Le 17 avril dernier, en écoutant la radio, j’ai appris la mort du chanteur Christophe. Le vendredi 17 avril, j’ai ainsi appris la mort d’un personnage de mon roman, Nous étions beaux la nuit. Ce n’est pas un drame que vivent fréquemment les écrivains. D’ordinaire, nos personnages ne sont pas de chair et une fois le roman imprimé, nous les oublions, ils appartiennent à une autre époque, celle dans laquelle nous nous projetions au moment de l’écrire, celle que nous habitions ces longs mois, ces années d’un processus d’écriture.

Il arrive que des écrivains s’emparent de la vie d’une personnalité du monde des Arts, du spectacle, ou de la Grande Histoire, qu’ils réinventent leur vie et, là aussi, je plaide coupable mais avec Christophe, il s’agissait d’un tout autre genre de projet. Il est un personnage, un acteur de mon roman, avec sa fonction publique, à savoir le chanteur qu’il était à la fin des années 70, début 80, juste après « Le Beau bizarre », « Pas vu pas pris ». Mon récit se déroule à Rome et Christophe évolue à l’intérieur d’un club mythique, le Piper Club, que tous les chanteurs italiens ou d’ailleurs ont fréquenté depuis 1965. Cela va de Patty Pravo à Rita Pavone, de Dalida à Raffaella Carrà, des Rolling Stones aux Who, des Pink Floyd à David Bowie, etc, etc. Alors, pourquoi pas Christophe qui a connu une carrière italienne ces années-là. J’ai pour preuve des 45 tours achetés dans une brocante à Palerme. « Aline », bien sûr, « Estate senza te ».
Mais avant qu’il ne figure dans un roman, je dois revenir en arrière. A mon anniversaire, celui de mes trente ans. Eté 2001, une fête surprise à la maison, un ami m’offre alors le disque qui marqua son grand retour, « Comm’si la terre penchait ». Rockeur dans l’âme et jusqu’au bout des ongles avec une tendance pop assumée, je suis méfiant, tout de même. Christophe, pour moi, cela voulait dire variété et sur ce terrain là, je ne cédais pas. Mais il faut avoir confiance en ses amis. J’insère le cd dans la platine, je tombe sous le charme du chanteur. Je suis tombé en amour de ce disque qui doit être à ce jour le disque le plus écouté de ma vie – avec « OK Computer » de Radiohead et, à mon avis, ce n’est pas un hasard.
Christophe, pour moi, c’est d’abord une voix. C’est La Voix. La plus belle du monde, si aigüe et si fragile, des grains de sable parce qu’elle n’est pas lisse non plus. Si lui avouait ne pas beaucoup aimer sa voix, c’est celle qui m’émeut au plus haut point et cela, c’est une question de corps, de réaction épidermique. On ne choisit pas. C’est ainsi et cela ne peut-être autrement. Il s’agit de la même chimie que la rencontre amoureuse.
Eté 2001, Christophe chante en concert à la Foire aux vins de Colmar, un festival mythique dans l’Est dont la programmation est sans complexe. De la variétoche au Métal, en passant par les grands noms, Bashung, James Brown, Iggy Pop et les Stooges reformés une dernière fois. Eté 2001, Christophe est en première partie d’Umberto Tozzi. Cela ne s’invente pas.
Après avoir traîné dans les allées qui vendent des caisses de Gewurtz, des abris de jardins, des motoculteurs, j’accède à l’arène qui accueille des milliers de personnes. Je vois le chanteur Christophe en concert pour la première fois de ma vie, ce petit gars, chevelure et moustache platine, les pieds chaussés de Santiags, les yeux cachés derrière des lunettes bleues avance sur le devant de la scène et il dégage une aura de dingue.
Grâce à des amis journalistes de Strasbourg, j’ai un badge et je me dirige avec quelques-uns d’entre eux à la conférence de presse. Le chanteur nous attend après le concert autour d’une table, un verre de blanc à la main, chemise rouge flamboyante, toujours les lunettes bleues et l’échange de questions réponses qui devait durer un quart d’heure va dépasser l’heure. L’homme est généreux, timide mais content d’être ici. Il retrouve même un vieux copain qu’il a connu pendant son service militaire ou plutôt, c’est lui qui se souvient du chanteur, et il lui montre des photos en noir et blanc, des camarades de chambre, tous très jeunes alors, Christophe et sa guitare au centre.
En partant, la poignée de main franche, il me laisse son adresse. Je lui enverrai par la suite mes livres, même si l’on sait que c’est un homme de sons et pas de mots, de littérature, malgré toute l’exigence qu’il pouvait porter à ses textes, les siens, ou ceux des autres.
Quand je me rendais aux éditions de L’Olivier, boulevard du Montparnasse, je passais devant son immeuble. Les soirs d’hiver, j’apercevais de la lumière à sa fenêtre mais je n’ai jamais sonné. On n’emmerde pas son idole.
Depuis cette rencontre, j’ai assisté à plusieurs concerts sans jamais oser pousser la porte des loges. En revanche, la nuit, je ne m’en privais pas. Christophe, rien que lui et moi, cela se produisait fréquemment. Oui, des années à échanger à propos de lui, de films, d’écriture de chansons, de création plus généralement. Jamais au même endroit mais toujours lui et moi, parfois après un concert, parfois chez lui, jamais chez moi. Ambiance feutrée et lumières douces. Je n’ai pas souvenir d’avoir connu d’autres rêves récurrents. Seul celui-ci m’habitait jusqu’à ce que je décide un jour que cela devait suffire, que ce personnage en était un et qu’il aurait sa place dans un livre. Et lorsque j’ai imaginé cette histoire d’amour au Piper Club, c’était une évidence, il sera le guide de la nuit, mon Virgile dans cette traversée, ce ne pouvait être que lui. Et je ne me suis pas gêné, avec tout le respect et l’admiration que j’ai pour sa personne. Un chanteur pour ami. Un chanteur béquille qui sauve Gianni Desmond, mon héros, du chagrin et de la noyade.
Le roman achevé, j’ai cessé de rêver de Christophe, sauf l’une ou l’autre fois.
Aujourd’hui, je pense à ceux qui restent, ses amis du Piper, Gianni, bien sûr, Betti Doll, je pense à Nico et je suis surtout tristes pour eux. Moi, j’ai les disques. J’ai les images. J’ai le souvenir de sa voix au bout du fil, je le réveillai alors qu’il était 19 heures. Je garde une bouteille au frais. Je sais que la nuit, il reviendra.

Philippe Fusaro est libraire à Valence et écrivain. Il a publié aux éditions de La Fosse aux ours Le Colosse d’argile (2004), L’Italie si j’y suis (2010), La Cucina d’Ines (2017), Nous étions beaux la nuit (2018) et Aimer fatigue (2014) aux éditions de l’Olivier.