UNE EXPLOSION : trajectoire et tragédie 2

le gilet bleu © Julien de Kerviler

 Alerte, publié en 1996, est le quatrième roman d’Yves Ravey et le troisième publié aux Éditions de Minuit après Bureau des illettrés et Le Cours classique. J’essaie de le résumer : un homme participe à la visite d’un camp de concentration avec un groupe d’historiens. Cet homme s’appelle Mandrake Lennox et de lui on sait d’abord quatre choses : qu’il est rapporteur à la Chambre des Sites, qu’il est marié avec une femme qui se prénomme Allison, qu’ils ont une fille qui se prénomme Rebecca et un fils qui se prénomme Nathan et on sait par ailleurs qu’Allison travaille dans l’Imagerie Médicale mais qu’elle est provisoirement affectée à Nuremberg dans une succursale de son laboratoire ; on sait aussi que Rebecca est étudiante à l’université de biologie de Munich et que Nathan a griffé et mordu le petit Nicolas à la crèche et on n’en sait pas beaucoup plus au sujet de Mandrake Lennox mais on sait pourtant une cinquième chose : que sa mère est atteinte d’une sale maladie puis une sixième : qu’il a rendez-vous avec sa femme et sa fille le soir même à Linz devant la boutique du photographe Aeg et on en sait même une septième qui en devient quelques pages plus tard une huitième : que le soir de ce jour où il participe à la visite du camp de Waxhausen il passera la soirée avec Allison et Rebecca à l’hôtel Sonnenabend puis que le lendemain il ira avec elles se recueillir sur la tombe de ses grands-parents maternels au cimetière de Steyr avant de se diriger vers Innsbruck.

À ces personnages dont les noms étranges semblent exclure toute idée rassurante d’harmonie, comme s’ils évoluaient dans un monde hétérogène où la notion de communauté n’aurait pas survécu à l’histoire du vingtième siècle, il faut ajouter Azimov et Mickey qui guident les historiens dans le camp de Waxhausen, la délégation de Linz et le chef de la délégation de Linz qui rejoignent le groupe des historiens, le colonel Donnadieu avec le béret des maquisards vissé sur le côté de son crâne, le directeur du mémorial Larry-Maud, l’infirmière de l’hôpital, la directrice de la crèche qui a adressé un avertissement à Mandrake Lennox, l’historienne qui veut enregistrer le témoignage d’Azimov et le discours de Larry-Maud pendant que ma femme emmène notre fille à la crèche, Maurice qui caresse les bagues de plomb, les robinetteries intactes et le fût des cylindres en zinc parce qu’il aime se souvenir de son séjour en captivité et enfin, dissimulé dans la pénombre comme le loup qui réveille Nathan au milieu de la nuit, Karl l’amant de Rebecca, Karl qui appartient à une fraction de l’extrême-gauche révolutionnaire, Karl qui a reçu une solide formation idéologique et qui a disparu. Où est Karl ? Je ne sais pas. Je ne suis même pas certain que je reconnaîtrais Karl si je le croisais dans la rue, Karl pourrait avoir un autre visage sans cesser d’être inquiétant : au fur et à mesure de la visite du camp de Waxhausen, pendant laquelle Azimov et Mickey évoquent leurs souvenirs des douches et leurs souvenirs des baraquements, Mandrake Lennox attend que sa femme lui téléphone mais elle ne lui téléphone pas ; et quand le téléphone sonne ce n’est pas ma femme à l’appareil mais c’est Rebecca qui s’inquiète d’abord de ne pas voir arriver Allison qui aurait dû être là à vingt heures et qui me rappelle quelques instants plus tard pour me dire qu’elle est en route avec sa mère et que celle-ci a voulu faire un détour par l’université puis je fume une cigarette sur le balcon et je photographie l’arbre qui est de l’autre côté de la rue comme je le fais chaque matin après le départ de ma femme et quelques instants plus tard, alors que je désespérais d’entendre sa voix au téléphone, elle m’explique qu’elle est dans les locaux de la police à Munich et que notre fille a été entraînée par Karl dans une histoire stupide mais que cela ne change rien à notre rendez-vous.

L’arbre de l’autre côté de la rue © Julien de Kerviler

Tous ces personnages et tous ces lieux, la crèche, l’hôpital, le camp de concentration, le complexe hôtelier, le commissariat de police, le balcon de la cuisine et à la toute fin du roman le trottoir de Linz devant la boutique du photographe Aeg, suffiraient à écrire un roman de quatre cents pages mais Alerte n’en compte que cent seize exactement. Après les diatribes du Bureau des illettrés et du Cours classique où les personnages avaient toute latitude pour exprimer une hargne qui ne peut être comparée à mon avis qu’à l’enragement des premiers romans d’Horacio Castellanos Moya, Yves Ravey travaille par concaténation en multipliant les fils narratifs, en coupant au cutter les brins qui dépassent, en arrachant au tissu historique toute explication qui se situerait en dehors de l’intelligence de Mandrake Lennox, et donc en reconstituant l’état de perception d’un homme qui interprète la réalité à partir des maigres informations dont il dispose, lesquelles informations sont forcément parcellaires et forcément ambiguës lorsqu’elles ne sont pas désespérément contradictoires, au point que je suis obligé de reconstituer à sa place l’enchaînement implacable des causes et des conséquences : un mois plus tôt, les anciens dépôts de la gare maritime de Trieste se sont effondrés. La Chambre des Sites, qui a pour vocation de veiller au bon entretien et à la maintenance des sites historiques, formule une curieuse hypothèse unanimement rejetée par les historiens de la mémoire : une transposition des données de l’être humain à la pierre et au métal produirait une action corrosive spectaculaire. En somme, les sites historiques seraient malades parce que les hommes sont malades, il y aurait contamination de la pierre et du métal par un virus d’origine humaine et ce virus qui doit être refoulé, ce virus jamais nommé dans le roman comme l’infirmière de l’hôpital et comme la mère qui va mourir, comme la directrice de la crèche qui donne un avertissement à Mandrake Lennox mais je sais bien que la directrice de la crèche se prénomme Nathalie, ce virus qui doit nous mettre en alerte, c’est le mal lui-même qui rôde dans le camp de Waxhausen, qui a détruit le mirador de Waxhausen et qui recouvre de taches brunes les murs de Waxhausen et les cartes postales proposées aux visiteurs dans la conciergerie de Waxhausen et, au-delà de ce camp, toute la mémoire de ce qui est advenu à Waxhausen : le mal qui investit les relations amoureuses et les relations familiales : le mal qui se prénomme Karl : le mal invisible qui maquille en groupe de lutte contre la vivisection un projet d’attentat.

Pour défendre l’hypothèse de la maladie infectieuse devant le directeur du mémorial et la délégation de Linz, Mandrake Lennox a sollicité des laboratoires de biochimie moléculaire mais il ne perçoit pas que dans cette économie de l’implicite où les mots les plus neutres sont des bombes à retardement tous les laboratoires sont intimement liés aux recherches d’Allison et qu’ils sont historiquement liés aux expériences des médecins de Waxhausen sur les prisonniers du quartier d’exception. Convaincu de la justesse de mon hypothèse, Mandrake Lennox prend l’avion à Roissy en compagnie d’Azimov, chargé par sa direction de produire un rapport sur l’état des pierres et des canalisations au camp de Waxhausen et de recueillir des échantillons de salpêtre. Avant son départ, Allison s’est rendue à Nuremberg en voiture, sans qu’on sache la date de ce départ ni la date de cet autre matin où Mandrake Lennox avait ressenti la présence de la mort en voyant son pull-over abandonné sur le dossier d’une chaise mais c’est un gilet que je vois abandonné sur le dossier d’une chaise, maintenant, le gilet bleu que ma fille a refusé de mettre quand sa mère l’habillait ce matin pour aller à la crèche, devant le mur blanc où j’ai accroché un plan du treizième arrondissement : depuis le début j’ai l’impression que ma femme n’est jamais là parce qu’elle mène une vie parallèle où un chirurgien occupe une place prépondérante et j’ai l’impression de la croiser, de temps en temps, comme par hasard, dans les couloirs de notre appartement : il n’est pas indifférent que je me sois rendu seul à la convocation de Nathalie, laquelle se comporte de manière agressive comme le directeur du mémorial, et il n’est pas indifférent non plus que je reproche à Allison de ne rien voir de la panique qui s’empare de notre enfant lorsqu’elle quitte la crèche.

L’arbre de l’autre côté de la rue © Julien de Kerviler

Ce triste état de fait établit un rapport entre le comportement de Nathan et celui de Rebecca qui a eu autrefois des accès de violence, et c’est cette brutalité latente qui expliquerait en partie qu’elle se soit laissée entraîner par Karl dans une histoire stupide mais le silence d’Allison perturbe le bon déroulement de l’inspection. A-t-elle quitté Nuremberg ? Pourquoi n’arrive-t-elle pas à Munich pour retrouver Rebecca ? Et pourquoi, lorsqu’elle l’a retrouvée, souhaite-t-elle rencontrer le directeur du département de biologie, pour lui dire quoi, témoigner de quoi, pour l’interroger sur quoi ? La communication houleuse avec Rebecca m’oblige à formuler d’autres hypothèses ou du moins à ébaucher les prémices à partir desquelles la formulation d’autres hypothèses serait nécessaire pour comprendre l’attitude de ma femme, et ces prémices outre qu’elles sont évidemment influencées par les lieux que je visite avec les historiens sous la conduite d’Azimov, par la vision des chambres à gaz et par l’inspection de leurs antichambres, au sens propre de ce terme, composent un labyrinthe angoissant : après le souvenir de cette nuit insomniaque au cours de laquelle j’ai imaginé un lien entre ma mort et la mort de notre fils, Mandrake Lennox se remémore la conversation avec la directrice de la crèche sur la violence de Nathan, il se remémore ses terreurs nocturnes, il se remémore l’effondrement des anciens dépôts de la gare maritime de Trieste et toutes mes pensées sont maintenant liées à la peur et à l’effondrement, au point que j’imagine Allison dans un accident de voiture sur une autoroute allemande, et je suis désormais hanté par la maladie de sa mère et par l’anticipation de son prochain décès à l’hôpital, en comparant mon téléphone à un organe qui, en ce moment, ne pourrait être qu’une partie de sa mère, dans une équivalence terrible entre l’agonie et la vivisection.

À la fin de la visite, Mandrake Lennox se confronte au directeur du mémorial qui rejette ses théories sur l’origine du salpêtre, des contes à dormir debout de miradors qui s’écroulent rongés par le virus, en renforçant son argumentation par le rappel sournois que ma femme a été obligée de se rendre à la police comme si elle-même était coupable, et comme si par capillarité j’étais moi aussi coupable, mais coupable de quoi ? D’être convaincu selon toute apparence et d’être venu en mission à Waxhausen pour étayer cette conviction qu’une petite variole de la mémoire se transmettrait des hommes aux métaux et aux pierres : mais il est trop tard. Je suis incapable de changer l’opinion de Larry-Maud parce que ces laboratoires n’ont pas assez de chercheurs et parce qu’ils sont impuissants à analyser les résultats de mes travaux, je suis incapable de nommer et de trouver un remède à la maladie de la pierre et du métal, je suis incapable d’interpréter le comportement de ma femme parce que je suis assailli en même temps par des cauchemars et par des analogies : Karl qui disait être très intime avec ma fille a téléphoné de Munich à l’hôpital, où l’infirmière lui a expliqué que Rebecca était peut-être à Linz, avec son père : fils embrouillés des conversations, pères égarés, lignes qui s’emmêlent pour désigner un coupable et pour indiquer une victime : encore faut-il avoir la patience d’entendre ce qui se dit, de recoudre les conversations, d’éteindre son téléphone pour renouer les signes.

Faute d’interpréter les équivalences, faute d’entendre les mots qui sont reliés par des vecteurs alarmants, faute de leur donner une véritable signification en s’égarant dans l’émiettement des informations, Mandrake Lennox se condamne à rester le spectateur de la tragédie qui achève mon histoire sans jamais pouvoir l’empêcher. Il est très significatif qu’au terme de la visite du camp de Waxhausen je me laisse séduire par l’historienne qui n’a plus de piles pour son magnétophone, qu’elle me donne l’adresse de son hôtel à Linz et qu’elle veuille s’imposer dans la voiture qui me ramène en ville pour passer la nuit avec moi, et que quelques minutes auparavant je n’aie rien entendu du discours de Donnadieu aux historiens parce que j’imaginais cette femme en déshabillé, dînant aux chandelles. Oui : Mandrake Lennox, cerné par des questions auxquelles il est impuissant à apporter une réponse, de même que je suis impuissant à convaincre Larry-Maud de l’existence véritable du virus, ne comprend pas ce qui se passe et ne comprend pas ce qui advient depuis qu’il a pris l’avion à Roissy. Car Mandrake Lennox, séparé de la vérité par ces incessants coups de téléphone, n’est pas plus un magicien qu’Azimov n’est un écrivain de science-fiction ou que le petit Nicolas n’est le petit Nicolas ; il souffre d’une incapacité à donner une méthode à sa recherche et, plus globalement, à donner une méthode à sa pensée : dans son esprit, souvenirs et hypothèses se confondent, impressions et affolements se mélangent, comme s’ils appartenaient au même plan de la réalité, alors qu’ils appartiennent à des plans obliques qui sont tangents en un seul point d’incandescence.

Le roman d’Yves Ravey, que l’on imaginerait volontiers adapté au cinéma par Michael Haneke tant il y a quelque chose de caché dans ces conversations qui s’entrechoquent, dans ces gestes qui se heurtent au lieu de se caresser, dans ces paroles qui se croisent, est une machine infernale qui fait exploser toutes nos certitudes sur le rapport que nous entretenons au passé, sur le rapport que nous entretenons à l’enfance et sur le rapport que nous entretenons au corps, après avoir témoigné qu’aucun monument et aucun discours ne pourra jamais réparer la douleur. De quoi s’agit-il, alors ? Du devoir de mémoire empêché par l’obstination de la violence ; de la solitude devant la mort et de la mort elle-même dans un camp dont le nom doit être masqué parce qu’il est innommable comme le nom de la mère qui va mourir ; de la mort pour la science qui advient dans les laboratoires ; de la mort propagande de la cohérence et de la linéarité, et c’est là toute la force inquiète de ce roman qui nous invite à maintenir le désordre des signes pour lutter contre les sommations de la méthode parce que le mal est méthodique, le mal organise et planifie, parce que le mal calcule et n’oublie jamais les retenues.

SUPPLÉMENT

Portrait de Klaproth in Biographie universelle, ancienne et moderne, ou Histoire, par ordre alphabétique, de la vie publique et privée de tous les hommes qui se sont fait remarquer par leurs écrits, leurs actions, leurs talents, leurs vertus ou leurs crimes, tome 68, 1841

Dans ses Mémoires relatifs à l’Asie, contenant des recherches historiques, géographiques & philologiques sur les peuples de l’Orient publiés en 1824 par la Librairie orientale de Dondey-Dupré père & fils, imprimeur-libraire de la Société asiatique sis rue Saint-Louis, n°46, au Marais, & rue de Richelieu, n° 67, vis-à-vis la Bibliothèque du Roi, Heinrich Julius Klaproth qui signe parfois Jules de Klaproth et parfois Wilhelm Lauterbach et parfois Louis de l’Or écrit que les Russes descendirent la Petchora jusqu’à Oustach, ville dont il est impossible de déterminer exactement la position, mais qui était vraisemblablement située près de l’embouchure de la Tchougra dans la Petchora, entre le 63° & 64° de la latitude boréale. Avec les renforts considérables que l’armée russe reçut à cet endroit, elle compta quatre mille nobles & fils de boyards, qui tous étaient accompagnés de leurs valets armés. Ils quittèrent le retranchement à Oustach, le 21 novembre, & se trouvèrent, après deux semaines de marche, sur les montagnes d’Oural. La saison avancée les empêcha de remonter la Chtchougora, qui tombe dans la Petchora, et ils furent obligés de poursuivre leur chemin avec des raquettes. Dans les montagnes, ils eurent quelques escarmouches avec les Samoyèdes, après lesquelles ils descendirent pendant une semaine entière, jusqu’à la plaine dans laquelle se trouvait la ville de Liépina, qui existe encore sur les bords de la Sygwa, dans le district de Bérézow. Je ne sais pas si Oustach a existé ou si c’est le nom de code d’une hallucination mais je sais très bien en revanche qu’Emmanuel Carrère s’est rendu à Kotelnitch dans l’oblast de Kirov pour interroger András Toma, un soldat hongrois formé par la Wehrmacht et capturé en 1944 par l’Armée rouge alors qu’il avait dix-neuf ans, transféré au camp de Boksitogorsk puis au camp de Bistrjag et interné dans un asile psychiatrique où il est resté enfermé pendant cinquante-cinq ans en refusant d’apprendre un seul mot de russe et en s’exprimant dans une langue qui était de moins en moins un hongrois véritable et de plus en plus un idiome imaginaire, et je me réjouis à l’idée que Kotelnitch qui est sur la rive droite de la Viatka se situe plus près d’Oustach que de la vérité.