Les éditions de l’Œil ont entrepris depuis quelques années de republier l’œuvre complète de Jean-Daniel Pollet (1936-2004) ; une œuvre à laquelle la Cinémathèque française s’apprêtait à rendre hommage du 11 au 29 mars 2020 avant d’en suspendre provisoirement la rétrospective en raison de la crise sanitaire. En attendant la réouverture des salles de cinéma, les livres-dvd permettent de découvrir ou d’appréhender ce cinéaste en marge de l’industrie cinématographique.
Voyager dans l’œuvre de Jean-Daniel Pollet, c’est emprunter plusieurs directions, explorer des chemins hétéroclites. Le comique au départ, de Pourvu qu’on ait l’ivresse (1958) à L’amour c’est gai, l’amour c’est triste (1971) et L’Acrobate (1976) où l’acteur Claude Melki incarne une sorte de clown triste à la Buster Keaton ; Une balle au cœur (1966), un conte burlesque avec Françoise Hardy et Samy Frey. Le tragique ou le lyrique ensuite, avec d’un côté, les essais documentaires, dont L’ordre (1974), sur la condition des lépreux en Grèce et de l’autre, les poèmes filmiques, de Méditerranée (1963) à Trois jours en Grèce (1991). Il faut ajouter deux adaptations, une de la nouvelle de Maupassant, Le Horla (1967), assez littérale, avec Laurent Terzieff, et une seconde, très libre, de Robinson Crusoé, Tu imagines Robinson (1968). Enfin, en 1989, victime d’un accident qui le paralyse à vie, brisant et modifiant sa trajectoire, Jean-Daniel Pollet se met à filmer ce qui l’entoure, dans une veine plus phénoménologique et prend le parti-pris des choses de Francis Ponge, Dieu sait quoi(1995), ou des souvenirs, Ceux d’en face (2001), sa rage de l’expression demeurant intacte, drôle, grave et sensible.
De cette dernière période, Jour après jour (2006) est le plus poignant. Immobile, Pollet dans sa maison de Cadenet fixe comme une nature morte les saisons, les fleurs, les fruits, des détails, une porte, un cadre de fenêtre, des paysages par où regarder le monde. Ce film, posthume, a été achevé par Jean-Paul Fargier, auteur également (toujours aux éditions de l’Œil) d’une « autobiographie » de son amitié, La vie retrouvée de Jean-Daniel Pollet (2020), montage de documents et de témoignages.

Nul besoin de chercher une cohérence à une œuvre qui se donne dans sa différence, la forme qui la caractérise le mieux est l’essai : une œuvre-essai, à l’essai, qui s’est essayée, qui a essayé tous les genres. Pour Yannick Haenel, Méditerranée en représente le point culminant. Dans la préface du livre-dvd (2018), il en relève les dimensions sacrales, mythiques et violentes, sacrificielles. Un film que porte admirablement en voix off le « poème » de Philippe Sollers :
Une mémoire inconnue fuit obstinément
vers des époques de plus en plus lointaines…

Derrière une clôture de fils barbelés, la mer, la Méditerranée en son milieu, le dieu Horus, lointain, des pyramides, les ruines d’un temple grec, les gradins d’un théâtre, un théâtre de la cruauté de milliers d’années… Ce que nous voyons, ce que nous allons voir, nous le voyons, nous le verrons par-delà ces barbelés de l’histoire que traverse l’œil d’Horus de la caméra de Pollet afin d’en restituer la présence, la saveur, l’émerveillement, l’ouverture, commente avec justesse Yannick Haenel.
Quelque chose insiste, revient, s’oppose, se rencontre. Un palais, Venise, une orange, la barque d’un pêcheur. La trappe d’un four dans une usine de métallurgie avec la mécanisation d’une pince qui s’empare d’un morceau de métal en ébullition et l’innocence virginale d’une belle endormie sur une table d’opération. La mise à mort d’un taureau au centre d’une arène et les chants, le rire et la danse immémoriale d’une jeune fille, de celle qui se peigne dans le miroir de sa beauté ou de celle qui boutonne sa blouse… Les travellings sont des phrases qui inventent une nouvelle grammaire, qui conjuguent les verbes dans un temps qui n’existent pas. Passé et présent se confondent. Le plus ancien et le plus moderne. « Aujourd’hui… Autrefois… Ailleurs… ». Jamais peut-être le nostos (la nostalgie, la privation du retour) n’a été aussi bien imagé.

Retour en Grèce, cinq ans après Méditerranée alors que les révoltes étudiantes secouent la toute neuve société capitaliste, Pollet réalise Tu imagines Robinson, seconde partie, fausse adaptation du roman de Daniel Defoe. Le texte en voix off de Jean Thibaudeau (pongien et de nouveau telquelien) dialogue avec le scénario co-écrit avec Rémo Forlani. L’interprétation de Robinson par Tobias Engel est déroutante. L’acteur (récompensé au Festival de Trieste pour son interprétation de Robinson) fait plus que jouer, il est Robinson, il fait corps avec le naufragé, avec les éléments de sa solitude, perdu, échoué sur une île. « Je suis à l’est, à l’ouest, au nord, au sud. Au sud de quoi ? » Il semble rescapé d’un monde détruit (en 1968, par une catastrophe nucléaire ; en 2020, par une catastrophe climatique) : « Le monde aux trois quarts détruits. Ne subsistent que quelques portions de terre et d’eau. J’étais dans une des franges, par hasard. Paris détruit, New-York, Londres, Rome. Pas même des morts, plus rien. Un rescapé. Pourquoi pas ? »
La seule compagnie de ce Robinson contemporain sont des hallucinations : une jeune fille apparaissant et disparaissant avec des villageois. Elle s’appelle Maria Loutraki, elle était la jeune fille au miroir dans Méditerranée. Un puits, une bonbonne d’eau, le feu, la pêche, un couteau, la construction d’une cabane l’occupent. Pour lutter contre la folie, il parle, se fabrique un alphabet, souffle dans un pipeau, sculpte, polit de la pierre, pétrit de la terre, trace des signes avec de l’encre de seiche. Son Vendredi est un oiseau qu’il apprivoise et qui meurt dans l’incendie de sa première cabane en voulant signaler sa présence à un avion passant très haut dans le ciel. L’avion tue l’oiseau. La vie qu’il désire retrouver l’éloigne encore plus de la vie. « L’oiseau d’abord détaché de l’allégorie et qui a fait le lien entre ce qui serait le monde réel et son au-delà a été sacrifié de manière que tout se rassemble. »
Finalement, il se décide à quitter l’île, nage jusqu’au bout de l’horizon et réussit à rejoindre le rivage qu’il imaginait – à conjurer le sort des hallucinations de la jeune fille, de son pays. Sur la terrasse d’une maison grecque avec un treillis de bois, il crie son nom, Maria… L’unique signe palpable est son châle jaune étendu à une corde à linge avec lequel il se bande les yeux pour la chercher dans son rêve en pinçant la corde à linge comme une lyre pour l’invoquer. La jeune fille soudain arrive, légère, alerte. Elle veut lui retirer le bandeau. Il le fait lui-même, la regarde. Elle recule. Il se retourne. Elle s’arrête. Il n’est plus Robinson. Il est Ulysse-Orphée. Elle est Eurydice-Pénélope. L’oiseau sur le treillis qui a ressuscité de ses cendres les a réunis. Ce long plan final, d’une extrême tension, se termine par ces mots : « Es-tu jamais venu ou revenu, là, à cet endroit qui va être habité encore par les mêmes figures, malgré les bruits, les voix… toi, habillé comme le sont en réalité les hommes de ce pays, dont tu n’es pas. »

Jean-Daniel Pollet, Méditerranée (44 mn) / Bassae (9 mn), Textes de Yannick Haenel, Dominique Païni et Philippe Sollers, 80 p. + DVD, Les éditions de l’Œil, 2018, 25 €
Tu imagines Robinson (86 mn), Texte de David Faroult, 64 pages + DVD, Les éditions de l’Œil, 2020, 25 €