Tout tourne au mieux pour l’excellent Marcel. C’est que, renonçant à d’autres plaisirs, son Albertine vient habiter chez lui, c’est-à-dire chez ses parents absents de Paris : « chaque soir, fort tard, avant de me quitter, elle glissait dans ma bouche sa langue, comme un pain quotidien, comme un aliment nourrissant et ayant le caractère presque sacré de toute chair à qui les souffrances que nous avons endurées à cause d’elle ont fini par conférer une sorte de douceur morale. »
À quel souvenir rapporter cette douceur qui confine au sacré si ce n’est à ce jour de l’enfance où le père envoya sa femme dormir dans le lit à côté du jeune Marcel éperdu de chagrin. Mais n’y a-t-il pas sacrilège à assimiler de la sorte les deux grâces octroyées, celle qui met fin à une douleur d’enfant et celle qui comble un désir amoureux ? Toujours est-il que, chaque matin, les deux amants célèbrent à leur façon des noces aquatiques et musicales, car, depuis sa baignoire, Albertine siffle joyeusement des airs d’opérette : « Alors, souvent, au lieu d’attendre une heure plus tardive, j’allais dans une salle de bains contiguë à la sienne et qui était agréable. »
C’est qu’une cloison sépare et relie les amants. Et, à sa manière, ne serait-elle pas elle pas plus poétique et plus sensuelle que telle douche contemporaine que partage un couple ?
Marcel Proust, La Prisonnière, Folio, p. 4.
