Ce n’est pas tous les jours que Proust structure en contraste paradoxal un portrait psychologique qu’il conduira jusqu’à telle charmante allégorie pharmaceutique :
« Deux traits du caractère d’Albertine me revinrent à ce moment à l’esprit, l’un pour me consoler, l’autre pour me désoler, car nous trouvons de tout dans notre mémoire : elle est une espèce de pharmacie, de laboratoire de chimie, où on met au hasard la main tantôt sur une drogue calmante, tantôt sur un poison dangereux. »
Plaisante, l’image dissimule mal que, dans l’épisode retenu comme exemple, calmant et poison se font suite en une seule et même médication. Commençons par l’action consolatrice typique de la binarité d’Albertine voulant qu’une même action satisfasse de concert aux désirs de deux êtres chers. Dans le cas présent, il s’agit d’accompagner Marcel de Balbec à Paris tout en rejoignant là-bas Andrée, ce qui inverse les deux intentions de départ. Ainsi ami et amie seraient pareillement comblés et tout le monde serait content :
« moi, en me faisant croire que c’était pour ne pas me laisser seul, pour que je ne souffrisse pas, par dévouement pour moi, Andrée, en la persuadant que, du moment qu’elle ne venait pas à Balbec, elle [= Albertine] ne voulait pas y rester un instant de plus, qu’elle n’avait prolongé que pour la voir et qu’elle accourait dans l’instant vers elle. »
Or, d’un côté au moins, celui de Marcel bien sûr, cela a été précédé d’indices inquiétants, voulant que la consolation menace d’emblée de se retourner en désolation : « je me rappelais, quand elle eut décidé de partir, quelle impatience elle avait d’arriver au train, comme elle avait bousculé le directeur qui, en cherchant à nous retenir aurait pu nous faire manquer l’omnibus. »
Pourquoi, en effet, cette impatience d’Albertine au départ du train ? C’est que revient chez Marcel le souvenir d’un lieu de Paris où les deux jeunes filles pourront s’isoler. Remémoration douloureuse, cela va sans dire : « Oui, ce qu’elle [ = Albertine] voyait devant ses yeux à ce moment-là, ce qui la rendait si fiévreuse de partir, ce qu’elle était impatiente de retrouver, c’était un appartement inhabité que j’avais vu une fois, appartenant à la grand’mère d’Andrée. »
Ainsi un basculement s’est produit en prévision atroce. Comme quoi le médicament consolant n’est ici — comme ailleurs — que duperie. Car, en suivant son ami à Paris, Albertine est assurée de retrouver Andrée dans le nid d’amour partagé : « Je le voyais tout le temps maintenant, vide, avec un lit ou un canapé, une bonne dupe ou complice, et où, chaque fois qu’Albertine avait l’air pressé et sérieux, elle partait pour retrouver son amie, sans doute arrivée avant elle parce qu’elle était plus libre. Je n’avais jamais pensé jusque-là à cet appartement, qui maintenant avait pour moi une horrible beauté. »
Marcel Proust, La Prisonnière, Folio, p. 376-77.
