Virginie Gautier et Francesca Woodman : Les yeux fermés, les yeux ouverts

© Les éditions du Chemin de fer, 2014 / Courtesy George & Betty Woodman

Les photographies n’ont que l’ombre et la lumière pour dire, et, à la rigueur, des couleurs. Dans un livre qui hante, Les yeux fermés, les yeux ouverts – avec Francesca Woodman, Virginie Gautier a donné une voix aux énigmatiques portraits de femmes de la photographe américaine Francesca Woodman (1958-1981), redonnant vie aux mouvements que la prise de vue a figés.
Grâce à cette fiction nourrie par les autoportraits photographiques de Francesca Woodman, on entend et on sent (il y a des odeurs dans le texte de Virginie Gautier, des corneilles qui croassent et un chien qui aboie) peut-être un peu mieux ce que les photos disent en silence, du poids de pierre que des jeunes femmes comme Woodman, idéalistes et trop sauvages dans leur tête pour le monde dans lequel elles vivaient, portaient dans leur cœur brisé.

© Les éditions du Chemin de fer, 2014 / Courtesy George & Betty Woodman

« J’évolue en silence comme au fond de la mer ».

La voix raconte : après avoir marché longtemps, une jeune femme, apparemment en fuite et en situation de précarité, arrive dans un village, rencontre un travailleur manuel, R, et occupe avec lui une maison abandonnée. Elle passe ses journées à regarder par la fenêtre, à écouter les bruits venus des bois, à photographier des pièces nues, des planchers jonchés de fragments, et son propre corps, toujours en mouvement. « Le passage est ce qui reste ». Cette femme serait une sorte d’alter ego de la photographe Francesca Woodman, connue pour ses autoportraits et ses portraits fantomaux, à la fois sensibles et ludiques, de la vulnérabilité, de la fièvre de vivre et d’aimer, et de la solitude. La voix de Virginie Gautier nous parle d’un corps de femme qui ne cesse de se mouvoir, dans une traversée du temps et de l’espace. Le texte adopte le point de vue de la narratrice, la photographe Francesca Woodman, en épousant les méandres de sa pensée émue et blessée, jusqu’à sa fin tragique… et l’ouverture sur une certaine façon d’« envisager la suite ».

© Les éditions du Chemin de fer, 2014 / Courtesy George & Betty Woodman

Le chaos de l’intime est mis en images et son feu se consume sous nos yeux, dans l’opposition entre des chevelures longues et ondulées, des tissus qui ont l’air si doux sur les peaux nues, lisses et pâles captées dans la lumière du soleil, et des lignes droites, des angles, des cadres et des ombres qui traquent et piègent les corps solitaires. Tout n’est que textures et mouvements dans ces images qui donnent envie de toucher, de bouger, de danser : « Une danse c’est ce que je voulais afin que rien ne prenne trop de gravité », écrit Virginie Gautier. Ainsi, son texte a épousé cet élan pour le magnifier. La narration, au présent, alterne entre la première et la troisième personne du singulier. Élan vers la vie ou vers la mort ? L’on sait que Francesca Woodman s’est donné la mort à l’âge de vingt-deux ans en sautant par la fenêtre d’un immeuble new-yorkais.
Virginie Gautier clôt son texte sur ce saut : « Se déplier, se tendre ».

© Les éditions du Chemin de fer, 2014 / Courtesy George & Betty Woodman

La dizaine de reproductions de photographies sépia de Francesca Woodman livrées dans Les yeux fermés, les yeux ouverts montre des mises en scène, au sein de lieux en désordre, de la disparition progressive (et pressentie ?) d’une femme (parfois deux) dont on voit des parties du corps (surtout les cheveux, les jambes et les pieds), mais pas le visage, sauf pour l’une d’entre elles, comme pour ne pas dévoiler la vérité des sujets photographiés. Une femme fantomatique qui penche, une femme en chute libre, au corps flou, comme une flamme qui oscille dans le vent et menace de s’éteindre à tout moment. Un « corps emprunté » dont il ne reste qu’un nuage de plumes ou de souffle flottant dans les airs, impliquant que la disparue était un « ange », à la fois soumise et révoltée donc, révoltée après avoir été soumise peut-être. Quelque chose d’étrange transpire des danses mises en scène et capturées par Woodman et dont l’aboutissement est la disparition de la femme qui se dérobe, qui s’échappe de l’intérieur clos où elle est piégée.

« C’est une femme, pas n’importe laquelle. Comme un paysage on ne la voit pas tout de suite ».

 

Ces phrases, qui font penser à l’expression « se fondre dans le paysage », ou pire, « dans le papier-peint », ou encore à celle qui parle de « faire partie des meubles » … ces apparitions, fantomales et poreuses, ainsi que la récurrence de formes géométriques et de motifs symétriques dans les photographies de Francesca Woodman, rappellent la nouvelle « The Yellow Wall-paper » (« le papier-peint jaune », publiée dans The New England Magazine en 1892) de Charlotte Perkins Gilman (1860-1935), aussi connue sous son nom d’épouse Charlotte Perkins Stetson — une nouvelle que Francesca Woodman et Virginie Gautier ont probablement lue.

© Les éditions du Chemin de fer, 2014 / Courtesy George & Betty Woodman

Coïncidence ou pas, Francesca et Charlotte (qui s’est aussi suicidée) ont toutes les deux étudié, à presque un siècle d’écart, à la Rhode Island School of Design, dans la ville de Providence, où Perkins Gilman a grandi. La narratrice de « The Yellow Wall-paper », soignée pour une « dépression nerveuse » — Charlotte aurait écrit ce texte après une dépression post-partum sévère — est tenue de garder sa chambre (où elle sera finalement enfermée), qui lui paraît de plus en plus oppressive. Les motifs géométriques, ainsi que les formes étranges qu’elle seule perçoit sur le papier-peint jaune d’une laideur qu’elle trouve repoussante et qui recouvre les murs de la pièce, l’obsèdent de plus en plus, et elle va les trouver de plus en plus menaçantes. Le papier paraît être déchiré par endroits, tout comme le plancher comporte des fissures et des nervures, et ces fentes l’obnubilent au point de la rendre folle. Pour finir, la femme est persuadée que d’autres femmes sont piégées sous le papier-peint et qu’elle doit les libérer. Elle entreprend donc de s’y attaquer bec et ongles pour l’arracher.

« Ce qu’il y a de couches derrière la tapisserie
comme si on pouvait éplucher indéfiniment le mur, sa peau
ce qu’il y a dessous
ce geste qu’elle fait de relever sa robe sur ses cuisses,
de montrer dessous, ce qu’il y a dessous
c’est comme de ne rien cacher et puis de ne rien découvrir
continuer à chercher
ce qu’il y a derrière
puis derrière »

© Les éditions du Chemin de fer, 2014 / Courtesy George & Betty Woodman

Chacune des onze photographies du livre Les yeux fermés, les yeux ouverts est décrite dans un court texte poétique imprimé en doré. Sur l’un des clichés, pris en 1980, un an avant que Francesca Woodman n’attente par deux fois à sa vie (la seconde lui fut fatale), on voit des bras (les siens ?) partiellement recouverts d’écorces de bouleau, et on ne peut s’empêcher de penser aux amours malheureuses de Daphné et Apollon, auxquelles Anne Sexton avait consacré son très beau poème « Là où je vis dans cette maison honorable du laurier », qu’il m’a été donné de traduire récemment (« le sang ne s’est pas encore figé dans mes veines gainées d’écorce […] / Il n’y a plus personne pour comprendre / combien j’ai attendu »…). On raconte que Francesca Woodman se serait suicidée après une rupture amoureuse. Quoi qu’il en soit, ses photographies, à la fois des appels à l’aide, des appels d’air et des visions de ce qui adviendrait, témoignaient que l’ange déchu, c’était bien elle. Et ce nom qu’elle devait porter, Woodman, « homme des bois », contient le mot wood (bois), le mot man (homme), le mot woo (courir après – l’amour), et enfin le mot woman (femme), coupé en deux par la lettre « d », comme une hache fichée en plein cœur, comme cette porte-hache si sombre dont un angle semble planté dans le plancher, sur la photographie pour laquelle Virginie Gautier a écrit ces mots :

« Il n’y a personne sur la photo
la maison est nue, vidée
là où il y avait quelque chose il y a
une porte en travers »

© Les éditions du Chemin de fer, 2014 / Courtesy George & Betty Woodman
© Les éditions du Chemin de fer, 2014 / Courtesy George & Betty Woodman

Tout cela nous évoque le personnage tragique, et secondaire, d’Ophélie dans Hamlet (« l’objet Ophélie », pour Lacan), qui se noya comme on le sait, désillusionnée. Comme Francesca, avant de mourir Ophélie est montée, pas dans un immeuble mais dans un arbre, d’où elle tomba. La narratrice du livre de Virginie Gautier « monte à l’étage », dans les combles de la maison, « à la recherche d’une bordure, d’un rebord qui devrait être là. » Elle se « hisse, grimpe sur le meuble. De là, perchée sur l’armoire, j’envisage la suite ». Comme Francesca (Charlotte Perkins, et Camille Claudel, entre autres), Ophélie est tout en cheveux dénoués, robes longues et pâleur virginale, ramages et fleurs des champs : représentations d’une certaine féminité, faible, fragile, et d’une certaine folie, appelée aussi hystérie, que Francesca Woodman a inscrites dans son travail, conjointement à son désir de les voir disparaître. Ah, les dégâts du patriarcat !

Avec son livre Les yeux fermés, les yeux ouverts, Virginie Gautier a redonné à Francesca Woodman à la fois la parole et une position de force. Ses actes ne sont plus assujettis à sa folie et à sa faiblesse, ni à interpréter sous cette lumière-là, mais à sa force de caractère, qui la mène à prendre en mains son destin : « Ce présent du départ revenu avec chaque geste qui compte », écrit Virginie Gautier. Sur la photographie en couverture, un autoportrait, on peut voir des rais de lumière sortir de l’une des mains d’une Francesca sans visage : qui refuse de se laisser dévisager, capturer et défigurer. Ainsi, ses actes ne sont plus des lubies de malheureuse, mais au contraire des gestes salvateurs mus par l’espérance, ou devrait-on dire la foi, en une « suite » qui sera meilleure. « Le corps est neuf, reposé, agile. Rien n’est en train de finir, tout continue », dit la dernière phrase du livre. Y croire malgré tout, en cette terrible joie.

Virginie Gautier, Les yeux fermés, les yeux ouverts – avec Francesca Woodman (avec onze reproductions de photographies de Francesca Woodman), Les éditions du chemin de fer, 2014, 80 p., 14 € — Lire un extrait.