« Freud » en son labyrinthe: une série de Marvin Kren

Série Freud © Netflix

Si la série Freud, réalisée par Marvin Kren et diffusée sur Netflix, ne nous apprend rien sur Freud ou sur la psychanalyse, c’est que son objectif est ailleurs. Il ne s’agit pas du tout ici de faire une œuvre pédagogique ni de filmer un biopic, mais de réaliser un objet plus freudien qu’il n’y paraît.

Si cette série peut apparaître comme un croisement de Vienna Blood et Penny Dreadful, Freud se donne surtout à voir comme un ensemble construit selon certains éléments de la logique freudienne du rêve, et plus largement de l’Inconscient. Freud n’obéit pas à une volonté de réalisme : il s’agit de produire une sorte de rêve ou d’équivalent d’un état hypnotique dans lequel l’Inconscient prime. Le premier épisode s’ouvre d’ailleurs sur une (fausse) séance d’hypnose, le spectateur contemplant en gros plan une montre dont le mouvement pendulaire est accompagné d’une voix invitant à se concentrer sur ce mouvement…

Série Freud © Netflix

Il n’est pas étonnant qu’un cinéaste s’intéresse à Freud, en particulier à ses écrits sur le rêve, dans la mesure où Freud s’y interroge sur les processus psychiques non conscients qui président à la formation des images du rêve. Comment notre esprit peut-il produire des images ? Voici une question qui ne peut qu’attirer un cinéaste qui réfléchit à ce que peuvent être des images, à la façon dont elles peuvent être produites et s’agencer, à ce à quoi elles peuvent renvoyer ou ce qu’elles peuvent impliquer. Ce sont clairement ces questions que se pose Marvin Kren, questions auxquelles il répond à partir de certains moments du travail de Freud. L’alliance entre Freud et le cinéma n’est pas nouvelle, de certains essais surréalistes à Hitchcock, en passant par la présence plus ou moins directe d’aspects du freudisme chez Lynch ou Bergman, jusqu’à des réalisations bien moins heureuses (les rapports entre la psychanalyse freudienne et le cinéma restant encore à explorer – les écrits de Freud sur le rêve, par exemple, pouvant donc être lus comme une réflexion possédant une dimension cinématographique certaine). Avec Freud, Marvin Kren élabore son propre rapport à Freud, d’une façon certainement moins radicale que Buñuel mais néanmoins très intéressante, ses objectifs étant de toute façon singuliers.

Ce que la construction du scénario retient le plus des écrits freudiens concerne de manière évidente ce que Freud, à l’intérieur de ses hypothèses concernant la logique du « travail du rêve » (logique privilégiée pour déterminer celle de l’Inconscient en général), a nommé le processus de « condensation ». Si chez Freud, la condensation ne concerne pas que le rêve, elle est d’abord analysée à l’intérieur des hypothèses freudiennes qui se rapportent au rêve. Les images du rêve devraient ainsi être comprises comme l’effet d’un processus par lequel une représentation associe en elle plusieurs séries dont elle est l’intersection ou qu’elle « compacte ». Dans la fiction de Marvin Kren, le personnage de Freud ne se rapporte au Freud « réel » qu’en étant d’abord et surtout un point par lequel se condensent d’autres éléments, historiques, fictionnels, biographiques, politiques, sexuels, etc., point à partir duquel ces mêmes éléments se déploient à travers la fiction. Par là, le personnage de Freud ne représente pas le Freud « réel » mais celui-ci est plutôt soumis à la logique freudienne du rêve, devenant ainsi un personnage à l’intérieur d’un rêve élaboré à partir de cette logique : Freud se trouve pris dans le monde pensé par Freud, monde du rêve et de l’Inconscient.

Série Freud © Netflix

Le scénario dans son ensemble obéit à la logique de la condensation et développe le monde qui est ainsi condensé. Si, bizarrement, beaucoup de critiques insistent sur le caractère brouillon et confus de cette série, c’est qu’ils n’y voient pas la logique qui irrigue celle-ci, ne percevant pas que Freud est un rêve élaboré par le processus de condensation (ne pas voir étant tout de même un problème pour des gens qui prétendent écrire à propos d’images…). Ainsi, par exemple, le scénario condense une diversité d’éléments présents dans la société viennoise de l’époque : le spiritisme, l’occultisme, la permissivité sexuelle, mais aussi les tensions politiques, les inégalités sociales, l’antisémitisme, ou encore la rigidité d’une morale bourgeoise, militaire, l’intérêt pour l’exploration du psychisme, etc. Tous ces éléments sont condensés dans Freud et s’associent selon une succession ou en se confondant dans un seul et même personnage, dans une seule situation, ou encore dans l’enchainement des situations. Le personnage de Fleur Salomé, par exemple – qui renvoie en écho à Lou Andréas Salomé, réellement amie et disciple du « vrai » Freud – apparaît comme à la fois folle et effectivement médium, à l’intersection d’enjeux politiques et libidinaux, entre la réalité historique et la fiction, chacune de ces caractéristiques et alternatives demeurant, dans la série de Marvin Kren, indécidable. Ce que condense de manière obscure ce personnage n’est pas élucidé, rabattu sur une explication rationalisante, mais est laissé à son obscurité, au ras du processus de condensation et sans en sortir. Il s’agirait de demeurer autant que possible au niveau du contenu manifeste sans accéder au contenu latent, c’est-à-dire d’éviter l’interprétation, freudienne ou non, rassurante et rationalisante. Le but ici est donc de laisser ouverte et libre la série des associations condensées dans le personnage ou la situation.

Série Freud © Netflix

Cette logique construit l’ensemble de la série de Marvin Kren, celle-ci basculant sans cesse d’un registre dans un autre, d’un genre dans un autre. Ces glissements incessants, ces différences parfois réunies en une seule scène, produisent d’un point de vue narratif un suspens mais surtout rendent possible une évolution dont les moments à venir sont toujours inconnus, imprévisibles : Freud est une avancée permanente dans l’inconnu, dans ce qui échappe à la raison, dans ce qui n’avait pas encore pénétré la conscience. La fin du dernier épisode, montrant Freud enfin réuni avec sa fiancée officielle, et qui attend son premier patient dans son cabinet de psychanalyste, n’apaise et ne normalise pourtant pas du tout les choses : un autre personnage, jusqu’alors autant que possible « normal », est entrevu dans la nuit, poussant un cri littéralement animal ou démoniaque…

On ne s’étonnera pas, alors, que Freud, qui a effectivement écrit sur les bienfaits de la cocaïne, soit ici transformé en cocaïnomane. Ou bien que Freud et Schnitzler, lecteurs l’un de l’autre mais ne se rencontrant que tardivement, deviennent dans la série les meilleurs amis du monde. Rien d’étonnant non plus à ce que les personnages soient ambivalents, construits comme des poupées gigognes ou comme des espaces faits de pièces diverses, différentes et insoupçonnées, à travers lesquelles on glisse ou que l’on entraperçoit simultanément : un inspecteur de police est aussi chanteur de cabaret, un chanteur d’opéra est aussi un assassin cannibale, un souvenir est à la fois vrai et faux, Fleur Salomé est elle-même et une entité mythologique, etc. Il n’est pas non plus étonnant que la série condense plusieurs styles ou plusieurs genres, Marvin Kren maîtrisant chacun et leur alternance d’une manière parfaite. Enfin, on ne s’étonnera pas davantage que Freud condense la réalité politique d’une façon parfois anachronique, impliquant dans le rapport entre l’Autriche et la Hongrie non seulement les conflits existant à l’époque entre ces deux pays mais aussi ce qui sera lié plus tard à ces rapports conflictuels : la guerre, le chaos, la mort pour l’Europe et pour le monde. Une scène de beuverie entre militaires laisse pressentir d’une façon apparemment aberrante d’un point de vue historique la montée du nazisme, et dans une autre scène, le personnage de Freud déclare d’une façon plus que prémonitoire que celui qui saura contrôler les esprits sera le maître du monde. Freud est un rêve, et donc aussi un cauchemar, mais un cauchemar qui, comme les visions de Fleur Salomé, pourrait être la vision d’un voyant émancipée de la chronologie commune ou historique : les époques, les temps, les dimensions se condensent, s’associent pour former des images énigmatiques…

Freud © Netflix

La série réalisée par Marvin Kren n’est pas une œuvre sur Freud ou sur la psychanalyse mais est une œuvre à partir de Freud, une œuvre freudienne dans la mesure où le but est ici de prélever chez Freud ce qui sert à l’élaboration d’une fiction obéissant – au moins en partie – à la logique freudienne du rêve et de l’Inconscient. Si chaque épisode est intitulé à partir d’un concept fondamental de la psychanalyse freudienne (« Refoulement », « Pulsion », etc.), les épisodes correspondant ne nous apprennent pourtant rien sur ces concepts et n’ont qu’un rapport très lointain avec leur contenu théorique véritable. C’est que, là encore, il ne s’agit pas d’illustrer ou d’expliquer mais de faire varier, proliférer, de prendre tel concept comme l’occasion d’une diversité de séries qui se croisent dans celui-ci tel qu’il est repris par la fiction. La pulsion, par exemple, résonne avec l’instinct qui résonne avec l’animal et avec le fait que tel personnage devient réellement un animal…

Si l’on était trop rapide, on pourrait penser que cette façon de se rapporter à l’œuvre de Freud relève de l’amateurisme et de l’ignorance. Cependant, divers éléments du scénario montrent que ce n’est pas le cas : non seulement celui-ci est construit à partir de points précis de la doctrine freudienne, mais il prend aussi en compte certains éléments théoriques et pratiques fondamentaux de cette doctrine, comme par exemple la divergence entre la psychanalyse et l’approche psychiatrique classique du trouble mental : celle-ci favorisant l’explication par l’origine organique, et plus précisément cérébrale, la psychanalyse freudienne découvrant au contraire la possibilité d’une explication à partir du seul psychisme, cette divergence étant parfaitement mise en scène dans Freud, y compris dans ses conséquences thérapeutiques. De même, un des points centraux du scénario et de la mise en scène s’appuie sur la représentation que Freud lui-même donne du psychisme afin de traduire ce que serait un psychisme incluant un Inconscient. La représentation en question est basée sur la métaphore de la maison et des diverses pièces, plus ou moins obscures, plus ou moins éclairées, plus ou moins proches les unes des autres, qui la constituent, avec ses seuils, ses portes, etc. On trouve dans les textes de Freud cette représentation imagée du psychisme comme maison, comme espace différencié, divisé en lieux divers, en seuils plus ou moins ouverts. Si, dans la série de Marvin Kren, le personnage de Freud se réfère explicitement à cette représentation, celle-ci est également un des fondements privilégiés non seulement de la construction du scénario mais aussi de la mise en scène. Tout y semble pensé comme une maison avec ses pièces diverses à travers lesquelles il est possible de circuler en franchissant tel ou tel seuil. Dans Freud, les personnages, les situations, les lieux, sont construits comme des maisons avec leurs pièces diverses plus ou moins lumineuses, plus ou moins immédiatement ouvertes à la visite, à l’exhibition – ou bien comme une seule et même maison avec tous ses espaces divers et ses recoins inattendus… Il en est de même des situations qui s’articulent selon des seuils qui distinguent mais font aussi coexister des dimensions diverses, insoupçonnées. La maison freudienne est un labyrinthe, et le rêve freudien de Freud est un tel labyrinthe.

La mise en scène de Freud, la logique des plans et des espaces, celle des images, sont conçues à partir de ce modèle de la maison. Marvin Kren filme volontiers des escaliers compliqués, de longs couloirs, des rues à la perspective fuyante, des espaces plus ou moins éclairés ou divisés en niveaux qui correspondent chacun à une réalité différente (ainsi, l’asile psychiatrique : les étages supérieurs où se trouvent les bureaux, la vie administrative et certains rapports de pouvoir, et le sous-sol dans lequel on emprisonne, où l’on « torture » les fous…). Parcourir ces espaces revient souvent à passer d’une dimension à une autre, voire d’un soi à un autre soi. Les personnages sont volontiers filmés d’un point de vue qui est un point de vue spatial, à partir de leur insertion dans l’espace : passage d’un seuil, montée d’un escalier, passage d’un espace sombre à un espace lumineux ou l’inverse, etc. Les espaces sont souvent connectés sans transition, tel personnage surgissant sans explication dans tel espace, que celui-ci soit physique ou mental. Il en va de même pour les images, volontiers montées sans transition, sans que leur différence ne soit attendue ou explicitée : on passe de l’espace physique d’un bureau à celui, mental, d’un souvenir et d’un jardin, on passe de l’antichambre obscure d’un palais impérial à une scène d’exhibitionnisme et de masturbation en pleine lumière… Une même pièce peut être le lieu d’une orgie sanglante et occulte et, dans la seconde qui suit, n’être qu’un espace vide et clinique. De même, un appartement résonne mystérieusement avec un autre, distinct et pourtant relié, où d’autres événements deviennent possibles, une autre réalité du monde et de soi, l’espace physique et l’espace psychique ne se distinguant plus.

Série Freud © Netflix

Par cette logique spatiale, Freud développe son processus onirique, cauchemardesque, dans lequel chacun des personnages évolue, y perdant son identité, comme le spectateur y perd ses repères et s’égare dans le labyrinthe (tel le jardin-labyrinthe superbement filmé par le réalisateur dans le dernier épisode : espace à la fois physique, mental, dangereux, étrangement différencié…), faisant ainsi, d’une certaine façon, l’expérience d’un rêve, celle d’un rapport à l’Inconscient que Freud a pu entrevoir. C’est sans doute, finalement, de cela dont il s’agit surtout dans Freud : construire un système d’images, de situations, de références, de personnages fonctionnant comme des signes en direction d’un Inconscient qui en lui-même n’est pas représentable, qui ne peut être que pressenti à travers les signes qu’il émet. Ce serait sans doute ce qu’il y a, par-delà Freud, de plus freudien dans cette série : la présence paradoxale d’un Inconscient invisible, inaudible, invivable, n’existant que comme fond infiniment obscur de notre « réalité ».

Freud, série en huit épisodes, réalisée par Marvin Kren, diffusée sur Netflix depuis mars 2020. Avec :  Robert Finster, Ella Rumpf, Georg Friedrich, Christoph Krutzler, Brigitte Kren, Anja Kling, Philipp Hochmair… Scénario : Marvin Kren, Benjamin Hessler, Stefan Brunner.