. Le jour même de l’assassinat de Gasner, l’enjeu est un défi de jouer contre « Créon, le roi intraitable jusqu’à l’aveuglement ». Le second temps du fragment enchaîne sur la réalité des mécanismes de pouvoir en Haïti. Le narrateur doit quitter la ville après que sa mère lui ait procuré un passeport mais il ne doit rien dire à personne. Le lecteur a la plupart des pièces du dossier en mains et ne peut que se demander : qui est Antigone ? Gasner « le journaliste le plus aimé des gens du peuple, à cause de son caractère intrépide » ou le narrateur qui rétorque à sa mère : « Je ne peux pas me sauver seul. Je ne le pourrais tout simplement pas »? Impossible de trancher à cette étape du récit. Le titre de ce fragment, « duel », trouve ses premières explications par une série d’oppositions : Musset ≠ Sophocle via Morisseau-Leroy ; le français ≠ le créole. Mais c’est aussi : Gasner ≠ Ezéquiel et sans doute, le dictateur ≠ les jeunes gens.
Une simple allusion cinquante pages plus loin entretient la mémoire d’Antigone dans la lecture. Au 28e fragment, [« Un minimum d’inconfort, 6h 43 »], le narrateur se demande s’il n’y a pas une dimension personnelle sous toute tragédie même quand elle apparaît comme collective ? : « […] Antigone, c’est d’abord le drame personnel d’une jeune femme du nom d’Antigone. Quand un tonton macoute vous pourchasse avec un 38 à cause de vos opinions, est-ce une tragédie personnelle ou une tragédie nationale ? Qui est le plus en danger, dans une telle situation, vous ou votre pays ? ».
Une trentaine de pages de plus et le 34e fragment porte le nom de l’héroïne antique, (« Antigone, 8h 12 »). C’est en partie le récit de la soirée de représentation, sur fond de recherche de Lisa, la jeune fille dont il est amoureux. La salle est pleine, tout le monde attend la performance d’Ezéquiel. Celui-ci s’impose d’emblée dès sa première réplique qui « convient à la circonstance » et que rapporte le récit : « « Citoyens, après la tourmente qui nous a secoués, les dieux nous ont remis d’aplomb ». (…) Ezéquiel se paie même le luxe de faire un clin d’œil au public, qui hurle son bonheur ». Ezéquiel est magistral dans son rôle de chef qui lui va comme un gant : un Créon qui emporte la sympathie du public ! Evidemment, cette sympathie est à comprendre au second degré comme la mise en scène du pouvoir absolu où les Haïtiens reconnaissent Papa Doc.
Le narrateur s’attarde alors sur les transformations de la pièce antique : « Avec Morisseau-Leroy, l’action se déroule dans la paysannerie haïtienne. Dans des décors sobres à cause d’un budget très réduit : une machette au-dessus d’une porte et un sac paysan sur le mur. Créon fume une grosse pipe en terre cuite. C’est tout. Le langage est vert, direct, quoique poétique. Surtout dans la bouche de cette jeune paysanne en révolte : Antigone. Il y a aussi Hémon et Tirésias. Toute ma génération se trouve sur la scène et dans la salle. (…) Chaque fois qu’un nouveau personnage entre en scène, des cris et des hurlements l’accueillent. (…) Vraiment, il se passe quelque chose d’exceptionnel ici. D’anormal même. Je crois que c’est notre réponse à l’assassinat de Gasner. Le pouvoir s’attendait à nous voir baisser les bras. On voulait nous terroriser, nous faire peur, nous désespérer totalement. Antigone répond à notre place. La pièce n’était pas prévue à cette fin, mais c’est le propre des grands classiques de tomber toujours au bon moment. On se défoule. On rit. On applaudit. On proteste. Gasner est parmi nous. Il habite en chacun de nous. Je peux entendre sa voix rauque, sentir son énergie. Ezéquiel triomphe. Je crois que Gasner aurait applaudi Ezéquiel cette nuit, malgré le fait qu’ils se supportaient à peine ».
Au roi intolérant se substitue les jeunes princes en révolte, ses amis Gasner et Ezéquiel. Antigone n’est pas en reste et, quand elle se dresse contre Créon, elle est saluée par des « vivats, des cris, des hurlements (…) C’est un public étrange qui applaudit en même temps le bourreau et la victime. C’est peut-être notre culture. Il faut chercher là la raison d’une si longue dictature ». Revenant à la pièce, le narrateur cite une longue page du face-à-face Créon/Antigone qui se termine par les deux répliques qui avaient été mises en exergue au roman. Il enchaîne sur l’explication du délire de la salle qui comprend ce qui s’échange sur la scène : celle de l’échec de treize exilés haïtiens, venus renverser la dictature. Onze étaient morts. Duvallier avait fait fusiller les deux survivants, sur la place publique, devant les employés de l’État et les écoles publiques de la ville, en interdisant qu’on les enterre. Pendant des jours, les corps avaient pourri au soleil : « Pour écrire son histoire, Sophocle a dû assister à de pareilles scènes ». L’exhortation de Créon à Antigone prend bien tout son sens : « Aime les morts »… Il y a de nombreux morts à aimer en Haïti et autant d’exilés et, parmi les intellectuels, D. Laferrière essaime son roman de nombreux noms : F. Morisseau-Leroy, Roumain, Fanon, Jacques-Stephen Alexis, René Philoctète…
Le narrateur assiste au triomphe d’Ezéquiel et insère une autre scène opposant Créon à son fils Hémon. Il la commente : « On rêverait de voir Baby Doc se dresser ainsi devant Papa Doc ». La dernière réplique d’Hémon : « » – Il ferait beau de te voir régner sur un désert ». Papa Doc, lui, a régné sur un cimetière ». L’assimilation de Créon à Duvalier est totale. Les acteurs sont portés en triomphe. Dans la foule, quelqu’un le prend par la nuque : c’est Ezéquiel qui lui dit : « C’est pour Gasner que j’ai joué ce soir ».
Assez rapidement, dans le 40e fragment (« La Rhapsodie d’Ezéquiel, 10h 35 »), le narrateur compare le théâtre au sens propre et le grand théâtre qu’est Haïti et montre bien que l’insertion de la pièce n’est pas simple ornement mais clef de tout ce qui lie les Haïtiens aux événements qu’ils vivent : «Je n’arrive pas encore à déterminer tous les liens qui existent entre ces événements et ces gens, ni surtout quel est mon rôle exact dans ce théâtre. Peut-être que l’histoire d’Antigone raconte ce que nous vivons en ce moment. Une pièce à l’intérieur de la grande pièce. Un théâtre dans le théâtre de la vie. J’ai l’impression qu’il y a des ramifications encore plus profondes que je ne suis pas parvenu à découvrir ».
C’est dans le 52e fragment, (« Les dames de l’aube, 3h 21 »), qu’Antigone fait son ultime apparition. Après avoir rencontré Legba sans être sûr que ce soit Papa Legba et après voir vu Lisa endormie, Dany reprend ses déambulations et croise, à 3h 21 du matin, deux femmes : la mère et la sœur de Gasner qui vont à la messe de 4h à l’église Sainte-Anne. Elles lui apprennent qu’elles ont été à la morgue et qu’on les a empêchées de voir le corps de Gasner. La sœur s’est révoltée : « Ce sont des chacals assoiffés de sang ». La mère, quant à elle, raconte : « – Moi, dit calmement la mère, je leur ai fait comprendre que je n’ai que faire de leur justice. Tout ce que je veux, c’est le corps de mon fils, et ce corps n’est ni à eux, ni à l’Etat haïtien, ni même à moi, mais à Dieu, que c’est Dieu, le seul maître des corps, des esprits et des âmes, et que je dois, enterrer chrétiennement, qu’ils n’ont aucunement le droit de disposer du corps de mon fils».
Le lecteur, avant même que le narrateur ne consigne son commentaire, a fait le parallèle : « Devant moi se tient la fière Antigone. La sœur de Gasner, comme l’Antigone de Sophocle et de Morisseau-Leroy, pleure la mort de son frère et se révolte contre Duvalier-Créon qui s’oppose à ce qu’on l’enterre selon les rites funéraires de la foi de sa famille. Combien de temps Duvalier-Créon va-t-il le garder encore ? Que veut-il du cadavre ? Craint-il que ce cadavre et ces deux frêles femmes fassent basculer le pouvoir hérité de son père ? La mère et la sœur réclament inlassablement le corps de Gasner. Ces deux femmes représentent l’honneur de cette ville. Elles parlent avec une autorité morale qui dépasse les intérêts personnels».
Le trajet de la citation de la pièce Antigone a donc été suivi du début à la fin du roman. Mais les effets de cette insertion dépassent les citations explicites. La pièce et le mythe d’Antigone essaiment leurs significations dans plusieurs thématiques dominantes. Antigone est blason et révélateur.
La présence de la double pièce, celle de Sophocle et celle de Morisseau-Leroy, est parfaitement intégrée parce qu’elle condense l’essentiel d’une situation et qu’elle projette, au-delà de sa citation explicite, le régime du pays et la manière dont il bouleverse la vie du narrateur. Plusieurs lignes mélodiques peuvent être dégagées qu’il faudrait mieux explorer en revenant, pas à pas, sur chaque page du roman.
Pères/fils – C’est véritablement la ligne mélodique qui court de l’incipit à l’explicit. Les fils, sans l’avoir choisi, héritent de la lutte des pères, soit en reprenant le flambeau, soit en en subissant les conséquences contre leur gré.
Les mères et les femmes – On ne peut pas dire qu’en lien avec la pièce, elles aient beaucoup d’action car ce qui est privilégié dans Antigone, c’est la révolte contre le pouvoir dictatorial. Toutefois, par deux ou trois fois, le narrateur revient sur leur rôle, elles qui n’ont pas bougé du pays, qui ont « maintenu » mais qui, souvent aussi, ont étouffé les fils.
Du mythe grec aux dieux vaudous – Dany Laferrière revisite le panthéon Vaudou. On ne peut faire ici l’économie d’une comparaison entre la pièce de Sophocle et celle de Morisseau-Leroy. La signification de Legba prend toute sa dimension lorsqu’il « ouvre » la voie au départ du narrateur.
Enfin, l’ultime interrogation qui court tout au long de ce roman : Qu’est-ce que l’exil ? Il faut se souvenir qu’Antigone, avant la pièce, a connu l’exil en accompagnant son père sur les chemins de la réprobation publique. Quand elle choisit de rester au risque de mourir, elle le fait en connaissance de cause. Ce roman est pris entre deux autres œuvres consacrées au retour d’exil, Pays sans chapeau, en 1996 et L’Énigme du retour, en 2009. Tenter de lire ces trois récits comme une sorte de trilogie serait fructueux. Celui qui accepte de fuir peut-il être Antigone ? L’héroïsme se solde-t-il par la mort et la survie par la négociation ? Question lancinante de bien des exilés des pays dictatoriaux, question qui hante l’écrivain comme en témoigne sa dernière création, L’Exil vaut le voyage.