Les 29 et 30 novembre 2007 s’était tenu à l’EHESS, Paris, à l’occasion du 10e anniversaire de la mort d’André Boucourechliev, un colloque sur ce compositeur, né à Sofia en 1925, grand praticien de l’œuvre ouverte qui était aussi “écrivain de musique”, comme il se définissait lui-même.
Invité par Laurent Feneyrou à y participer, j’avais proposé une communication intitulée Les prisons imaginaires d’André Boucourechliev. Parmi les personnes qui se trouvaient dans la salle, une pianiste bulgare, Angela Tosheva, qui m’a incité, trois ans après, à écrire une préface pour un des livres d’André Boucourechliev, Le langage musical (Fayard, 1993), qu’elle se proposait de traduire dans la langue natale du compositeur (ce dernier, profitant d’une bourse d’étude, avait quitté son pays en 1949 pour s’installer à Paris, n’y retournant qu’en 1993, une fois le rideau de fer abattu). Cette préface, qui reprenait le titre de ma communication de 2007, tout en opérant de nombreux changements pour répondre à la commande, a été écrite en janvier 2011, et publiée la même année dans une traduction d’Angela Tosheva chez Orange Factory.
Neuf ans après, grâce à Diacritk, espace aussi ouvert que les Archipels du compositeur, Les prisons imaginaires d’André Boucourechliev paraît pour la première fois dans sa version originale.
Je voudrais commencer par évoquer un souvenir. Nous sommes dans la première moitié des années 90, donc dans les dernières années de vie d’André Boucourechliev. On se connaît depuis quelque temps. Le courant passe entre nous. On se parle souvent, parfois dans un studio de la Maison de la Radio, mais aussi, et bien davantage, hors micro, dans un cadre privé. Le lieu idéal, là où André Boucourechliev, se sentant particulièrement libre, pouvait se montrer plein d’humour et politiquement incorrect, c’était son appartement parisien de la rue du Pré aux Clercs. Un jour, alors qu’à peine entré j’avais déjà dû commettre quelque impertinence à l’égard de je ne sais quel artiste ou intellectuel officiel (une des “grandes têtes molles de notre époque” pour reprendre la formule de Lautréamont), et que je m’apprêtais à lui montrer une pile de livres de dessins de Sempé que je venais d’acquérir dans une librairie d’occasions sur le chemin, André me dit avec un sourire malicieux : “Christian, vous êtes un drôle de mélange”. J’ai dû lui répondre, mais de manière gestuelle – d’un signe entendu, sans prononcer de mot : “question mélange, vous n’êtes pas mal non plus !”
Singulier personnage que cet André Boucourechliev… Compositeur, écrivain (qui écrit ses essais en compositeur et non en musicologue), intelligent, sensible, sérieux comme un enfant, drôle comme peut l’être un adulte qui cultive un jardin secret hanté par l’enfance… Rigoureux, cultivé, gardien du temple avant-gardiste (en apparence), mais ouvert aux sens, à l’imprévisible… Tout sauf figé : libre jusqu’à s’en trouver parfois sévèrement pris d’angoisse…
Ascète et boulimique… Je lui avais, un jour, proposé cette thématique pour un échange en direct à la radio. Il avait répondu aussi sec : “Je viens…”, ce qu’il fallait entendre ainsi : “Je viens dans ton studio pour avouer à quel point je suis aussi gourmand que gourmet, et en même temps, je sais me retenir. Pas de graisse superflue, du moins dans ma musique…”
Or ce jour-là, rue du Pré aux Clercs, il s’agissait de faire honneur à la cuisine d’André – les fameux spaghettis “à la Boucourechliev” – tout en conversant sans s’encombrer d’esprit de sérieux, mais en refaisant le monde comme il se doit. Cette affaire de mélange était effectivement à l’ordre du jour. Il me semble même évident, aujourd’hui, que c’était le fruit d’une forme d’hybridation (plus que de cohabitation) entre un mode de pensée (et d’action) qu’on pourra qualifier d’“anarchiste” et un autre, plus mystérieux, proche de ce que Philippe Beck entend par “élan philosophique” (“L’élan philosophique est un désir de préciser, d’être une précision, de mettre au jour l’obscur au fur et à mesure. D’être un éclaircissement dans l’étendue qui vibre” – L’impersonnage, Argol, 2006). Secret du drôle de mélange Boucourechliev : regard, humour d’encre et goût de l’épure. Il faut insister sur le fait que certains artistes, des plus novateurs, et même des plus francs dynamiteurs, sont – ou ont été – hantés par ce que Blanchot, après quelques autres, appelait “l’exigence d’écrire”. D’où ce travail, d’écriture, véritablement, sur Le langage musical qui est partie constituante de son œuvre : pas un traité de plus, une suite de recettes pour assommer les apprentis musiciens, mais une mise à plat de ce qui anime, et qui travaille en surface comme en profondeur, cette exigence. Une réflexion sur le sens : “La musique a-t-elle, comme le langage parlé, un sens ? La réponse (affirmative) allait naguère de soi (…) Aujourd’hui, elle tourmente bien des consciences et nous fait vivre dans un malentendu permanent” (cette interrogation suppose une critique argumentée de la “sémantique musicale élémentaire” – c’est donc, entre autres, l’ami de Roland Barthes qui prend la parole dans de beaux chapitres introductifs). Et aussi – peut-être plus important encore : une poétique de la différence ; et quelque chose comme l’amorce, non pas d’une anthologie, c’est-à-dire une hiérarchisation de ce qui serait important à présenter, à commenter, à analyser (bien qu’il y ait pourtant de ça dans ce livre : Boucourechliev convoque ses “héros”, de la Renaissance italienne à Stockhausen en passant par Beethoven), mais plutôt d’une hantologie (concept emprunté à Jacques Derrida – Spectres de Marx, ed. Galilée 1993), soit l’exploration des traces concrètes de ce qui n’a cessé de le hanter, en tant que compositeur et écrivain (soit les deux faces d’une seule et même activité).
Les hantises d’un artiste ne sont pas rien. C’est parfois son carburant – ce qui le fait avancer. Revenons un instant sur l’œuvre du compositeur (mot qu’il écrivait étrangement en éliminant le “o” ; il disait, dédicaçant le livret du CD des Archipels : “mon euvre”). On le sait, André Boucourechliev a conclu ce cycle des plus célèbres qui lui a offert une gloire soudaine (dont le jeune adolescent que j’étais à la fin des années 60 avait écho) par un Anarchipel qu’il a présenté ainsi : “On m’a souvent interrogé avec inquiétude ou même agressivité sur le danger d’une anarchie dans les Archipels. Celle-ci ne peut pas y advenir, dans la mesure où la communication entre interprètes est authentique et intense. Dans Anarchipel, cependant, j’ai voulu tenter le diable…”. Je coupe là cette citation, ayant déjà deux choses à relever : la première, c’est qu’en bon slave, André Boucourechliev montre une attitude “anarchisante” (avec toujours beaucoup de guillemets) plus proche de Stravinsky que de Cage : il s’agissait bien de tenter le diable et non de provoquer le chaos ; la seconde, c’est le vocabulaire employé : inquiétude, agressivité (associés aux auditeurs, aux commentateurs) à quoi répondent authenticité et intensité (exigence commune au compositeur et à ses interprètes). Or il faut noter que s’il y a parfois dans son œuvre, en particulier dans les pièces pour piano et/ou percussions, pas mal d’agressivité manifeste – je veux dire : ça cogne, ça frappe, ça se déchaîne, avec plus ou moins de subtilité selon les interprètes (d’où le succès de ces pièces, parce que spectaculaires, dionysiaques, “positivement héroïques”) –, on trouve aussi, assez souvent, et de plus en plus quand on se penche sur les dernières décennies de son travail, de profondes empreintes d’inquiétude (et finalement c’est peut-être ce qui s’accorde le mieux avec l’esprit visionnaire d’André Boucourechliev). C’est très sensible.
Un de ses contemporains, Morton Feldman, aimait citer ces mots de Pasternak : “Alors que dans notre vie, nous faisons tout ce que nous pouvons pour éviter l’angoisse, dans l’art nous devons la rechercher. C’est difficile. Tout dans notre vie et notre culture, sans tenir compte de notre milieu, nous fait avancer. Néanmoins il y a cette sensation de quelque chose d’imminent. Et ce qui est imminent, nous le constatons, ce n’est ni le passé ni le futur, mais simplement les dix prochaines minutes.” (Dans ma bibliothèque, j’ai rangé les écrits de Feldman à côté de ceux de Boucourechliev, ce dernier ayant d’ailleurs écrit quelques pages très pertinentes à propos du compositeur américain dont la personnalité et les travaux ont alimenté bien des conversations entre nous). Pour ma part, je le précise tout de suite, c’est le Boucourechliev inquiet, mélancolique, cartographe de ce que Paul Louis Rossi, reprenant une formule d’Hopkins, appelle inscape (paysage intérieur), qui m’attire depuis toujours, et auquel je compte être fidèle : le Boucourechliev dépouillé, signant, pour lui-même, un traité de non-prolifération des signes sur la carte, se retenant d’en rajouter, permettant aux musiciens de prendre et reprendre leur souffle, favorisant le sens de l’attente, ne craignant nullement de décevoir en ne remettant pas à réchauffer le plat qui a eu du succès, trompant l’attente de l’attendu en relançant, avec un grand appétit de variation, l’attente de l’inattendu – cet inattendu n’étant pas nécessairement l’inouï (c’est un mot bien trop connoté), mais ce qui échappe aux automatismes liés à la pratique disons professionnelle de la composition musicale (voir son article sur Schumann, folie et création).
Il y a quelque chose d’émouvant dans l’écriture des œuvres les plus personnelles – les plus inimitables – d’André Boucourechliev et qui vient de ce que j’appellerai un sens de la réserve – ce dernier mot étant à prendre, simultanément, en tous sens. Il y a d’abord l’idée de “réserve” au sens “indien” : l’appartenance communautaire, générationnelle, mythique mais marginale dans une société qui n’en veut rien savoir (ou si peu), quelle que soit l’aura, très relative, des grands “chefs” de cette réserve. Ensuite, évidemment, “réserve” au sens de : discrétion, prudence, retenue, pudeur. Et, enfin : “réserve” au sens où on l’entend quand on parle de ces réserve(s) de blanc que l’on retrouve dans l’écriture de certaines partitions, dans la manière de tracer sur le papier des cartographies d’échanges qui sont des formes singulières d’œuvres ouvertes avec une part d’élaboration, disons plastique (ou, au moins, où le regard a un rôle quant à la composition – mais pas seulement). Ces réserves de blanc ne sont pas des zones de repos ou des mesures de silence, mais des espaces sans contours qui créent des tensions entre les signes, les groupes de signes, et que l’on doit interpréter de manière en grande partie intuitive, sensuelle, corporelle, même si l’on veille à maintenir l’intelligence de la “nature” – donc de la “composition” – de ce qui s’échange à l’instant. On peut dire, de ces réserves, qu’elles impriment, comme en creux, des marques concrètes de pensée non verbale (mais pas non-musicale), à l’œuvre dans ces cartographies d’échanges.
Le concept de “pensée non verbale” a été travaillé par Daniel Arasse dans ses “histoires de peinture”, par exemple. Il serait intéressant de le développer au sujet de certaines partitions comme les Archipels ou les Six études d’après Piranèse qui ont un caractère cartographique évident et ne doivent pas être lues de manière linéaire, comme un texte – même si elles sont faites de pages et qu’elles sont introduites par un assez long texte explicatif. Dans Espèces d’espaces, Georges Perec notait que : “L’espace commence ainsi, avec seulement des mots, des signes, tracés sur la page blanche. Décrire l’espace ; le nommer, le tracer, comme ces faiseurs de portulans qui saturaient les côtes de noms de ports, de noms de caps, de noms de criques, jusqu’à ce que la terre finisse par ne plus être séparée de la mer que par un ruban continu de texte.” Cette saturation de signes, à la frontière, peut-être interprétée comme une invitation à faire le grand saut, à s’abstraire de leurs significations, et plonger dans l’inconnu. À passer par-dessus ce ruban pour s’aventurer dans la matière – terre ou mer –, dans la surface que l’on désire arpenter, là où on se sent bien, où on peut jouer au sens fort, c’est à dire dialoguer avec et à partir de ce qui arrive au présent. S’il n’y a pas de hasard dans la manière dont le (ou les) interprète(s) peuvent parcourir la partition, ce n’est pas seulement parce que le compositeur a – aurait – tout prévu, parce qu’il aurait écrit, en langage clair, ce qu’il faut faire ou ne pas faire (là, on est, en grande partie, dans le domaine de l’illusion), mais, bien davantage, parce que ce qui, dans l’écriture, procède de cette pensée non verbale, parle bien plus directement aux lecteurs – auditeurs interprètes – que les mots.
Que des compositeurs aient eu le désir de stimuler le regard des musiciens, et donc, pour cela, créer ce qu’il faut bien appeler des “images” (une carte, une page, ce sont des images, comme un dessin, une peinture peuvent l’être, qu’ils soient abstraits ou non, ça ne change rien), cela a été, peut-être pas une révolution, mais une suite manifeste d’ouvertures au sens le plus fort : les œuvres ouvertes, comme les images, ont un caractère polymorphe et ne s’adressent pas seulement au savoir-faire de leurs lecteurs et lectrices ; elles leur offrent la possibilité d’y voir plus clair dans leur désir de passer à l’acte, ou du moins de tenter une ou plusieurs expériences – et cela demande un savoir-faire paradoxal que les écoles n’enseignent pas, ou très mal : apprendre à lire autrement que de manière linéaire ; apprendre à saisir simultanément l’image dans sa totalité et tel ou tel détail ; tout cela en essayant de se passer de mots, non pas par rejet du langage, car il est aussi recommandé de posséder un véritable amour de la langue – un amour passionné, même. D’ailleurs Boucourechliev est un véritable écrivain, un styliste, doué, à l’inverse d’un peintre comme Bram Van Velde, du pouvoir de se servir des mots. Mais il me semble que, malgré son plaisir – tout barthésien – d’articuler les syllabes, de produire du texte, et quelle que soit, pour lui, l’importance de dire aux musiciens comment lire précisément ses partitions les plus ouvertes, tout en s’expliquant en toutes lettres sur le sens de sa démarche, on trouve aussi, solidement ancré en lui, et c’est même fondamental, une grande confiance dans la possibilité d’une “écriture de l’inécrivable” (pour reprendre une expression de Claude Helffer qu’il a lui-même repris à plus d’une occasion). Et cette écriture de l’inécrivable est liée, pour l’essentiel, à une conscience aiguë de la mortalité de l’homme, qui incite à repousser aussi loin que possible l’idée d’achèvement, tout en gardant à l’esprit qu’il y aura malgré tout un point final – la seule possibilité de repentir post-mortem, se trouvant dans le fait d’avoir permis à qui va lire, traduire, interpréter l’œuvre, de la transformer, en y mettant du sien sans pour autant la trahir.
Qu’une œuvre soit, à jamais, inachevée, cela signifie qu’elle reste encore et toujours à relire, à reconsidérer, à reprendre ; mais certainement pas : à améliorer ; et, encore moins, à remettre au goût du jour. Cette œuvre survit, nous sommes là pour en témoigner, elle survit certes de manière quelque peu fantomatique, discrètement mise à l’écart (elle n’est pas la seule, et d’ailleurs, aujourd’hui, l’écart est peut-être le seul lieu habitable pour la plupart des artistes, des “créateurs”, de notre temps). En résumé : fantomatique, mais toujours animée, comme se doit de l’être une œuvre ouverte digne de ce nom : pensée afin de ne pas pouvoir se figer, se pétrifier, et enfin s’éroder jusqu’à disparaître, et, pour cela, se nourrissant, même longtemps après la mort de son auteur, du souffle d’un (ou d’une) interprète ou d’un auditeur (ou d’une auditrice) – souffle transformateur, chargé d’un autre air que celui qui stagne dans les sépultures aussi richement ornementées soient-elles. Il y a là une forme de prédation, de vampirisme, finalement, disais-je un jour à André Boucourechliev, pour qu’une œuvre, ou un univers, perdure sans devenir exsangue, il faut bien qu’elle se nourrisse de quelque chose : hémoglobine ou autre fluide, pourvu que ça soit d’origine humaine. Je me souviens de sa réponse : nous les slaves, et tout particulièrement, nous les bulgares, nous nous délectons de concombres au yaourt et non de sang frais (traduire : ne pas confondre avec les transylvaniens).
En écrivant, les souvenirs reviennent et je me rends compte à quel point l’humour qui nous reliait était mélancolique, limite morbide ; je crains d’en avoir été grandement responsable, mais j’avais en face de moi quelqu’un avec beaucoup de répondant, de sensibilité, sur ce plan.

Je me battais avec lui (mais aussi avec la plupart des bouleziens plus ou moins orthodoxes) au sujet de Wagner. Je me remémorais mes lectures de Nietzsche. Je lui disais : Orphée de Stravinsky est un authentique chef d’œuvre (il n’aimait pas ce ballet – idem pour la Symphonie en ut – et, selon moi, il avait tort, ce qu’il n’a jamais voulu admettre). C’était manière de dire : Je ne saute pas la moindre ligne de vos livres, de la même manière que je suis sensible à tous les sons et silences de vos compositions. Je reste aujourd’hui très attiré par Le langage musical, un ouvrage infiniment plus complexe et nécessaire que ce que son programme – l’intitulé de la commande qui l’a fait naître – pouvait laisser entendre. L’écrivant, il ne cherche pas à répondre de manière didactique à un besoin, donc jouer les utilités avec le savoir et l’expérience d’un professionnel, mais à remuer les choses, avec la sensibilité et l’expérience d’un amoureux des langues, des formes, et un sacré sens du rapport à l’autre. Ce livre, guère épais, s’est avéré comme une petite bombe artisanale : un manuel de subversion, mais ne tombant jamais dans le travers de la pose avant-gardiste ; Boucourechliev dynamite les idées reçues tout en proposant nombre de balises essentielles : il explore effectivement “le phénomène musical de l’intérieur” ; il met en lumière et “interroge la forme musicale comme processus dynamique ; il donne à entendre – donc à comprendre – la Pièce X pour piano de Stockhausen sans faire l’impasse sur ces délicieux madrigalistes que sont les Beatles… Mais, s’il est à l’affût du moindre mode d’ouverture, il ne prétend pas libérer le compositeur (comme l’auditeur) de toute contrainte, plutôt lui donner des ailes ou, plus poétiquement, des semelles de vent.

J’en arrive à cette question – centrale – de ces prisons imaginaires, irriguant de la première à la dernière page cet essai sur Le langage musical (l’exploration dont il est question dans cet essai se présentant finalement comme une suite de visites guidées de différentes prisons imaginaires requérant quelques clefs singulières et d’autres plus communes) ; donc – mais pas seulement – à la relation de Boucourechliev à Piranese. Je rappelle que cet artiste vénitien est surtout connu pour sa série de gravures des Carceri d’invenzione, réalisée à partir de 1749 et publiée en 1761. En français, on traduit volontiers le titre de cette série par “prisons imaginaires”. Comme pour les gravures japonaises de cette époque, il y a eu pas mal de tirages et de retirages tardifs, et je crois me souvenir qu’A.B. possédait un de ces tirages (et non une reproduction) – au moins une planche. Dans sa notice pour l’édition discographique de cette pièce, l’auteur des “Six études d’après Piranese” écrit : “Par leur conception et leur inspiration, ces pages peuvent être rapprochées des Carceri d’invenzione de Piranese, tableaux fantasmatiques qui entraînent celui qui les habite dans leurs labyrinthes à travers souterrains, voûtes et escaliers aveugles, passages secrets, ponts suspendus qui ne conduisent qu’au silence… Dans ces “formes ouvertes” où cheminent librement le regard et la main, les issues sont là, toujours à redécouvrir, pour mener à un autre labyrinthe, un autre et un autre encore, selon un ordre lui-même imprévisible. Comme dans les rêves de Piranese, rêvés en sons par un musicien d’aujourd’hui, comme dans nos rêves à tous, le hasard n’est ici qu’une illusion. Au sein de ces labyrinthes construits avec la plus grande rigueur, l’itinérant, à l’écoute de lui-même, découvre, d’instant en instant, la nécessité de sa trajectoire : toujours nouvelle – l’unique possible ici et maintenant.”
Je voudrais associer, frotter plus précisément, ces phrases où le choix des mots est remarquable avec d’autres fragments que je vais tenter de rassembler rapidement. D’abord, le souvenir d’un entretien avec le sculpteur Toni Grand au début des années 80 (il avait été agrégé au mouvement “avant-gardiste” Supports Surfaces à ses débuts) : comme je l’interrogeais sur le côté “processus”, “ouvert”, de son travail, il m’avait répondu : “On parle toujours de plus grande ouverture possible, mais, en réalité, la peinture, l’écriture, la musique, sont des lieux d’enfermement.” Ensuite, un fragment du livre de Jean-Luc Nancy, Les Muses : “Le présent qui jaillit : qui ne peut que jaillir. Il n’y a pas à se demander s’il retombe ensuite, car il n’y a rien qui vient ensuite. L’œuvre d’art est tout entière occupée à retenir en elle, sur elle, comme sa forme même, ce trait d’un présent qui surgit.” Et enfin, deux autres fragments prélevés dans les écrits d’André Boucourechliev où il s’interroge sur ce qu’il appelle “la quête de l’instant captif” ; le premier, à propos de Debussy : “Au niveau de la structure, de la facture, il n’y a point de « flou » ni dans les Nymphéas, ni dans La Mer, mais une précision fabuleuse dans la mise en œuvre du mouvant… C’est dans cet instant perpétuellement en fuite et perpétuellement captif que se dévoile, non point illusion mais réalité autre, créée par l’artiste, ce que Debussy a appelé « la chair nue de l’émotion »” ; le second, dans Le langage musical : “Les formes ouvertes ou mobiles sont nées au début de ce demi-siècle, du croisement – totalement paradoxal en apparence – de deux mentalités, de deux poétiques. L’une, américaine, en quête de l’instant captif, fut une poétique du hasard, du non-vouloir-saisir (dans la musique comme dans tous les domaines de l’art) ; l’autre, européenne, était, au contraire, à la recherche d’une organisation totale, rationnelle et volontariste, incarnée dans le sérialisme.” Si on garde en mémoire toutes ces propositions, si on les frotte entre elles, on saisit clairement que le problème essentiel de la “création” n’est pas de posséder la clef permettant d’ouvrir la cage aux oiseaux, mais de penser l’architecture de sa propre prison imaginaire (qu’on peut aussi appeler tour d’ivoire), qui, loin d’être un lieu de souffrance, est une échappatoire aux prisons bien réelles dans lesquelles on tente de la contenir.
Cette prison, qui peut se métamorphoser à l’envi, s’agrandir ou s’étrécir, et, comme dans le titre de Piranese, s’accorder au pluriel, se déplacer, se multiplier… – ces prisons, donc, sont des lieux où peut méditer le “génie” mélancolique, où prendra chair, dans l’écriture, “l’inclination pour l’éros” qui caractérise ce “génie”, où se déploiera sur la carte, de signe à signe, de réserve à réserve, les conditions du surgissement du présent, “l’unique possible ici et maintenant” pour reprendre les mots de Boucourechliev, où le temps dévoreur, destructeur, sera mis en échec. On peut donc prendre les Six études d’après Piranèse, comme, au fond, l’ensemble des partitions ouvertes d’A.B., y compris celle qui ne le sont que peu (mais il y a toujours une part d’ouverture dans toutes ses œuvres, jusqu’à la dernière), en tant que réflexion mélancolique sur l’enfermement. De toutes manières, pour reprendre une formule de Jean-Luc Nancy dans son essai sur le livre et la librairie où il note que le livre, “à la différence de la porte proverbiale, ne doit pas être ouvert ou fermé”, puisque “il est toujours entre les deux, il passe toujours de l’un à l’autre état”, les partitions de Boucourechliev, qui sont des cahiers ou des portfolios de pages, sont aussi entre les deux : ouvertes-fermées-entrouvertes-entrefermés, etc.
Je note aussi que cette dialectique, qui est à l’œuvre notamment dans d’innombrables variations sur la figure du labyrinthe, concerne en premier lieu les “créateurs” qui se préoccupent d’abord d’architecture (plus que de peinture ou de gravure – mais il est vrai que les Carceri de Piranese représentent des constructions tridimensionnelles, des intérieurs d’impressionnantes et lourdes bâtisses), donc de montage, de démontage, de circulations, de frontières. Je rajouterai bien que ce thème des prisons imaginaires, si on devait tenter d’en accumuler (d’en décliner) le plus grand nombre de variations, renverrait à la question toujours en cours et non résolue de l’érosion des frontières entre les arts, entre le majeur et le mineur, dans le sens où, quel que soit le domaine pratiqué, l’invention artistique ne se fait pas dans le but de créer de l’évasion, mais bien davantage de partager des modes de traversée – donc des modes de vie –, dans ces labyrinthes en forme de prisons (dans ces prisons labyrinthiques), qui ne sont pas des lieux de punition mais de plaisir.
