Valérie Cibot : « Il faut retrouver un paysage immobile » (Nos corps érodés)

© Valérie Cibot

11 mai 2020. Le déconfinement s’accompagne de retours possibles dans les librairies et leurs rayons, ouvrant bien plus de perspectives que le kilomètre qui nous était jusqu’ici autorisé. C’est donc une rentrée de printemps qui débute, inédite — et, espérons-le, hapax. Pour fêter ce retour aux librairies, il me fallait un livre singulier, un choix subjectif. Ce sera un récit qu’avec Jean-Christophe Cavallin j’ai vu s’épanouir, Nos corps érodés de Valérie Cibot, paru aux éditions Inculte cinq jours avant le début du confinement.

Pendant un an, dans le cadre du Master écopoétique et création à distance d’Aix-Marseille, Valérie Cibot a tenu un journal d’écriture de ce récit qui se nommait encore Sable et en était alors à sa v6. Je me souviens de ce chiffre, moi qui n’en retiens aucun, parce que c’est un nom de moteur que j’avais associé aux machines du roman que Stendhal active dans la première page du Rouge et le Noir. Accompagner l’éclosion de ce livre était complexe : il était en cours, il avait un éditeur, Alexandre Civico, Valérie avait déjà publié Bouche creusée aux éditions Inculte.

Pour moi qui accompagnais son journal d’écriture, et surtout pour elle, il y avait une place à trouver : un espace entre son statut d’écrivain et sa quête, dans ce master d’écriture, d’une « nouvelle perspective, transversale ». Je cite ici, avec son accord, ce Journal dans lequel Valérie Cibot a, durant une année universitaire, consigné ses lectures ; mais aussi ses réflexions sur l’érosion, la violence — celle qu’un groupe exerce sur un individu, celle de l’homme sur la nature, puisqu’« au-delà de l’érosion, c’est de l’effondrement de notre société dont il est au final question ici ». La vague en était déjà l’articulation, manifestation d’un écocide et forme « capable de souffler la tempête » (Bataille, que Valérie Cibot cite dans son Journal).  Tout partait d’un lieu, « son relief, ses mouvements puisque tout lieu vibre, son histoire, ce qui en fait une matière. Quelque chose de vivant. Du moins, je le ressentais ainsi avant de pouvoir l’expliquer. Le lieu agit sur ceux qui le traversent » (Journal).

Une île serait donc le lieu de cette nouvelle occupation des sols, l’espace d’une érosion multiple, d’une violence plurielle, l’île comme écart et pour certains exil, pour d’autres station balnéaire et touristique ; une île qui ne peut ni s’abstraire de l’Histoire — sur le front de mer des blockhaus vestiges du mur de l’Atlantique — ni se couper du continent, avec ses flots de touristes, les décisions du préfet —, un lieu qui prend de plein fouet les conséquences du dérèglement climatique et d’une économie d’extraction des sables.

Ce qu’a cherché (et trouvé) Valérie Cibot, durant cette année d’écriture, c’est un « texte comme une zone d’érosion » (Journal), avec des blancs entre les scènes, une prose instable comme du sable, un récit comme une vague avec son avant, son estran, son après ; il lui fallait épouser son mouvement ondulatoire, sa beauté menaçante et sa puissance destructrice. Déjà il y avait Mona à la parole de Cassandre, Mona et son prénom de solitude. « Je suis seule. Je le serai toujours » (Nos corps érodés).

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Mona est géologue, « spécialiste de l’érosion » et « militante du durable », elle est revenue sur son île, a retrouvé la maison de sa grand-mère près des dunes. Elle travaille à la mairie, elle alerte. « La pression est trop forte. Tout est voué à disparaître. On doit disparaître pour que le ciel mauve advienne. On ne le sait pas. On sait juste que le monde que l’on a construit est en train de s’éroder de manière définitive ». Mona sait, elle, et dit qu’il fait relocaliser sinon les habitants de l’île « deviendront les premiers réfugiés climatiques de ce continent ».

« Un jour si nous ne faisons rien, un orage viendra, d’une violence inouïe. L’île se déchirera sous les coups des éclairs, elle s’ouvrira en deux, elle saignera du sable et des chardons, l’océan l’engloutira. Il ne restera à la surface que l’écorce vérolée d’une orange ».

Mona dit ce qui va avoir lieu, elle a conscience que « tout part à vau-l’eau », au sens concret de l’expression, mais « ceux qui vivent sur ce bout de terre regardent ailleurs » et ne lui pardonnent pas ses alertes, ils sont « prêts à tout pour rester sur le bord du monde ». Eux pensent tourisme, profit, habitude, tandis que le blockhaus penche sur la dune et que la mer avance. Mona va subir (puis retourner) leur violence et c’est dans ce déchaînement des éléments (lors de la fête des agrumes, dans le blockhaus) que s’édifie le récit — « parce que tout se fissure autour de moi, il me faut raconter ». Il lui faut dire une inquiétude du (et au) monde, transcrire les voix qui l’entourent, grondent et menacent, celles des habitants de l’île, celle de Monsieur Karpman, de Tom, de Lilia, Yoko, Frédéric. Il lui faut nous dire la fable du « ciel mauve, saturé de matières, ce ciel qui n’existe pas ».

© DK

Nos corps érodés est cette fable, (éco)poétique visant à « recréer un cordon dunaire, redonner de la stabilité au paysage et aux hommes », à dire un autre monde possible, habitable. Le roman construit une voix, celle de Mona, qui a basculé « dans la porosité. Porosité aux éléments. L’eau, le vent. Porosité à la matière. Le sable, la roche. Porosité aux sensations. La peur, la colère », celle d’une Mona irréductible génie du lieu. Valérie Cibot compose un lieu, d’autant plus situé qu’il est hors de toute carte — une île, l’air au goût âpre de résine, les dunes et une forêt de pins, un seuil sur la même frontière entre ciel et terre que la Part inventée de Rodrigo Fresán et sa « plage qui donne sur une forêt, à moins que la forêt ne donne sur la plage ». Nos corps érodés construit enfin une temporalité, un automne et un hiver qui ouvrent vers un « hors temps », celui du ciel mauve et des lézards, un grand après préparé par nos présents inconscients et un passé que l’on tait, dont le blockhaus est témoin et sentinelle, lui « qui fait tache dans le paysage », un après qui se construit sur l’érosion de tous les récits que l’on pensait maîtriser.

« Cette histoire-là, c’est celle de la vague » : Nos corps érodés est un roman du paysage, porté par ses textures et ses strates, son érosion et sa violence. Entre « crépuscule » et « aube », l’eau monte, le béton du blockhaus est chair de poisson et les corps flottent mais la beauté peut naître du chaos. Valérie Cibot dit « quelques débris du temps qui ont précédé la fin » dans un texte tout de plis, fracas et soudains écroulements, fable inquiétante de ce qui, décidément, a lieu.

Valérie Cibot, Nos corps érodés, éditions Inculte, mars 2020, 144 p., 14 € 90.