Le chiffre et la liste : sur « État où es-tu ? » de Laure Viart

Définitions :
Chiffrer : Évaluer, fixer le chiffre de…
Liste : Série d’éléments analogues (noms, mots, chiffres, symboles…) mis les uns à la suite des autres…
Texte :
M’est venu à l’esprit cette idée de la liste à quoi s’ajoute cette autre idée, du chiffrement. Il est entendu qu’il est question ici de calculs, de quantités liées à l’alimentaire. Ce qui nous introduit dans le paysage apparu sur le mode de l’énumération et de la description.  
Ce qui rappelle la liste de courses, sur une page de l’agenda tenu  quotidiennement, page après page, avec rigueur, par ma mère, pour l’essentiel, des mots tels que pain, lait, beurre, pâtes, sucre… Cela évoque aussi le garçon de café qui note les commandes.

Il faudrait entendre après lecture que chaque produit a son prix, qu’il possède une valeur d’échange, et si c’est le prix qui compte, alors il est entendu que le fait de se nourrir dépend pour chaque individu de sa situation économique.

Il va de soi que le manque de nourriture, donc pauvreté alimentaire, met en jeu la sensibilité et les valeurs personnelles. Le texte requiert mon attention, ainsi lorsque je lis la première page de Lumière d’août, William Faulkner. La pauvreté est une matière commune, qui traverse les océans. Je l’entends comme un thème universel. Aussi, la densité apparemment anecdotique de ses chiffres, quand on la mesure, provoque le frisson.

Ce qui me retient et comment je vois les choses :

Les denrées alimentaires sont reliées l’une à l’autre par la mesure exprimée en chiffres, avant d’atterrir dans le panier du dernier servi, bénéficiaire de la distribution de nourriture. Le poids, le nombre, la quantité, la journée. Ainsi la division, jour par jour, que je déplace là où on ne l’attendait pas, du côté de la liturgie. Je pense, par exemple, pour ne pas aller plus loin, et sans détailler, au couvent de San Marco, Florence, aux cellules des moines. Ces cavités ornées de fresques (Fra Angelico…!) offrent au regard une image de la vie monacale. Plus avant, et puisqu’il s’agit d’image, je pense maintenant aux ordres mendiants, saint François. Me revient dans cet ordre d’idée, comme un enchaînement, le terme de cellérier (religieux, religieuse préposé-e au cellier, aux dépenses de la bouche dans un monastère), à propos du Nom de la Rose, tout cela en vrac. Le nom apparaît dans le roman d’Umberto Eco sous le nom de Remigio de Varagine. Je vois ainsi une liste de prières à réciter, à ordonner selon le rite.

Je lis : le don de soi : J’interprète la conscience du don, et ce que ça coûte, non de sacrifice, mais d’engagement et de conscience. La question, s’il s’agit de travailler au sein d’un organisme d’aide humanitaire, est cette évidence qu’existe une mobilisation contre la faim.

Les mots qui nous viennent, pour aider à la définition du mot faim, c’est : sans domicile fixe, désorganisation sociale, journées amputées de sens, stériles, abandon contraint de soi, de sa propre image.

C’est, côté humanitaire, la conscience du chemin emprunté de l’épuisement. Ici s’entend la fatigue sociale, du travail quotidien. Je me rends sur place, je distribue, je compte, je distribue, je donne. Je suis éclairé-e par l’intelligence du geste, par la conscience, par l’épuisement progressif, par le démantèlement de nos principes d’existence.

Lecteur, je suis gagné par la désorganisation de l’économie, du corps abîmé, du plus rien qui ne fonctionne, de l’emploi du temps sans repère et sans activité, sans conscience. La migration, l’abandon, le non-travail, la désespérance et, à la fin, la file d’attente devant le magasin des banques alimentaires. Le don de soi se confond avec le contexte, son image disparaît, absorbée par l’urgence. Le corps donne, transmet, communique, produit de l’énergie, sa chaleur, sa générosité, au fil des travaux et des jours. Le corps qui donne se détache du contexte, il est l’aide sociale, on l’ignore en général. Il faut faire face cependant. Mais pourquoi faire face, si tout recommence chaque matin ? Faire face à la désespérance du recommencement.

Surgit maintenant, pour augmenter le contexte, le densifier, le risque sanitaire, la pandémie, la salle de réanimation. Il y a d’un côté la distribution, de l’autre côté, la mort. Le risque. Les distributions de vivres, le danger en supplément. Et puis, toujours la rupture des stocks.

Ce qui compte à cet endroit de la lecture, c’est le chiffre, devenu écriture et style, une façon – ou une méthode — de voir les choses, de les enregistrer, d’accepter pour mieux refuser. Il est un moyen de donner le sens : par exemple, 5,5 millions, et plus loin, dans la case, sur la page d’un registre géant, tenu par un comptable imaginaire, sur la même ligne : demandeurs de l’aide alimentaire. À noter : il n’y a pas que demande alimentaire. Il y a aussi, par les temps qui courent, l’évidence chaotique de la demande médicale.

Je relève la présence de 12 salariés correspondant, sur ce même registre, à la case organe humanitaire, je lis, Secours Populaire.

A propos de pauvreté, mais sur un autre registre, c’est entre parenthèses : — je pense à notre amie dévouée, qui nous demande parfois si nous n’aurions pas des habits usagés mais propres, et comme neufs pour la banque de vêtements. Le but étant de défendre la beauté. Fin de la parenthèse.

Je lis aussi 4 bénévoles… Tout doit être fait. C’est organisé. Vous avez des bénévoles qui n’arrêtent pas et s’épuisent. Il faudrait discuter. Il faudrait aussi se rendre compte, échanger là-dessus, dire pourquoi on est en train d’écrire, pourquoi on n’est pas bénévole. Mais on ne sait pas pour quelle raison. L’écriture institue le chiffrement comme moyen d’action, mis en œuvre pour dire le sens, ensuite affleure la pensée.

J’ai lu aussi l’expression : travail gratuit, mise en vis-à-vis du mot composé : chômage de masse. Je me rends compte que, depuis que je lis, je n’ai pas rencontré l’ombre d’une accusation, ce qui advient est considéré comme un fait. Et le fait advient. Point.

Mais il faut réparer, car quelque chose est à refaire, le monde est devenu une réponse inutile. Chacun sait faire ça, parler. Mais répondre ?
Les acteurs de l’humanitaire sont les acteurs du silence, ils vont d’un carton à l’autre, ils transportent, ils classent, comme Perec décrit et procède à un classement, par le filtre de la liste énumérative dans le chapitre, Le fabricant de prêt-à-porter, dans Penser/Classer, page 43. Exemple : Pantalon golf en drap pure laine (250 Fr.), suivi de : veste jacquard… etc.

Les bénévoles travaillent pour une très faible indemnité, on dit c’est cela, on est d’accord, c’est le mauvais côté des choses, on pourrait choisir un autre destin, on n’ose même pas penser que les bénévoles désirent se battre, qu’ils aiment, qu’ils ont une conscience aiguë de l’organisation en strates superposées de la misère. Ils côtoient les repas incomplets, source de dysfonctionnement de l’optimisme, ils fréquentent la mauvaise santé, et les vaccins tardifs. Bref, ces bénévoles sont aptes à reconstruire. Ils n’ont attendus personne pour s’y employer.

Parfois, ils sont 22, ils fabriquent 250 colis adultes, et 100 colis enfants, ce qui veut dire, pour les adultes d’une part, à destination des enfants, d’autre part. Tout cela en moins de quatre heures. Il faut faire vite, toujours c’est urgent, il faut ensuite coordonner les gestes, rationaliser les actions, anticiper sur chaque mouvement, organiser les services, les déplacements, transbahuter le nécessaire, improviser la logistique, le minimum vital, donner le surplus, prêter attention à, se presser, s’empresser de. Aucun temps mort. Il y a 900 à 1000 colis par jour en une semaine, éléments de langage pour exprimer l’idée de survie, la difficulté d’observer un rythme citoyen, plutôt un rite d’absence de crédits. 900 à 1000, figure de style encore, trope, je ne sais ce que cela représente en volume, en organisation, en durée, en pauses, en le temps d’une cigarette.

Mon beau-frère, à qui me fait penser cette lecture, m’a appris un jour qu’il travaillait en sa qualité de bénévole, pour Les Restos du Cœur. Je n’en savais rien. Il me dit, je discute avec cet homme qui vient chercher un colis, et je lui propose des aliments à son goût, en effet, ses envies alimentaires dépendent de sa nationalité, d’où il vient, quelles sont ses préférences, et je pense quant à moi, que c’est un peu comme ce que je lis écrit dans le blog, en termes de chiffres et en forme de listes. Il y a des listes en littérature, il y a les bateaux dans l’Antiquité, L’Iliade, Chant II, le catalogue des vaisseaux induit l’énumération des forces grecques. Avant le départ.

Il y a aussi mon beau-frère, qui dit, je me suis inscrit le vendredi, j’ai annoncé au responsable du planning de distribution : le jeudi je ne peux pas, pas question de faire le jeudi, mais si vous voulez vendredi, huit heures je suis là. Ensuite mon beau-frère et son équipe vont chercher le surplus dans les commerces, avec la camionnette. Mon beau-frère me cite le patron du supermarché qui triche avec ses invendus, qui offre ces invendus en tant que produits frais. Il dit : No comment…

C’est cela, par palettes et cartons successifs, conséquences indirectes, c’est cela que je lis entre les chiffres, derrière les nombres, dans le texte. Je lis encore 150 à 200 petits déjeuners, chaque matin, mais comment font-ils, ces bénévoles et humanitaires ? Comment sont-ils capables de tenir le poste qu’ils ont choisi ?

Je le sais maintenant, puisque je l’ai lu, il y a un service d’accueil et d’orientation. Alors, peut-être, celui qui a faim, et n’a sans doute pas de travail, est orienté. Ce mot, orientation, ça l’installe à la place qui lui revient dans le diagramme représentatif d’une variation d’une donnée, d’une grandeur, à telle période, dans tel lieu, émanant de telle catégorie professionnelle.

Sinon, si rien de tout cela, je pense aux photographies de Walker Evans (1903-1975), photographies prises au sein de la mission de la Farm Security Administration dans les années 30… : car  il est toujours question d’image. Ainsi, cette jeune femme au visage singulier, au regard anxieux, douloureux, interrogatif, titre : Alabama Coton Tenant Farmer Wife, est une figure de style. Nous savons tout cela, nous savons bien que ça recommence. J’évoque aussi, en mon for intérieur, Bernard Plossu, photographe du noir et blanc. Toujours là où il ne faut pas, devant les sillons d’un désert africain, ou au fin fond de l’Arizona devant un ciel immaculé. Gris immaculé. Expression de l’infini. Je l’imagine dans le squat.

C’est comme ça, aussi dans d’autres œuvres, une sorte de partage de la modestie. Page 34 : Me voilà sans me rappeler être sorti de la ville, sur les bords du canal.
Quand j’avais lu Molloy, j’avais souligné le verbe à l’infinitif, forme réfléchie, marqué par l’absence, la privation, l’exclusion : sans me rappeler.

Ce verbe qui me revient.

Aussi les 5,5 millions demandeurs de l’aide alimentaire.